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Retour du social — un point de convergence du roman contemporain ?

Peut-on parler d’un retour du social dans le roman français des deux dernières décennies ? Le social aurait-il par conséquent été absent depuis l’avènement du nouveau roman ? Les romanciers de la modernité litté-raire auraient-ils supprimé dans leurs œuvres toute référence à la société de l’époque ? Certainement pas ! Les auteurs de la modernité littéraire comme Flaubert, Kafka, Joyce, Virginia Woolf, Thomas Mann et d’autres ont toujours parlé du contexte social, dans lequel se situent leurs person-nages. La province chère à Flaubert, le Dublin d’Ulysse, le sanatorium de laMontagne magique, ou bien la grande bourgeoisie londonienne dans laquelle vit Mrs Dalloway campent le monde fictif en question dans une solide réalité sociale. Et il suffit de jeter un coup d’œil superficiel sur le suc-cesseur légitime de la modernité littéraire, à savoir sur les productions du nouveau roman, pour constater que même là, les références à la société moderne fourmillent.

Tous les romans de Claude Simon sont profondément marqués par la réalité historique : la guerre d’Espagne, par exemple, est évoquée dans

Le Palace, Histoireou bienLes Géorgiques, tandis que la deuxième guerre mondiale et l’époque d’après-guerre constituent le cadre référentiel deLa Route des Flandres. Michel Butor, quant à lui, évoque les relations entre les habitants d’un immeuble dansPassage de Milan, décrit la société anglaise dans une ville universitaire (L’Emploi du temps) et la réalité des États-Unis dansMobile. Il en est de même pour les autre nouveaux romanciers tels que Nathalie Sarraute qui parle dans ses romans de la réalité quotidienne

Jochen Mecke

de la bourgeoisie aisée ou bien du milieu littéraire (Le Planétarium,Vous les entendez, etc.). Affirmer la thèse d’un retour du social n’équivaudrait donc pas à dire que cette réalité sociale aurait été absente de la littérature et qu’elle aurait fait à nouveau irruption à partir des années 80. Sur ce plan, il n’y pas eu de changement radical. S’agirait-il alors d’une conclu-sion fallacieuse qui confond le retour de la référence en théorie littéraire avec un renouveau social dans la pratique de l’écriture ? Car, bien sûr, en théorie, il y a eu une mise en question de la référence, une absence du réel1. La thèse du retour du social serait-elle donc due à une métonymie qui déplace le retour du référent en théorie littéraire vers le renouveau du social dans la pratique de l’écriture ?

Pour dissiper les doutes, il suffit d’évoquer deux pamphlets littéraires récents qui peuvent être considérés comme symptomatiques dans la mesure où ils appartiennent à des courants littéraires opposés l’un à l’autre : en 1998 Christophe Donner publiait avec un retentissement consi-dérable dans les médias et dans la critique un essai intituléContre l’imagi-nation2. Comme le titre l’indique, le livre est une charge contre la fiction considérée comme un véritable poison de la littérature, tandis que le réel constitue, pour l’auteur, la seule véritable source de la littérature.

L’imagination est une foutaise, un effort intellectuel qui n’amène que des clichés (...), Les fervents de l’imagination doutent du réel, moi il n’y a que le réel qui m’intéresse. Je n’aime pas non plus la petite musique des mots qui m’apparaît comme un chant d’hypnose, ni la recherche du style, acti-vité fort misérable derrière laquelle le vrai se dérobe3.

Selon Donner, la littérature a donc pour seule fonction de montrer la réalité sociale, elle doit être absolument authentique. Par conséquent, l’auteur doit chercher la sincérité apte à faire scandale pour devenir ce qu’il appelle « le génie décervelé de l’écriture immédiate4. »

À l’opposé extrême de ce point de vue se trouve le livre de Marc Petit, publié un an après sous le titre également révélateur d’Éloge de la fiction. Ce manifeste d’un des représentants les plus éminents de la « nouvelle fiction » dénonce le néo-réalisme, le nombrilisme et le minimalisme du roman français actuel. Bien que Marc Petit se prononce pour une litté-rature différente marquée par l’imagination et la fiction, il constate

néan-1. Voir à ce propos, par exemple, le troisième chapitre du livre d’Antoine Compagnon,Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, pp. 111-162.

2. Christophe Donner,Contre l’imagination, Paris, Fayard, 1998. 3. Christophe Donner,Interview, inLe Monde des Livres, 7 sept. 2001, ii. 4. Christophe Donner,Ibidem.

moins que la littérature actuelle est une littérature du réel1. Donc, malgré les différences qui séparent les deux auteurs, nous pouvons constater leur accord implicite en ce qui concerne l’essentiel, à savoir que la littérature actuelle est une littérature du réel.

Mais si d’une part le retour du social fait l’unanimité auprès des adhé-rents et les adversaires de cette nouvelle tendance, de l’autre il pose néan-moins de nouveau le problème du réalisme en littérature. Car, bien sûr, la littérature ne saurait se transformer en sa propre absence, s’effacer com-plètement au profit de ce qu’elle semble désigner. Même si elle est pro-fondément marquée par la réalité sociale, il s’agit toujours de littérature. Donc, si nous parlons du retour du social, il s’agit plutôt d’une certaine manière nouvelle de se référer au monde social, de placer l’individu dans le monde qui l’entoure. C’est cette nouvelle manière de créer les signes du social, qui provoque l’impression d’un retour. Avec ces précautions et réserves théoriques, on peut prendre la métaphore de l’empreinte du social dans le roman contemporain à la lettre et essayer d’analyser les dif-férentes manières dont le roman actuel se réfère au monde social.

Sans vouloir trop insister sur la théorie du réalisme littéraire, il est néan-moins indispensable de rappeler un point essentiel : le réel étant com-plètement différent de la littérature, il ne saurait apparaître en tant que tel dans un texte. Ce que nous appelons réalisme est évidemment l’effet d’une médiatisation complexe entre la réalité et la littérature. Dans un article célèbre de 1921, Jakobson a relevé le fait que ce que nous appe-lons « réalisme en littérature » dépend toujours d’un certain code. Sont alors appelées réalistes des œuvres qui respectent le code convention-nel pour représenter la réalité ou bien, tout au contraire, des œuvres qui déforment ce code. L’exemple donné par Jakobson concerne la fonction des personnages pour l’évolution de l’histoire : tandis que dans la tra-dition romanesque le premier personnage que le héros rencontrait par hasard dans la rue devait automatiquement jouer un rôle très important pour le déroulement futur de l’histoire, le roman réaliste, quant à lui, dénonçait le caractère factice de ce procédé qui, selon lui, est en fait très éloigné de la vie quotidienne. En déformant le code de son prédé-cesseur, considéré par lui comme pseudo-réaliste, le roman réaliste favo-risait une rencontre entre le héros et un personnage qui n’avait aucune importance pour la suite des événements, ceci afin de souligner l’authen-ticité du roman2. L’exemple cité par Jakobson confirme le fait que le réa-lisme en littérature ainsi que toute référence au monde social est l’effet

1. Marc Petit.Éloge de la fiction, Paris, Fayard, 1999, pp. 11-14.

2. Roman Jakobson, « Über den Realismus in der Kunst »,Poetik : Ausgewählte Aufsätze 1921-1971, Frankfurt, Suhrkamp, 1979, pp. 129-139 ; 136 sq.

Jochen Mecke

d’un code. Le retour du social serait donc une impression qui naît d’un « effet » du social1.

Par conséquent, avant d’analyser les propos du roman contemporain sur le social, il faudrait examiner de plus près les différentes manières dont le social affecte ou bien empreint le roman. Au lieu de consacrer une étude aux contenus sociaux qui apparaissent dans différents romans, il est peut-être plus intéressant d’examiner les modalités selon lesquelles le roman s’articule sur le social. Pour analyser cette articulation, il peut être utile d’examiner un auteur dont la référence à la réalité sociale est indiscutable et dont les romans sont marqués d’une façon plus apparente et plus symptomatique par l’empreinte du social.