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Hélène Boisson

Université Paul-Valéry

Né en 1934 en Poméranie, mort en 1984 à Sherness-on-Sea au sud de l’Angleterre, le romancier allemand Uwe Johnson, objet de nombreuses études outre-Rhin, reste encore trop peu lu en France. Une bonne par-tie de son œuvre romanesque est pourtant disponible en traduction fran-çaise, chez Gallimard pour les premiers romans, chez Actes Sud ensuite, à partir des années 1980. Étudiant en littérature et philologie allemande, Johnson se fait connaître en 1959, grâce à un premier roman très remar-qué : Mutmassungen über Jakob, littéralement Conjectures sur Jakob1, d’abord paru en France sous le titre La Frontière2. Un roman pourtant difficile, d’inspiration faulknérienne, où est menée une enquête à plu-sieurs voix sur la mort mystérieuse d’un employé des chemins de fer est-allemands, Jakob Abs. Traduit en plusieurs langues, ce livre vaut rapide-ment à Johnson un rôle officiel dans le paysage littéraire européen, une étiquette encombrante dont il cherchera en vain à se débarrasser : celle de « romancier des deux Allemagne3» (« Dichter der beiden Deutschland »,

1. Uwe Johnson,Mutmassungen über Jakob(1959), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Ver-lag, 1966 ;Conjectures sur Jakob, traduit de l’allemand par Marie-Louise Ponty, nouvelle édi-tion revue et corrigée par Pierre Rusch, coll. L’Étrangère, Paris, Gallimard, 1994.

2. La Frontière, traduit de l’allemand par Marie-Louise Ponty, Paris, Gallimard, 1962 (coll. nrf du monde entier).

3. C’est notamment le titre choisi, en 1992, par les éditions Actes Sud pour la version fran-çaise des « Leçons de Francfort », ces conférences de « poétique » prononcées par Johnson à

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ou encore « gesammtdeutsche Dichter1»). Avec ce premier roman com-mence aussi une vie d’exil. Lorsque les éditions Suhrkamp de Frankfort-sur-le-Main, auxquelles Johnson restera fidèle, acceptent de publier le manuscrit, le jeune auteur est contraint de quitter la RDA. Il s’installe d’abord à Berlin-Ouest, séjourne quelques temps aux États-Unis, puis regagne la R.F.A, avant de passer les dix dernières années de sa vie en Angleterre, dans l’isolement le plus total, sur la petite île de Sheppey à l’embouchure de la Tamise2.

Jusqu’à la fin des années 1970, Johnson ne cesse d’affirmer au fil de ses interviews, articles et conférences, sa grande méfiance envers toute écriture du moi, de l’intime, de la confession, qu’elle tende vers l’autobio-graphie ou vers le lyrisme. Sous diverses formes expérimentales (mon-tage narratif, juxtaposition systématique des points de vue, collage de documents...), il met toujours en scène des individus largement déter-minés par la société où ils naissent et grandissent, par une histoire col-lective, par la langue et par les gestes d’une institution sociale qui les façonne : métier, famille, école. Dès 1967, il se lance dans une gigan-tesque entreprise romanesque dont il sera précisément question ici, l’écri-ture des quatre volumes desJahrestage. Aus dem Leben von Gesine Cres-spahl, long roman traduit chez Gallimard sous le titreUne année dans la vie de Gesine Cresspahl3. « Un seul livre, en quatre livraisons », insiste Johnson, et près de 1 900 pages : c’est la chronique au jour le jour de l’existence d’une Allemande exilée à New York. Il s’agit de Gesine Cres-spahl, héroïne desConjectures sur Jakobque l’on retrouve ici

accompa-l’Université de Francfort-sur-le-Main en mai 1979 et publiées l’année suivante en volume par les éditions Suhrkamp :Begleitumstände. Frankfurter Vorlesungen, Francfort-sur-le-Main, 1980.Le Romancier des deux Allemagne, traduit de l’allemand par Nicole Casanova, Arles, Actes Sud, 1992.

1. Deux expressions fréquentes dans les récensions parues dans les journaux (et d’abord chez le critique Günter Blöcker, « Roman der beiden Deutschland », Frankurter Allgemeine Zeitung, 30. 10. 1959), mais aussi dans des ouvrages bien plus récents, voir Bernd Neu-mann (biographe de Johnson),Uwe Johnson, Berlin, Ullstein, 1994, édition révisée 2000, p. 367. Voir également les commentaires de Johnson lui-même dans une « interview » (fic-tive) accordée au « journaliste Mike S. Schoelman », « Auskünfte und Abreden überZwei Ansichten, auf Fragen von Mike S. Schoelmann »,in Dichten und Trachten, Francfort-sur-le-Main, 1965, 2nd semestre, pp. 5-10, repris en volumein«Ich überlege mir die Geschichte... ». Uwe Johnson im Gespräch, Eberhard Fahlke (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988, pp. 86-89, p. 87.

2. Mise en retrait qui n’est pas sans rappeler la posture adoptée par Botho Strauss, voir l’intervention de Philippe Marty « Présentisme et aoritisme, d’après Botho Strauss, particu-lièrementLes Fautes du copiste»,supra.

3. Jahrestage aus dem Leben von Gesine Cresspahl, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970-1983 (t. I, 1970 ; t. II, 1971 ; t. III, 1973 ; t. IV, 1970-1983) ;Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, traduit de l’allemand par Anne Gaudu, coll. nrf du monde entier, Paris, Gallimard, 1975-1992 (t. I, 1975 ; t. II, 1977 ; t. III, 1979 ; t. IV, 1992).

gnée de sa fille Marie, dix ans, enfant posthume de Jakob. L’ambition de cette impressionnante somme romanesque qui occupe Johnson jusqu’en 1983 est bien de montrer, mais aussi de mettre en regard, de critiquer les différentes configurations sociales au sein desquelles évoluent ses person-nages. Ces différentes sociétés sont celles que Johnson connaissait le plus intimement : un village du nord-est de l’Allemagne depuis la montée du parti nazi jusqu’à l’avènement du « Socialisme réellement existant » ; une grande ville ouest-allemande à la fin des années cinquante ; enfin, l’Amé-rique des années soixante : ségrégation raciale, conformisme moral, vio-lence sociale, guerre du Vietnam.

Cependant, au tout début des années 1980, alors qu’on attend la sor-tie du quatrième et dernier volume de la chronique, se produit dans la vie de Uwe Johnson une grave crise à la fois personnelle et esthétique. L’écriture desJahrestages’enlise, devient impossible. En 1981, après un silence de plusieurs années, Johnson fait paraître, à la surprise générale, un texte en totale rupture avec son projet Gesine Cresspahl. C’estSkizze eines Verunglückten, littéralement « esquisse d’un accidenté », titre simpli-fié et largement dénaturé dans la version française parue chez Actes Sud, intituléeL’Accidenté. Le projet esthétique très explicitement contenu dans le titre original — proposer une « esquisse », tracer les contours d’un por-trait encore à venir ou d’un porpor-trait impossible — est donc totalement effacé, au profit de l’aspect thématique du titre (l’histoire d’un accident1). Cette fois, c’est un récit très bref (60 à 70 pages, selon les éditions). Ce

Künstlerroman, roman de l’artiste, est entièrement centré sur un seul per-sonnage, un autre Allemand de l’Est exilé à New York : l’écrivain Joachim de Catt,aliasJoe Hinterhand, puisque tel est le nom de plume qu’il s’est choisi. Lorsque s’ouvre le roman, le personnage sort de prison, après le meurtre de sa femme qu’il accusait, comme Johnson lui-même, de l’avoir doublement trahi : en entretenant une relation amoureuse au long cours avec un agent secret tchèque, mais aussi en se livrant à un insoupçon-nable espionnage intime, au sein du foyer conjugal, pour le compte de la république tchécoslovaque2. De cette figure d’auteur en crise, il est dit

1. Notons d’ailleurs qu’un autre « titre-programme » de Johnson,Mutmassungen über Jakob, a, pour un temps, fait les frais de ce même parti pris éditorial. En effet, les éditions Gallimard ont d’abord publié le roman sous un titre purement thématique,La Frontière, sans doute jugé plus explicite, donc plus attrayant.

2. Concernant la biographie de Uwe Johnson, de tels faits, que lui-même alléguait avec la plus parfaite conviction, n’ont jamais pu être ni confirmés ni infirmés. Voir notamment les « conférences de poétique » au cours desquelles Johnson y fait allusion :Begleitumstände. Frankfurter Vorlesungen,op. cit.;Le Romancier des deux Allemagne, traduit de l’allemand par Nicole Casanova,op. cit.. En tête des éditions allemandes récentes de l’ouvrage, on trouve un « prière d’insérer » dans lequel la veuve de Johnson, Elisabeth Schmidt, signale qu’elle

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à la fin du récit :

Il s’en tenait à une observation que Max Frisch avait publiée onze ans aupa-ravant1: le temps n’était plus aux histoires à la première personne ( Ich-Geschichten). Lui aussi, il s’était efforcé de ne montrer les individus que dans leurs relations avec plusieurs autres, dans l’organisation de la société (in der Einrichtung der Gesellschaft) et il avait évité les histoires qui lui semblaient prisonnières d’une seule personne, ou de deux : oiseuses, irres-ponsables, inconsistantes. Et pourtant, telle était l’antithèse : c’est dans le Moi individuel que la vie humaine s’accomplissait ou se perdait. Nulle part ailleurs2.

Et le narrateur conclut : « En conséquence, il fallait le compter au nombre des ratés, au nombre des accidentés3». Et pourtant, l’année suivante, en 1983, Johnson publie enfin le dernier tome de la chronique des Jah-restage, avant de mourir quelques mois plus tard. Comment lire, alors, cette condamnation sans appel du roman social, entreprise vaine et même néfaste, où se perdrait nécessairement l’identité individuelle ? Il me semble que ces deux romans font particulièrement bien apparaître les deux interrogations qui sous-tendent l’écriture de Johnson au début des années 1980 : d’une part une réticence, déjà ancienne, envers l’expression d’un sujet qui échapperait à l’emprise d’une expérience collective ; d’autre part, une préoccupation nouvelle, ce doute radical envers toute écriture du social.

Je voudrais tenter de montrer comment, à cette époque, l’écriture sin-gulière de Johnson a pu s’alimenter justement de ce double soupçon, de cette tension entre extériorité et intériorité, entre la « prose du monde4» (Hegel) et la voix d’un sujet en quête d’une identité. Après un bref exa-men de la façon dont ces romans représentent le monde et des dispositifs narratifs que Johnson met en œuvre pour ce faire, je m’intéresserai princi-palement ici au rôle central de lalanguechez Johnson, la langue comme

n’est en rien concernée par les accusations formulées à son encontre par son ancien mari. 1. Les propos du héros pouvant être datés, dans le temps de la diégèse, de l’année 1975, les partis pris esthétiques évoqués seraient à situer au milieu des années soixante.

2. Skizze eines Verunglückten, ch. 11, p. 74-75 ;L’Accidenté, p. 61, traduction modifiée. 3. Ibid., traduction modifiée.

4. G.W.F. Hegel,Esthétique, traduction de Charles Bénard, Paris, Librairie Générale Fran-çaise, Le Livre de poche, 1997, Première partie, ch. 2 « Du beau naturel », C., p. 221 : « Telle est la prose du monde, telle qu’elle apparaît à la conscience de chacun et de tous, un monde de finitude et de changement, enchevêtré dans le relatif, pressé par la nécessité, à laquelle l’individu singulier n’est pas en mesure de se soustraire. » ;Vorlesungen über der Aesthetik, in Werke, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, I., t. 13, p. 199 : « Dies ist die Prosa der Welt (...), eine Welt der Endlichkeit und Veränderlichkeit, der Verflechtung in Relatives und des Drucks der Notwendigkeit, dem sich der Einzelne nicht zu entziehen imstande ist. »

ultime refuge du sujet, mais aussi comme lieu par excellence de la vio-lence sociale.

Uwe Johnson admirait tout particulièrement William Faulkner. Il explique même que c’est la lecture en version originale du Bruit et la fureur1qui lui a permis de trouver sa propre forme, sa propre voix en tant qu’écrivain, de briser enfin la trop grande linéarité de ses premiers récits. Faulkner avait placé, sur la carte de l’état du Mississipi, le lieu imaginaire de ses fictions : le Yoknapatawpha County (capitale Jefferson). De même, Johnson installe, dans le Land bien réel du Mecklembourg, un village fic-tif au nom évocateur : Jerichow2. L’univers fictionnel de Johnson, ce n’est plus le sud du Sud, mais plutôt le nord du Nord, les brumes de la mer Bal-tique. Aux côtés des métropoles de Berlin et de New York figure donc ce modeste village, situé quelques kilomètres à l’intérieur des terres, avec son port de pêche et sa station balnéaire, sa petite ville, Gneez, et sa ville un peu plus grande, Güstrow, où Johnson a lui-même passé son

adoles-1. William Faulkner,The Sound and the Fury(1929),an Authoritative Text, Backgrounds and Contexts, Criticism, edited by David Minter, a Norton critical edition, New York et Londres, Norton, 1987 ;Le Bruit et la fureur, traduction par M.-E. Coindreau (1938) revue par le traducteur en collaboration avec M. Gressert, 1977, Paris, Gallimard,inŒuvres Roma-nesques I, Bibliothèque de la Pléiade.

2. Les indications géographiques fournies par Johnson étant très précises, il est aisé de vérifier l’absence, entre la ville moyenne de Güstrow (40 km au sud de Rostock) et la sta-tion balnéaire de Warnemünde sur la Baltique, de tout village portant ce nom, ou même d’une autre localité pouvant exactement correspondre au village que Johnson nomme Jeri-chow. Non sans humour, Johnson lui-même insiste volontiers sur l’ampleur de son travail de reconstitution et d’invention : « (...) Ich habe mir immerhin die Mühe gemacht, eine ganze Kleinstadt namens Jerichow an eine Stelle der Landkarte zu setzen, wo nur Wald ist und sonst nichts, da habe ich Bürgermeister und Nachbarn und Nachtwächter und Polizisten angesiedelt, Steueramtmänner und müde Rechstsanwalte, das alles ist ja ein dadurch wirk-lich gewordener Ort, in dem kann sie [Gesine] leben. Es täte mir leid, wenn jemand Zweifel hat daran, daß sie an diesem Ort wirklich am 3. März 1933 geboren wird. » ; « Avec tout le mal que je me suis donné pour placer sur la carte, à un endroit où il n’y a que de la forêt, rien d’autre, toute une petite ville du nom de Jerichow, en y installant un maire, des voisins, des veilleurs de nuit, des agents de police, des fonctionnaires des impôts et des avocats fati-gués, pour que ça devienne un lieu bien réel où elle [Gesine] puisse vivre, ça me ferait vrai-ment de la peine que quelqu’un puisse douter qu’elle soit bien née dans ce village, le 3 mars 1933. » (ma traduction), Jürgen Becker, Rolf Michaelis, Heinrich Vormweg, « Gespräch mit Uwe Johnson », enregistrement du 8 décembre 1983 à Cologne, diffusé le 24 décembre 1983 sur les ondes de la Deutschlandfunk,inEberhard Fahlke (éd.),op. cit., p. 300-312, p. 304. Quelques mois avant sa mort, Johnson parcourt enfin la région de « Jerichow », voyageant

incognitodans un groupe de touristes anglais. Il en rapporte même, en souvenir, une plan-chette de bois trouvée sur place, portant l’inscription « Jerichow 9. 8. 1983 ».

Mirjam Tautz nous signale à juste titre l’existence en RDA d’une ville nommée Jerichow, dont Johnson a pu s’inspirer. On la trouve non pas dans le Mecklembourg, mais dans le land d’Altmark, 90 km à l’ouest de Berlin, entre l’Elbe et la Havel. Eu égard à l’importance de l’œuvre de Fontane pour Johnson, notons le nom du village le plus proche de ce Jerichow bien réel, qui n’est autre que « Briest ».

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cence, après avoir fui en catastrophe avec ses parents et sa jeune sœur la Poméranie où il est né (ville de Kammin, actuellement Kamie´n Pomorski), territoire retourné à la Pologne après la guerre.

Gesine Cresspahl naît à Jerichow en 1933, année où Hitler arrive au pouvoir, sa fille unique, Marie, naît à l’Ouest en 1957 ; Johnson est né en 1934 et sa fille unique, Katharina, en 1962. Quant au héros de l’Esquisse d’un accidenté, il voit le jour près de Jerichow en 1906, soit six ans seule-ment après le père de Johnson. Il est difficile d’ignorer cette correspon-dance des dates1. C’est donc le devenir de trois générations d’Allemands qui intéresse ici Johnson. Comme lui, Joachim de Catt et Gesine Cresspahl ont grandi sous le poids écrasant de régimes qui, tour à tour, se sont dra-matiquement effondrés. (Mort en 1984, Johnson n’aura vécu ni la chute du mur de Berlin, ni le démantèlement des structures de la RDA).

Quelques points communs donc, dans le parcours de ces personnages typiquement « johnsoniens ». Mais à la lecture des deux romans en par-tie contemporains, on est d’abord frappé par les différences de structure, de forme, de ton. LesJahrestage, c’est ce que Tiphaine Samoyault, dans

Excès du roman2, appelle « un roman monstre » : un roman-fleuve, déme-suré et même difforme. L’impression dominante est bien la profusion, la prolifération des personnages, des objets, des événements et même des voix. Dans l’Esquisse d’un accidenté,au contraire, s’impose une écriture énigmatique, laconique, que Pierre Mertens, dans son essaiUwe Johnson, le scripteur de mur3, appelle « une écriture couleur de muraille », un « art » consommé de la « grisaille ».

La chronique des Jahrestage est le résultat singulier de deux projets d’écriture distincts de la part de Johnson. Tout d’abord, il s’agit d’écrire le « carnet de bord » de 365 jours dans l’histoire du monde (20 août 1967-20 août 68), depuis un nouveau poste d’observation, New York, où John-son vient de s’installer. Le temps de l’écriture aurait parfaitement coïncidé avec celui des événements. Mais ce pari est vite abandonné, et l’écriture occupe finalement quinze années au lieu d’une seule. Mais surtout, l’hé-roïne de la fiction pose problème : elle ne se contente pas de prendre le métro aux heures de pointe et de critiquer l’american way of life si familière à sa petite fille : école puritaine, ségrégation sociale et raciale, mise en spectacle de la vie privée, parades militaires, ou encore, dans la banque où elle travaille, les séances de détecteur de mensonge infligées

1. En outre, on a fréquemment remarqué que les limites biographiques de l’accidenté, 1906-1975, étaient aussi celles d’Hannah Arendt, amie personnelle de Johnson depuis son séjour à New York, et évoquée à plusieurs reprises dans lesJahrestage.

2. Tiphaine Samoyault,Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999. 3. Pierre Mertens,Uwe Johnson, le scripteur de mur, Arles, Actes Sud, 1989.

aux employés. En effet, Gesine se lance aussi dans la reconstitution his-torique, autre projet de Johnson qui contamine finalement le livre tout entier.

Au fil des pages de la chronique se superposent et s’entrelacent donc trois matières :

1 la vie quotidienne de Gesine et de sa fille dans la société new-yorkaise, entre août 1967 et août 1968 ;

2 la vie quotidienne des habitants de Jerichow de 1933 à la fin des années cinquante ;

3 enfin, l’actualité mondiale de cette année agitée qui s’achève le 20 août 1968, avec l’entrée des chars russes à Prague.

Un outil matériel se fait de plus en plus présent au fil des volumes de la chronique : le magnétophone. En effet, dans l’espace de la fiction, la petite Marie demande à sa mère de fixer pour elle sur des bandes magnétiques ses récits : « c’est pour quand tu seras morte », dit-elle, angoissée de savoir que mère et fille sont les seules survivantes de la famille.

Le projet de l’Esquisse d’un accidentéprocède, lui aussi, d’une démarche de recherche, de reconstitution. Mais l’enquête porte cette fois sur la bio-graphie d’un seul homme. Dès l’ouverture du premier chapitre, après un système de « seuils » particulièrement déroutant, se pose une première question : qui raconte la vie de cet homme, et à qui ? En effet, le sys-tème de narration est tout à fait inhabituel. Le mode verbal de référence n’est plus l’indicatif, mais le subjonctif, qui en allemand est une marque évidente du discours rapporté : «er wäre», «er habe», au lieu des «er war», «er hatte» de l’indicatif attendus dans un récit de type historique. Ce parti pris énonciatif pose d’ailleurs d’épineux problèmes de traduction vers le français. Ainsi la traductrice Nicole Casanova rétablit-elle de temps à autre des incises du type « dit-il », absentes du texte original. La pre-mière solution qui vient à l’esprit est naturellement d’utiliser le condition-nel français, procédé auquel recourt également Nicole Casanova. Cepen-dant, le résultat se révèle souvent peu satisfaisant. En effet, à la lecture