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Philippe Marty

Université de Nice

(Entzweiung)

Benveniste trouve « deux modèles linguistiques de la cité1», le latin et le grec. Le latin dit : « civitas ». « Civitas » dérive de « civis ». « Civis », le terme primaire, exprime un statut social de nature mutuelle : « on est le

civisd’un autrecivisavant d’êtrecivisd’une certaine ville2», et la « cité » n’existe, dit Benveniste, que comme « sommation », « totalité additive ». Deux concitoyens, « cives » (ou vingt mille, ou vingt millions), ne sont tels que parce que chacun s’est donné à l’autre (pair) ou à tous les autres, et, dit Rousseau dansLe Contrat social(Livre I, chap. VI), « comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd ». Il en va de l’association des « cives » (ou des « socii ») comme de la relation des pronoms « je » et « tu » : dans l’interlocution, l’un n’est que par l’autre, mais il ne peuvent pas être « en même temps », ils sont côte à côte, et l’idée du pacte social, comme celle du dialogue, ne peut se représenter que dans l’étendue (et non la durée), la quantité (et non la qualité), la simultanéité (et non la succession).

1. Titre d’un article publié en 1970, repris dansProblèmes de linguistique générale, 2, Gal-limard, coll. « Tel », 1980.

Philippe Marty

De tout autre nature, en grec, le binôme « polis — politês », où le terme primaire est « polis », « cité », « citadelle ». Ici, lachosetoute seule, la chose même, précède l’association d’intérêt réciproque. La chose se dit « polis ». Qu’est-ce que « polis » ? Ce n’est rien d’étendu, c’est le simple et immaté-riel acte de poser, se poser, s’instituer, cela doit se dire à la voix moyenne, c’est pour soi seul, pour l’un. Pindare décrit l’instant de cette institution (Pythiques, IX, v. 54-55, le devin Chiron parle à Apollon, et le pronom de la troisième personne est mis pour le nom de nymphe et de ville Cyrène) : « Tu l’institueras [= la nymphe] commande-cités, tout de suite auprès

[epi] attroupant une foule-peuple [laon] d’insulaires sur l’escarpement [tertre, ochthon] dominant la contrée autour ». La cité fondée s’appelle Cyrène de Libye ; ce nom lui arrive comme le nom de la vierge qu’Apol-lon, étantune foistombé sur elle, alors qu’elle chassait dans les gorges du Pélion, emporte de l’autre côté de la mer dans un autre val, la Cyré-naïque. Le nom propre (de la nymphe, de la déesse ou du héros) précède la cité elle-même parce qu’il est le nom de la fois où, autrefois, un beau jour (grec « pote »), la cité fut établie. Tandis que « civis » est essentielle-ment un nom commun et ne vaut que mutualisé (on n’est que secondai-rement citoyende Rome), ne vaut que parce qu’il y a d’abord « plusieurs », la « polis » se présente en premier lieu sous son nom propre, et ce nom est celui de la divinité qui vint là, une fois : à l’aoriste. Pourtant, si le nom de chaque cité est propre, c’est chaque fois lamêmechose : c’est autour ou en vertu du même que la communauté se rassemble et vient habiter. Le même est préalable, il ne se passe pas dans l’étendue : la fondation se passe une fois, dans le temps ; elle demande pour cette raison l’aoriste, le temps du récit ; elle ne passe en réalité que dans le récit, le « il était — il fut — une fois ». Après seulement (« epi », dit Pindare), le peuple est là. Il est appelé « laos » (d’où dérive « laïque »). Le grec « laos » tient le milieu entre « homados » et « dêmos ». « Homados » désigne la foule indis-tincte, toute pareille (« homos »), mais dont on n’a pas à dire pourquoi (au nom de quel même) elle est réunie ; on peut dire d’elle seulement qu’elle est « dans un même lieu ». « Dêmos » est l’agglomération politique constituée, décomposable en unités (chaque citoyen libre), mais « som-mable », comptable (la décision s’y prendra en comptant). Le « homados » est incomptable : collection sans unités. « Laos » est tiraillé entre comp-table et incompcomp-table, nombre et nom : « laos » commence à compter, mais le compte a commencé à propos d’un nom, d’un même antécédent par-tagé par tous ensemble (par exemple le nom et la venue de Cyrène par les citoyens de Cyrène). « Laos » est perpétuellement menacé de se désagré-ger ; la désagrégation est sa source et sa fin ; mais c’est elle précisément

qui fait apparaître aussi l’un (le nom) qui avait produit le nombreux (tan-dis que la désagrégation du pacte social fait apparaître le pluriel, les uni-tés chacune pour soi). Le nombreux commence à deux (le couple est la première communauté naturelle — dit Aristote,Politique, I, 2 ; l’institu-tion de Cyrène provient de la fondal’institu-tion du couple que forment Apollon et Cyrène), et la désagrégation du nombreux doit pouvoir s’appeler du nom allemand « Entzweiung », intéressant parce que sans « équivalent », sans pair, en français. Le romancier-sociologue Botho Strauß l’emploie, parlant du couple :

Avec Aristote et le pape je partage la conviction que le couple passe avant toute autre communauté [toute communauté venant après lui, plus large, élargie]. C’est même l’unique contenu de ce que j’écris : que le couple se place avant l’État, la société ou autre organisation. C’est de lui que découlent tous les phénomènes sociaux élémentaires, au premier chef celui du départage [séparation, désunion, dépareillage, désappariement, désaccouplement, dé-division, division, « Entzweiung »1].

« Entzweiung » dérive de « entzweien », « entzweien » de « zweien », qui a deux sens : séparer, réunir (accoupler). « Ent-zweien » exprime la disso-lution de « zweien » ; mais duquel ? Voici un exemple de « Entzweiung » : dans la rue, ou dans l’embrasure d’une porte, deux passants (anonymes, l’un de l’autre inconnu) se croisent. L’espace d’un instant, à la croisée de leurs trajectoires, ils forment un couple, une rencontre. Ensuite chacun — c’est largement le cas le plus fréquent, dans les rues — passe son chemin ; le couplehic et nunc, cet instant et ce lieu, se détruit : Entzweiung. Rien ne s’est formé, institué. Le « deux » (la rencontre) appartient au passé perdu, n’a pas même eu lieu. Mais il arrive, une fois sur un très grand nombre de fois, qu’à la place du désintérêt mutuel quelque chose se passe (atten-tion, intérêt, coup de foudre). Chacun est sorti de sa place et les deux sont ensemble dans le temps, c’est-à-dire tout autrement que les « cives » liés par le pacte. Ensemble, ils sont comme un seul : dans le temps, dans l’acropole — l’instant aigu — de la rencontre — on a beau se serrer — il n’y a place que pour un : la Rencontre elle-même. Elle aussi mérite donc de s’appeler « Entzweiung », puisque le côtoiement, le « l’un l’autre et cha-cun de son côté » se trouve détruit, et que « l’être-ensemble » s’est formé,

1. Botho Strauß,Die Fehler des Kopisten (Les Fautes du copiste), Carl Hanser, 1997, éd. de poche : dtv, 1999 (p. 60). Nous abrègerons en FK et donnerons la page dans l’éd. dtv, suivie entre parenthèses ou crochets de la page dans l’éd. Gallimard, 2001, trad. de Colette Kowalski sous le titre :Les Erreurs du copiste.

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commence (le préfixe « ent- » a aussi cette valeur inchoative) ; et elle aussi est déjà passée, ou passant : « vorbei ».

Ce passant (cette divinité instantanée passant en public, dans les foules, et fondant, au hasard, des communautés, à partir du couple jusqu’à l’in-fini) est le héros des récits de Botho Strauß. Il a toujours été le héros de tout récit : c’est l’aoriste, ou prétérit. Botho Strauß entend le mot « prété-rit » : « praeter-it », « il passe le long », « geht vorbei » ; il « court auprès », il est (en allemand) « beiläufig » (mot à mot : qui court tout proche, ou autour ; qui se dit ou se fait « incidemment »). L’incidence, « Beiläufigkeit », est, dit Botho Strauß, l’affaire propre de l’écriture, l’écriture reconnaît dans l’incidence « son asymptote et elle sait que l’inatteignable est à tout instant [stets] infiniment proche1». Le récit n’est pas « au passé », mais « en passant » ; son attrait (l’attrait de sa profondeur de temps) se trouve décrit dans ces deux vers (Baudelaire, Le Flacon) : « Charme profond, magique, dont nous grise / Dans le présent le passé restauré ». Le passé, dans le récit, se dresse restauré ; le présent se creuse pour faire place au passé. Ce creusement est l’effet de la « Entzweiung », et dans ce creux du récit-prétérit une troupe ou communauté (« laos ») s’assemble autour du mythe de la fondation, du « il était une fois » où tout commença. Commen-cement d’un récit de Botho Strauß, première phrase2: « Sie wollte eben vorbeigehen » — elle s’apprêtait [s’apprêta] justement à passer, elle vou-lait être la passante. Toute histoire, d’un couple ou d’une cité, débute par cet affaissement dans l’aoriste, dans le vallon de l’aoriste ; c’est comme si c’était déjà perdu, et c’est perdu, si le récit ne l’attrape pas en passant. Le prétérit est le sol où le récit comme la communauté se fondent ; il installe et fait passer de l’étranger (du « tout autre », de l’antécédent) et du neutre, du ni l’un ni l’autre, grâce auquel seulement la « société » n’est pas une totalisation d’unités, mais un attroupement autour d’un nom à chercher ; « das schöne Gespräch will das Gemeinsame erkunden », « la conversation

belle veut reconnaître le commun3». Le conteur reconnaît, fait connaître, cette chose commune. Il est assis au milieu de nous autres et nous sommes supendus à ses lèvres, mais à chaque instant il fait apparaître autre chose que lui-même : ce qui était une fois (comme, une fois, Apollon rencontra Cyrène dans un vallon, l’enleva et l’instaura reine d’une cité), et cela —

1. FK, p. 102 (105).

2. C’est le début d’un texte intitulé « Monotropie », contenu dansNiemand anderes (Per-sonne d’autre), Hanser, 1987 ; c’est, en huit pages, le roman, réduit à l’essence, d’un couple (« elle » et « lui », et parfois « nous ») : de l’incident de la rencontre à la rupture, l’un et l’autre terme, mais aussi tout l’intervalle entre les termes, méritant de s’appeler « Entzweiung ». Cela s’appelle « Monotropie », parce que cela ne pense qu’à « un », c’est-à-dire à l’autre — c’est-à-dire au « tout autre » (op. cit., p. 41 ; Botho Strauß cite en passant Buber et Levinas).

cette dépression que le récit creuse dans le présent de la narration — est social, parce que le récit ne fait jamais qu’évoquer l’expérience commune qu’aucun des « présents » (des « écoutants », « cives ») ne peut s’appro-prier à part des autres puisque c’est perdu, que c’est du neutre, inconsom-mable, et que cela se produisit « une fois ». Le conteur comme le citoyen (« politês ») accordent valeur originelle à l’aoriste, c’est-à-dire au temps par lequel, sans relâche, le passé se restaure dans le présent, tout en res-tant le passé (proche et inatteignable), — le temps de la « Entzweiung ».

(Dépression, globalisation)

Si elle ôte à l’aoriste sa valeur, la destruction de la « Entzweiung », ou « réunification », est alors une catastrophe pour le récit. Il faut entendre aussi « Réunification » comme nom propre produit par l’histoire (« Wieder-vereinigung »), et signaler, maintenant, que Botho Strauß est né en 1944 (à l’est : Naumburg an der Saale). Il a 46 ans au moment de la réunion des deux Allemagnes, et une moitié de son œuvre d’écrivain est faite. Elle est reçue, spécialement, par la « critique sociologique » qui voit dans le Strauß des années 70 et du début des années 80 (l’auteur de théâtre et le conteur) un analyste minutieux du quotidien contemporain, des vices de la bourgeoisie de l’Allemagne de l’ouest et de la société de consom-mation, mettant en scène des « héros problématiques » (Lukacs1). Les romans Rumor (1980) et Der junge Mann(1984), par exemple, font le récit de ce qui peut s’appeler une « dépression », au sens de la géologie (« Senke »), du ou des héros ; ils disparaissent au-dessous de la surface du social, de la « scène », ou du « plan ». La dépression, dont la psychiatrie, la substituant aux névroses, fait la « maladie de l’époque », est le thème de Botho Strauß : c’est par affaissement que ses personnages s’absentent du présent et se rendent peu à peu « prétérits ». Mais le Strauß plus récent (Der junge Mannmarque peut-être le tournant) est reçu autrement : il repousse à présent, dit-on, l’époque où il vit (ou ne la regarde plus qu’en moraliste désengagé) et s’attache au passé. Il semble ne plus vouloir mon-trer la relation entre « héros et monde ». On le range, avec Peter Handke, sous la rubrique de la « nouvelle subjectivité », ou du « traditionalisme », ou de « l’élitisme ». Un tournant est pris, en effet, comparable à la « Kehre » de Heidegger déplaçant le centre de gravité de la pensée de « l’ayant à

1. Ce que décrit Lukacs à propos du héros de roman (par exemple dansDie Theorie des Romans, Luchterhand, 1èreéd. : 1920 ; 2e: 1963) pourrait se comprendre comme un proces-sus de « Entzweiung » : rupture entre héros et monde sur fond de communauté du héros et du monde. Mais il ne présente, comme « solution », que réconciliation (résignation) ou ruine ; ce que la « Entzweiung » propose n’est ni l’une ni l’autre.

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être » (le Dasein) vers l’être même. Botho Strauß déplace le centre de gravité du récit de « l’animal politique » constitué par ses liens sociaux, vers « polis » elle-même, du présent vers le prétérit (on pourrait résumer ainsi les reproches qu’on lui fait) et vers la question « pourrons-nous vivre ensemble1», ou : quelle espèce de communauté (à deux, à plusieurs) est possible aujourd’hui ? Le conteur répond : c’est le prétérit, grâce à quoi il est possible de vivre ensemble, aujourd’hui ; et « l’aujourd’hui » où il écrit est déterminé par la réunification de 1990.

L’Allemagne est une ; l’autre (l’autre bloc, l’autre société) se « pré-sente », est avec nous, n’est plus de l’autre côté. La chute du mur enclenche, ou accélère, le processus de globalisation à la fin duquel (« fin de l’his-toire » et fin de l’aoriste) personne ne sera plus caché, affaissé, absent, prétérit. DansLes Fautes du copiste, l’événement de la réunification se rap-pelle à diverses reprises ; dans l’extrait cité ci-après, il est traité comme problème de narration. Le narrateur y est M. Leupold, en visite chez le nar-rateur aorististe, le « copiste » (Botho Strauß). L’auteur est donc dans la position (sociale) de l’auditeur ; Annie Ernaux (ou « le narrateur à la pre-mière personne » duJournal du dehors) se fait voir de la même façon, une fois, dans cette position2. C’est celle aussi, « postmoderne », du « chanteur de profession » face à l’élève de la « Star Academy » : « si chacun chante — peut se dire le professionnel — et si à chacun est donné le moyen de réali-ser son rêve d’être socialement reconnu comme chanteur — que me reste-t-il de propre, à moi qui chantais “pour tous”, qui exerçais et représentais cette profession (vocation) au nom de tous les autres ? » (postmoderne est le « tous font tout », et de plus en plus perméable la frontière entre public — frappant dans les mains, « participant » — et « l’artiste ». La participa-tion est exigée : les mots d’ordre du type « nous sommes tous des Améri-cains, des intermittents du spectacle, etc. » sont postmodernes aussi, qui convoquent tous à propos de chaque chose, pas un ne devant manquer à la fête présentiste). DansLes Fautes du copiste, M. Leupoldseraconte. Post-moderne encore (ou : présentiste) ce réfléchi :chacunse raconte (et se filme), est autonarrateur diposant de médias globalisés (principalement : le « portable ») et chacun, constate Botho Strauß, est comme chez lui dans le « global3». À la voix moyenne de l’événement lui-même (par exemple :

1. Titre d’un ouvrage (Fayard, 1997) d’Alain Touraine ; sous-titre : « Égaux et différents » ; Botho Strauß est lui-même sociologue de formation.

2. Journal du dehors, Gallimard, 1993, p. 45. Dans le train Cergy-Paris, deux femmes sont assises en face de « l’auteur ». L’une devient « narratrice » (c’est ainsi qu’Annie Ernaux la désigne) et construit devant l’auteur et d’autres auditeurs (les voyageurs présents) un récit dont l’auteur fait, à part soi, l’analyse littéraire (est-ce qu’il « se compare » ?).

3. Il parle du monde comme d’unhomedont tous font « l’expérience intense et irrésis-tible » (« die Welt ein überwältigendes home-Erlebnis », FK, p. 104 [108]), et c’est à ce propos

la cité de Cyrènesefonde, la rencontre entre « elle » et « lui »sepasse) a succédé la voix moyenne de l’individualisme : ce que chacun fait ou raconteenpublic (plutôt qu’aupublic) revient, quelquefois par des relais satellitaires, à lui-même. M. Leupold : il fut ouvrier au temps de la R.D.A ; mais il avait voulu que son fils étudie. Etudiant appliqué, il est devenu (le fils) lecteur dans une maison d’édition. Ensuite...

Ensuite arrive la réunification, éboulement, tout ce parcours [carrière, for-mation] disparaît dessous, sacrifié, la maison d’édition, le boulot, tout ça perdu. Et maintenant, à 45 ans à peu près, il a fait son temps, à la casse [déroulé jusqu’au bout ; « abgewickelt »], et ce qui faisait la fierté de sa vie, son fils, de fils d’ouvrier être devenu un acteur de la culture... c’est comme si c’était plus rien. Je le reconnais, ça manque de pitié, mais entre-temps [depuis, à la longue] on se détourne de ce genre de destins, on en a assez, ils ont été trop étalés et répétés en public, et toujours dévidés [servis] sur ce même ton, plein d’auto-assurance [conscient de son soi], de l’apitoiement sur soi-même. Mais quand la personne, singulière, avec un visage à elle, est assise en face de moi, je peux oublier qu’elle est composée au moins pour quatre cinquièmes de généralité1.

M. Leupold est sociologue de lui-même, comme tous les gens se racon-tant à la télévision ou sur d’autres forums : il est capable de faire la généa-logie de son trajet social. La généagénéa-logie et l’histoire (la sienne propre et la « grande ») échouent à ses pieds. Il est, selon un mot qu’emploie Botho Strauß, « catachroniste2» : le passé est raconté et évalué de sorte à faire comprendre ce que « moi » (M. Leupold) suis ici et maintenant. De ce nar-rateur, on ne peut pas dire qu’il fait passer, devant nos yeux, le passé (à l’aoriste) ; ce narrateur ne fait jamais que se montrer lui-même : il est l’énonciateur dont la déixis cache le passé comme l’arbre la forêt. C’est ce qu’on peut dire de tout locuteur sur son portable, et peut-être aussi de la narration duJournal du dehors: la narratrice se montre toujours nous montrant ce qu’elle vit et voit ici et maintenant ; c’est la déixis qui

conti-le mot « unheimlich » qui lui vient à l’esprit. « Unheimlich » : conti-le « Heim » affiché, présenté aux yeux de tous. Est « unheimlich » au sens précis le spectacle d’un passant qui téléphone, c’est-à-dire élargit son salon intime aux dimensions de la place publique ; tout lui est « salon-pièce télé ». L’époque présentiste s’enfonce dans l’univers du « Unheimliche », la frontière se dissol-vant entre public et privé (mais on ne sait si c’est le monde qui est devenu privé, ou le privé monde) ; les scènes étranges se multiplient, devant lesquelles plus personne ne s’arrête (il y a encore cinq ans, on était interloqué par un téléphoneur mobile). Botho Strauß demande encore (FK, p. 103 [107]) : « le Réseau [la Toile] réindividualise le collectif et réticularise l’individu ? »

1. FK, p. 202 (p. 204)

2. FK, p. 84 (88), p. 97 (101), p. 111 (114), où Botho Strauß attribue l’invention du mot à Raimondo Panikkar.

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nûment passe et se fait voir, au lieu de l’aoriste (la narration aorististe de Botho Strauß pourra se dire au contraire « anachronique »).

À propos de l’histoire de M. Leupold, la traduction française présente un cas étrange : M. Leupold y est devenu Mme Lippelt, le fils une fille, la maison d’édition la société de films DEFA, etc. Peut-être la traductrice et l’auteur se sont-ils entendus, et peut-être ces transpositions ont-elles un sens intéressant : le lecteur français lit uneautrehistoire, mais c’est la

même. C’est bien ce « même » qui provoque, dans l’extrait ci-dessus, l’aver-sion de l’auteur pour le récit qu’on lui fait. « Seinesgleichen geschieht » (« La même chose se passe ») : c’est le titre, à multiple entente, de la deuxième partie deL’Homme sans qualités, de Musil. Le même se repro-duit de site en site ou d’émetteur en émetteur à echelle mondiale ; Botho Strauß le note à propos des programmes de télévision1. La reproduction