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B. Les fonctions sociales du rire et de l’humour : une approche pluridisciplinaire

4. L’approche sociale : la théorie de l’incongruité/résolution

De nombreuses études se sont attachées à mettre en avant les fonctions sociales du rire. Ces études (Bergson, 2008 ; Duvignaud, 1985 ; Barriaud, 1988) mettent en avant l’hypothèse de l’incongruité/résolution. Une chose ou un fait incongru, absurde, inattendu ou inapproprié constitue selon cette théorie la fondation de toute expérience comique. L’incongruité est produite lorsqu’un individu agit de façon inverse à la norme et le rire devient la résolution de l’incongruité produite, une résolution qui rappelle à la norme. Ces approches sociales se sont davantage intéressées au rire comme résolution symbolique d’une incongruité, qu’à l’humour, en tant que construction sociale. Cette théorie du rire est parfaitement résumée par la théorie bergsonienne du rire. Ce philosophe, qui dans Le rire (2008) fait d’avantage œuvre de sociologue, définit d’emblée le rire par cette sentence aujourd’hui des plus fameuses, «une raideur mécanique » plaquée sur du vivant dont l’aboutissement est « une espèce de geste social » (Bergson, 2008 :15).

Le rire dans cette perspective, serait produit dans les relations sociales et dépendrait ainsi de l’étude des interactions entre les individus. Le rire est un comportement ou geste social qui sert de contrôle social en rappelant à la norme. Par la crainte qu’il inspire, il réprime les excentricités. Quand une personne agit à l’inverse de la norme, par son caractère ou son comportement, il suscitera nécessairement le rire. De par sa fonction corrective, le rire apparaît donc comme une répression symbolique. Tout ce qui produit du désordre ou semble contre nature devient source de comique, de sorte qu’un acte, un comportement, une personne sont risibles à partir du moment ou ils laissent apparaitre une certaine étrangeté. Lorsque quelqu’un se comporte de manière inverse aux normes sociales, ou adopte un comportement déviant il devient la cible privilégiée des moqueries. Le but est non seulement de le punir mais aussi et surtout de rétablir l’ordre social.

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C’est poursuivant cette idée bergsonienne que le sociologue J. Duvignaud (1985) dans Le propre de l’homme, analyse le rire comme : « L’effort d’une brimade imposée à un individu qui cherche un centre de gravité en dehors de la société à laquelle il appartient […] il est arbitrairement façonné par un groupe qui se délivre ainsi de ses démons. » (Duvignaud, 1985 : 28). Le rire appréhendé sous l’angle de la sociologie, est une correction faite pour humilier, il invite à corriger certains défauts ou certains écarts. Le rire a donc pour fonction première de rétablir la norme en sanctionnant de manière symbolique le marginal. Il recrée l’harmonie par la désignation d’un coupable. Le rire s’explique donc par cette discontinuité, cette rupture, qui est produite lorsqu’un comportement semble incongru ou ne correspondre absolument pas à la personne : «Supposez un original qui s’habille aujourd’hui à la mode d’autrefois : notre attention est appelée alors sur le costume, nous le distinguons absolument de la personne.» (Bergson, 2008 :30). Ceci explique pourquoi le déguisement est une des sources privilégiées du rire. Inversement, une caractéristique inhérente à la personne peut sembler être un déguisement : c’est parce qu’ « un nez rouge est un nez peint dans l’imagination qu’il nous fera rire. » (Ibid. : 31). Enfin, et de manière plus générale, une personne nous fera rire lorsqu’elle nous paraitra telle une chose, c’est précisément ce qu’il faut entendre par « du mécanique plaqué sur du vivant.» (Ibid.: 15). Le clown qui va et vient, feint de se cogner et de tomber provoque le rire, parce qu’on est davantage intéressé par le rebondissement que par l’homme lui-même, on oublie qu’un individu se cache derrière tous ces rebondissements, sauts et autres pitreries, le corps n’est plus qu’une forme. Nous concluons donc que toute forme d’incongruité, physique, morale ou comportementale, devient une source de rire, un rire qui devient dès lors une résolution symbolique de cette incongruité.

Toutefois, pour qu’il y ait incongruité c’est-à-dire pour violer les normes sociales, il faut se référer à des normes. Il n’y a pas d’incongruité en soi. Un élément n’est caractérisé d’incongru qu’en fonction d’une norme sociale, point de référence sans lequel on ne pourrait parler d’incongruité. Ainsi, si l’incongruité est une source privilégiée du rire elle n’est pour autant pas suffisante. Il en est de même de l’automatisme dont H. Bergson fait l’origine même du comique. En réalité, on ne rit pas d’un comportement parce qu’il est mécanique, mais on le juge mécanique parce qu’il apparait contraire aux normes sociales qu’on a intériorisées. L’incongruité ou le caractère mécanique d’une chose, d’un fait doit se doubler d’une certaine connivence entre le groupe de rieurs pour devenir comique.

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Cette connivence est nécessaire non seulement pour juger ce qui est incongru ou non mais aussi, pour apprécier cette incongruité : « Il ne suffit pas de comprendre l’incongruité, d’en comprendre le sens, pour en rire. Encore faut-il adhérer affectivement à ce sens, le faire sien, se faire complice du créateur dans la conception qu’il propose. » (Barriaud, 1988 : 23). En effet, pour que le rire s’enclenche il n’est pas suffisant par exemple d’énoncer une blague, il faut que l’auditoire soit à même de comprendre et d’apprécier la blague, l’humour n’existe qu’en fonction du rire de l’autre, qui en est la confirmation. La théorie de l’incongruité est donc étroitement liée à deux attitudes sociales : soit le rire d’accueil ou rire de connivence qui unit le groupe de rieurs qui partagent des référentiels communs, soit le rire d’exclusion qui repousse celui ou ceux dont on rit, c’est-à-dire, celui dont le comportement apparait déviant ou contraire aux normes sociales. Celui dont on rit est exclu du groupe de rieurs parce qu’il ne partage pas les même références il n’a pas intériorisé la même définition de l’incongruité et de la congruité et ne peut donc pas comprendre et apprécier l’humour produit. Il est donc aisé d’apercevoir le caractère profondément social du rire et de l’humour, puisqu’ils dépendent des normes sociales que l’individu a intériorisées. Le rire et l’humour ne peuvent donc être analysés qu’à la lueur des normes sociales, mais aussi et comme nous l’approfondirons par la suite, linguistiques et interactionnelles.

Au terme de cette analyse théorique du rire et de l’humour sous leur dimension philosophique, littéraire, psychologique, sociologique et même physiologique, nous avons autant que possible dissout la complexité initiale du rire et de l’humour, en mettant en avant le rôle essentiel qu’ils jouent au sein des rapports sociaux, conformément à nos trois hypothèses de départ : celle de l’incongruité/résolution, celle de l’agressivité et enfin celle de la supériorité. La première hypothèse met en avant la fonction normative du rire, qui se présente comme une résolution symbolique d’une incongruité, voir même une punition pour la cible du rire. Rire d’une incongruité c’est donc symboliquement rétablir l’ordre. La seconde hypothèse, celle de l’agressivité, laisse entrevoir la fonction cathartique et défensive du rire, qui permet de mettre à distance les affects agressifs et douloureux, de par le pouvoir de distanciation qui lui est propre, comme l’ont souligné le mot d’esprit psychologique et l’humour littéraire. Enfin, la troisième hypothèse, met en avant la supériorité du rire. Le rire permet au groupe de rieur de jouir d’un plaisir commun narcissique, qui souligne un sentiment de supériorité face à celui dont on rit, ou encore celui qui ne peut comprendre ni apprécier cet humour parce qu’il ne partage pas les mêmes référentiels. L’hypothèse de l’agressivité exacerbe donc deux fonctions sociales essentielles du rire, celles de l’inclusion et l’exclusion.

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Ainsi le rire et l’humour permettent de maintenir l’ordre social d’une part par la sanction symbolique qu’ils engendrent, d’autre part par leur double fonction d’inclusion et d’exclusion et enfin par leur dimension cathartique. Ces trois hypothèses nous permettent donc de révéler le rôle essentiel que jouent le rire et l’humour dans les relations sociales.

Il est désormais nécessaire d’approfondir cette analyse en dépassant le cadre théorique et hypothétique, en observant désormais la place et le rôle du rire et de l’humour dans le milieu naturel du rire, celui de la vie sociale et culturelle des hommes. En analysant les expressions culturelles du rire et de l’humour, nous mettrons ainsi en relief le point de convergence de ces trois hypothèses, à savoir la faculté du rire et de l’humour à réguler les relations sociales, en affirmant et transmettant les normes de la société dans laquelle ils s’inscrivent.

C. Les approches anthropologiques : l’humour et le rire comme