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B. Humour et individuation des femmes Mossi du Burkina Faso

1. La notion d’individu en Afrique

Notre étude se propose d’interroger ce processus d’individuation au Burkina Faso. Ce mémoire s’inscrit dans un champ de recherche nouveau en anthropologie qui tente d’étudier l’individu en Afrique, dans toute l’individuation du terme, face aux logiques sociales communautaires qui sont prédominantes. La plupart des études africaines mettent en avant les logiques englobantes et généralisantes des solidarités communautaires qui écrasent sous leur poids l’individu. En effet, l’Afrique a toujours eu la réputation d’être la terre par excellence où les logiques communautaires incluent les individus dans des solidarités protectrices qui ruinent par là même toute possibilité de s’ériger en acteur individué (Marie : 1997). Toutefois, et malgré cette prédominance des logiques communautaires, l’individuation est à la base de la société Africaine contemporaine.

Si dans les sociétés occidentales, le sujet individué tend à s’individualiser, il en est tout autrement dans les sociétés africaines. L’individuation en Afrique n’est pas synonyme d’individualisme. Il est en effet nécessaire de distinguer le sujet individué du sujet individualiste. L’individualiste tel que le définit A. Marie (1997), est précisément celui qui agit contre les normes sociales, dans le seul but de satisfaire ses propres désirs, de suivre sa seule volonté, celui qui se proclame autonome et indépendant de tout groupe. Si l’individualisation née de la volonté de s’affranchir de toute appartenance communautaire, l’individuation en Afrique, quant à elle, n’est pas une totale autonomisation mais une relative différenciation.

« Quand les relations d’ordre communautaire sont encore si prégnantes, tant pour des raisons d’ordre culturel (la solidarité communautaire comme valeur pérennisée par la socialisation et par les croyances), que pour des raisons d’ordre matériel(…) l’individu s’individualise comme sujet individuel conquérant son autonomie, mais cette autonomie, toujours problématique, est d’autant plus relative, ici, qu’elle doit et sait composer avec des solidarités repensées et renégociées, mais jamais radicalement récusées.» (Leimdorfer et al., 1998 : 5-6).

L’individuation en Afrique est donc une différenciation et non une individualisation, qui s’opère à partir des différentes solidarités communautaires. L’individuation en Afrique, n’est donc pas une autonomisation, elle s’effectue par et à travers les différents réseaux d’appartenance auxquels un individu appartient.

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L’individuation est donc : « Ce procès banal de la reconnaissance quotidienne de l’individualité des individus (de leur unité et de leur unicité, relatives bien entendu) sous- condition […] qu’ils sachent rester à la place qui leur est assignée par le système social. » (Marie, 1997 :73). L’individualité d’une personne résulte d’un ensemble de déterminations progressives, au cours d’un processus qui s’effectue tout au long de la vie sociale. Le sujet individué est caractérisé par son statut, le rôle qu’on lui attribue, les dispositions qu’on lui reconnait. En Afrique, individuation et individualisme ne sont donc absolument pas synonymes. Bien au contraire l’individuation va de pair avec l’appartenance communautaire.

C’est ce que R. Bastide révèle lors d’un colloque international consacré à la question de l’individu et de la personne en Afrique noire, organisé par G. Dieterlen et plus précisément lorsqu’il évoque l’existence de deux «antiprincipes d’individuation» (Bastide, 1973 : 39). Selon R. Bastide, l’identité de l’individu africain, résulte non seulement des différents éléments constitutifs de sa personnalité, mais aussi de la fusion de l’individu avec l’espace, la place et le statut qu’il occupe et avec la temporalité dans laquelle il s’insère. À ce titre, il est intéressant de noter que les Peuls et les Bambaras ont deux termes pour désigner un sujet :

-Needo et neddaaku -maa et maya

D’après la traduction d’A. H. Bâ (1971), les premiers termes de ces quatre mots désignent « personne » et les seconds « les personnes de la personne ». L’expression bambara « ma ka maaya ka ca a yere cono », « les personnes de la personne sont multiples dans la personne », souligne l’ambigüité du processus d’individuation en Afrique noire. Pour illustrer cette complexité de l’individu en Afrique, A.H. Bâ raconte une expérience personnelle : « Ma propre mère, chaque fois qu’elle voulait me parler, faisait tout d’abord venir ma femme ou ma sœur et leur disait : J’ai le désir de parler à mon fils Amadou, mais je voudrais savoir lequel des Amadou qui l’habitent est là en ce moment. » (1971 : 182). Dans l’individu, il y a des plans d’existence superposés et imbriqués, différentes phases par lesquelles l’individu passe. Corps et esprits sont composites, faits de différentes parcelles. En effet, le développement physique suit différentes phases de croissance, qui correspondent à des degrés d’initiation, et le développement de l’individualité psychique s’accomplit lui aussi selon différentes phases qui apparaissent comme des niveaux d’existence qui se regroupent dans chaque individu.

Ces différents niveaux d’existence font référence à l’existence terrestre et cosmique mais ils se réfèrent aussi à différentes phases qui vont de la conception de l’enfant, lasiri, jusqu’à sa mort, somayelama. Au total, Peuls et Bambaras admettent l’existence de dix-huit phases, dont la première est caractérisée par l’enfance (Ibid.).

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Or, l’individu est capable de contenir en son sein tous les êtres existants au fur et à mesure de ces phases. La notion d’individu en Afrique noire est donc particulièrement complexe en ce qu’elle admet l’existence de différents individus à l’intérieur d’un même individu. Lorsque R. Bastide évoque « les deux antiprincipes d’individuation » (1973 : 39), il fait précisément référence à cette multiplicité. L’individu est la synthèse de différentes phases qui changent et évoluent dans le temps et dans l’espace. Il n’est donc pas un être statique et clos, mais dynamique, il est toujours en mouvement et se modifie selon le contexte dans lequel il s’inscrit.

L’individu est en devenir, il se construit progressivement tout au long de sa vie, il est : « Un être complexe habité par une multiplicité en mouvement permanent » (Bâ, 1973 : 1985). Soulignant cette ouverture constante, R. Bastide, faisant référence à M. Leenhardt au sujet des Mélanésiens, décrit l’individu en Afrique noire: « Il ne se concevait pas autrement que comme un nœud de participation ; il était en dehors plus qu’en dedans de lui-même. » (Bastide, 1973 :33). L’individuation en Afrique signifie donc non seulement construction de son individualité, mais aussi mouvement.

Notre projet de recherche s’inscrit dans la continuité de ces études centrées sur la notion d’individu en Afrique. Nous approfondirons cette notion en interrogeant le processus d’individuation des femmes Mossi du Burkina Faso. En étudiant les différentes formes et fonctions de l’humour des femmes dans différents milieux, nous tenterons donc de déterminer les différents rôles et statuts des femmes selon les lieux qu’elles occupent et dans la temporalité qui les entoure pour ainsi souligner qu’une femme n’est pas seulement déterminée par son genre, mais aussi par l’ensemble de ses réseaux d’appartenance. Aussi, le chapitre suivant tente d’entrevoir ce lien entre humour et individuation des femmes Mossi.

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