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Comme nous l’avons démontré tout au long de ce mémoire le processus de socialisation construit l’identité des individus en leur donnant des étiquettes sociales. Mais, l’individu n’est pas pour autant un être passif, dont l’individualité serait écrasée sous le poids de ces étiquettes sociales. Il ne fait pas qu’assimiler les normes, les valeurs que la socialisation lui a transmises, il les intériorise et s’y adapte. Par conséquent, la socialisation aboutit toujours à l’individuation. En effet, tout en cherchant à intégrer les principes et les normes qui lui ont été transmis, nous pensons que tout individu tend à prendre ses distances par rapport aux modèles qui lui sont exposés pour ainsi s’ériger en sujet

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Dans un même ordre d’idée, nous voulons dès à présent montrer que l’humour ne permet pas seulement d’identifier des groupes (ethniques, genrés, générationnels…) mais aussi d’identifier des individus à part entière. Il s’agit donc dans cette partie d’analyser les identités individuelles qui résultent du processus d’individuation.

Dans la définition 33 du chapitre XI des Types psychologiques, C. Jung définit l’individuation comme : « Le processus de formation et de particularisation de l’individu. […] L’individuation est donc un processus de différenciation qui a pour but de développer la personnalité de l’individu. »(Jung, 1997 :183). C. Jung, analyse donc l’individuation comme une différenciation. À cette idée de différenciation, l’anthropologie rajoute celle de détermination sociale. Les travaux de M. Leenhardt sur le sujet (1985), peuvent être considérés comme la première approche anthropologique de l’individuation. Dans son ouvrage Do Kamo (1985), M. Leenhardt fait apparaître un premier niveau de contraste avec la pensée occidentale concernant l'individuation : chez les Mélanésiens l’individu ne se définit que par des « rôles » que la société lui confère et par les places sociales qui lui sont dévolues, soit par la naissance, soit par acquisition. L’individuation sous un angle anthropologique, c’est donc le processus de différenciation qui s’opère à partir des différentes déterminations sociales, c’est, en d’autres termes, l’intériorisation des rapports sociaux. Du point de vue

anthropologique, l’individuation se fait donc en parallèle au processus de socialisation. Dans un même ordre d’idée, N. Elias souligne ce lien entre différenciation et détermination sociale.

Dans la société des individus (1991) il décrit ce processus par lequel un individu se fait sujet. Selon lui chaque individu se construit autour d’une conscience de soi, de son « identité du je » mais cette identité elle-même, résulte d’une conscience de ses déterminations relationnelles. Ce sont ces différentes déterminations qui font l’unicité d’un individu, en ce que l’identité individuelle ne résultera jamais des mêmes déterminations sociales et des mêmes réseaux d’appartenance. Un individu se distingue d’un autre individu par son genre mais aussi par son âge, ou encore sa nationalité, sa profession…Nous pourrions continuer cette chaîne de déterminations à l’infini. Ce qu’il est nécessaire de noter c’est qu’à l’intérieur même d’un individu, il existe différentes appartenances et que selon ces différents réseaux un individu n’est jamais identique à un autre. C’est la manière dont un individu compose avec les différentes exigences sociales qui fait son individualité. Or, nous pensons que l’humour est l’une des manières de composer avec ses exigences sociales, de s’adapter aux étiquettes.

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Si l’humour peut participer au processus de socialisation, en ce qu’il contribue à la formation des identités collectives, il peut donc aussi être utilisé dans l’optique de développer son individualité propre et ainsi il participe tout autant au processus de socialisation que d’individuation. Selon ses différentes déterminations sociales, un individu n’aura jamais le même humour qu’un autre. En effet, comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent l’humour peut être considéré comme le reflet des différents groupes sociaux. Autrement dit, l’humour peut être le point de convergence des différents réseaux d’appartenance auquel un sujet appartient, de sorte qu’un individu n’aura jamais exactement le même humour qu’un autre, puisqu’il ne dépendra jamais des mêmes déterminations sociales.

Comme nous l’avons déjà évoqué, de nombreux chercheurs ont pressenti ce lien entre humour et individuation en soulignant le caractère variant de l’humour selon le genre ou encore selon les classes générationnelles (Aptes, 1985 ; Osgood, 1951 ; Cronin, 1977 ; Rogers, 1975 ; McGhee, 1971). Ils ont montré à ce titre qu’une femme n’exprimait pas le même humour qu’un homme (Osgood, 1951 ; Cronin, 1977 ; Rogers, 1975) ou encore que le rire du nourrisson se différenciait de l’humour infantile (McGhee, 1971), mais aussi que l’humour d’une jeune fille se distinguait de celui d’une femme mariée, qui lui-même différait de celui d’une femme ménopausée… (Cronin, 1977). Mais ces études se sont arrêtées aux identités collectives, sans examiner si au sein même d’un groupe social ne se distinguaient pas des sous-groupes. Nous voulons donc approfondir ces travaux en interrogeant précisément ces sous-groupes, en montrant par exemple que l’humour d’un citadin se distingue de l’humour d’un paysan, ou encore que l’humour d’un salarié se distingue de l’humour d’un individu sans emploi ... Aussi nous émettons l’hypothèse qu’une femme citadine, salariée n’aura pas le même humour qu’une femme citadine sans emploi, qui elle-même n’aura pas le même humour qu’une femme paysanne sans emploi. Les différentes strates d’individualité peuvent être révélées à travers les différentes formes du rire et de l’humour. L’humour devient alors un moyen de révéler les différents Moi qui constituent l’individu et c’est pourquoi nous pensons qu’il peut être l’expression de notre unicité la plus intime : « De la réalisation de son Soi, dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. » (Jung ,1964 : 131). Nous pensons donc que les individus se servent de l’humour pour échapper à une étiquette sociale pour devenir un sujet dans toute la singularité du terme.

Notre étude tente d’analyser ce lien entre humour et individuation sur un terrain Africain. Or, la notion d’individu en Afrique est encore plus complexe. Aussi semble t-il nécessaire de clarifier le concept d’individu et d’individuation en Afrique.

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