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Retour sur les rapports entre ordre du sémiologique et ordre du linguistique

2.2. L’activité langagière, les textes et les langues

2.2.3. Retour sur les rapports entre ordre du sémiologique et ordre du linguistique

Comme l’avaient fait de nombreux auteurs, dont Saussure (cf. Cours II, pp. 7-13), François Rastier s’est livré à une analyse contrastive des différents types de signaux mis en œuvre chez les animaux et les humains (signaux qu’il qualifiait alors de « signes » ; cf. citation 19, pp. 8-9), et il a ce faisant décrit la complexification progressive de la structure de ces entités sémiotiques, de l’index au signe verbal (signe qu’il qualifiait alors de « symbole »). Outre que ces variantes de désignation ne sont pas en soi problématiques, nous pouvons être globalement d’accord avec la teneur de cette analyse. Mais dans le texte cité, la mise en évidence de cette complexification semble déboucher sur (ou en tout cas ne pas contester) la thèse d’une continuité régulière de l’évolution des systèmes sémiotiques du monde animal à l’humain : le langage verbal pouvant ainsi être conçu comme constituant simplement un degré “supérieur” dans l’ordre général du sémiotique, et dès lors comme ayant été “préparé” par les formes de sémiose à l’œuvre chez les animaux. Et c’est cette potentielle interprétation qui nous paraît devoir être radicalement rejetée, sur la base de la prise en compte ce que Hjelmslev qualifiait d’« interprétant » des systèmes sémiotiques (cf. 1943/1968, pp. 138 et sqq) : quelle est l’instance qui gère ces systèmes et leur mise en œuvre ? Et dès lors pour qui, ou aux yeux de qui, les entités que nous qualifions de sémiotiques le sont-elles réellement ? Pour répondre à ces questions, il convient d’examiner le statut des capacités représentatives et communicatives dont témoignent les animaux, et de les confronter à celles des humains.

Comme tout organisme vivant, l’animal conserve des traces biochimiques de ses interactions avec le milieu, traces nécessaires à son adaptation et à sa survie en ce qu’elles qui lui permettent de reconnaître et de traiter les éléments de son milieu immédiat. Transitant par les organes de perception, ces traces sont envoyées au cerveau, “centre” dans lequel elles sont reproduites sous un autre registre (sur le statut duquel nous ne nous prononcerons pas) et où elles sont mises en rapport et organisées. Le centre cortical dédouble donc les traces internes, qui deviennent ce faisant des images que l'on peut qualifier de mentales, et, par son organisation même, il rend possible la combinaison de ces images, ou encore des opérations avec et sur ces images. C'est cette opérativité qui explique les comportements intelligents des animaux, leur capacité d'apprendre de nouveaux comportements, d'utiliser des instruments et de les combiner pour atteindre un but, d'anticiper des résultats, etc. Mais ces images et opérations mentales du monde animal restent cependant clairement dépendantes des activités dans le cadre desquelles elles ont été constituées et auxquelles elles servent ; elles demeurent sous le contrôle des renforcements (c'est-à-dire des effets, positifs ou négatifs, des comportements propres) et elles disparaissent rapidement lorsque ces renforcements ne sont plus administrés (processus d'extinction ou d'inhibition). Et par ailleurs tout semble indiquer que les animaux n’ont pas d’accès individuel ou personnel à ces opérations mentales, qu'ils ne peuvent en prendre connaissance et en conséquence les gérer ou agir sur elles.

S’agissant des capacités communicatives, une distinction semble devoir être effectuée entre espèces animales “inférieures” et “supérieures” (ces dernières se caractérisant par des ébauches d’organisation sociale et étant dès lors qualifiées aussi de « socialisées »).

Les systèmes de communication des premiers (fourmis, abeilles, choucas, épinoches, etc.) s’intègrent strictement aux fonctions de survie (éviter le danger, se nourrir, se reproduire) et ne consistent en réalité qu'en enchaînements de schémas réflexes impliquant plusieurs individus : en présence d'une première catégorie de stimulus (une propriété du terrain, la vue d'une ombre, la vue d'une femelle, la vue d'un champ de pollen), un individu “émetteur” réagit automatiquement en produisant un comportement spécialisé (production de phéromone, de cri, de danse) ; ce comportement constitue alors pour les individus “récepteurs” un autre stimulus déclenchant à son tour automatiquement une réponse adaptée à la survie. Les systèmes de ce type sont innés, stables et monolithiques : ils ne font l'objet d'aucune forme d’apprentissage, ne se transforment pas au cours de la vie des individus, et ne se différencient pas en sous- systèmes (ou proto-langues) propres à des groupes déterminés. Et s’ils peuvent nécessairement donner lieu à des traces ou images internes, les signaux émis ou reçus ne sont pas pour autant accessibles aux individus et traitables par eux en tant que signaux porteurs d’une valeur communicative déterminée ; si c’était le cas, ces animaux n’ayant en principe pas plus de moralité que les humains, on devrait observer des cas de ruse, de mensonge ou de blagues. Or von Frisch par exemple (cf. 1950) n’a jamais observé d’abeille qui, après avoir identifié un champ de pollen dans une direction donnée, soit venue exécuter une danse destinée à envoyer ses congénères dans une mauvaise direction… Le mensonge ou la ruse sont les indices les plus sûrs de ce que les organismes ont connaissance de la valeur communicative des signaux qu’ils émettent. Pour ces espèces en conséquence, les processus de représentation aussi bien que de communication sont gérés par l’équipement biologique inné, et les individus ou les groupes n’ont aucune prise sur eux.

Chez les animaux supérieurs (les chimpanzés par exemple), à ce mode de gestion biologique s'ajoute une ébauche de gestion individuelle et sociale. S'il demeure, dans la plupart de ses aspects, inné et stable, le système de communication de ces espèces peut, sous d’autres aspects, se détacher des déterminismes biologiques ; les échanges peuvent parfois être moins automatiques et ils peuvent parfois se déployer en de brèves conversations, ou donner lieu encore à quelques ruses ou plaisanteries, ce qui atteste d'un début de connaissance pratique, par les individus, du statut même de ces systèmes. Par ailleurs, des ébauches de “langues” particulières à des groupes sont observables, langues faisant l'objet des formes limitées d’apprentissage et attestant d’une socialisation partielle de ces systèmes. Evolution oblige, la socialisation des activités et des échanges interindividuels s’est donc effectuée progressivement, mais toutefois, comme le relevait François Rastier, « nous attendons toujours que Kanzi nous raconte une histoire autour d’un feu de camp » (citation 19, p. 9). Chez l’humain en effet, ainsi que nous l’avons développé ci-dessus (§ 2.2.2), l’émergence des signes verbaux a engendré la constitution d’un psychisme opératoire et conscient, dont les processus peuvent désormais s’appliquer aussi aux signaux communicatifs (comme le soutenait Vygotski, chez l’humain, les systèmes représentatifs investissent les systèmes communicatifs, ou encore ces deux types de systèmes fusionnent – cf. 1934/1997, chapitre 4), et dans cette espèce dès lors, le langage comme les autres systèmes de signaux font désormais l’objet d’une gestion non plus biologique, mais psychique.

S’agissant du langage verbal, celui-ci demeure certes soumis à des contraintes d’espèce (le caractère rudimentaire de l’appareil phonatoire et la limitation des ressources de la langue historique), mais sa mise en œuvre est totalement gérée par les personnes (sur la base de leur langue interne) et par les groupes (sur la base de la langue normée).

Quant aux autres systèmes de signaux, leur mise en œuvre présuppose l’existence du langage verbal et de la pensée consciente qui en est issue ; comme le soulignait Hjelmslev (op. cit., p. 138), seul le langage verbal témoigne de la capacité de « traductibilité » : on ne peut traduire un texte en exploitant les signaux routiers, mais on traduit ou on interprète les signaux routiers en exploitant le langage verbal. Dès lors, si comme l’affirme François Rastier, « le même son, le même geste, le même tracé peuvent être interprétés sur le mode indexical,

indiciaire ou symbolique » (OL, p. 18), ces saisies interprétatives humaines n’ont aucune commune mesure avec la manière dont fonctionnent ou sont mises en œuvre les “mêmes” catégories de signaux dans le monde animal.

Pour conclure, si au plan structurel, dans la saisie abstraite des chercheurs, on peut considérer que les index ou indices attestables chez les humains sont équivalents à ceux mobilisés par les animaux, au plan fonctionnel, cette équivalence doit être rejetée, les humains ayant de ces signaux une conscience et une capacité de gestion qui font défaut à l’animal. En conséquence, ce n’est qu’en s’en tenant au plan structurel que l’on peut considérer que la linguistique ne constitue qu’une section (fût-ce la plus importante) de la sémiologie ; dès lors qu’on se place au plan fonctionnel, qui est à l’évidence le plus proche du “réel”, la linguistique doit être considérée comme le “patron” et comme la condition même de toute sémiologie.