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Des interactions entre registre praxéologique et registre linguistique

François Rastier a proposé une conceptualisation des interactions entre ces deux registres dans le chapitre 8 de AST, dont nous reproduisons deux passages qui nous paraissent essentiels :

40. « A chaque type de pratique sociale correspond un domaine sémantique et un discours16 qui l’articule […] même les échanges linguistiques qui paraissent les plus spontanés sont réglés par les pratiques sociales dans lesquels ils prennent place, et relèvent donc d’un discours et d’un genre.

Chaque pratique sociale se divise en activités spécifiques auxquelles correspond un système de genres en co-évolution. Les genres restent ainsi spécifiques aux discours, et même aux champs pratiques : un traité de physique n’obéit pas aux mêmes normes qu’un traité de linguistique. Si les discours peuvent s’influencer réciproquement, chaque système générique reste cependant autonome et évolue selon ses propres lois. » (AST, p. pp. 228-229)

41. « […] un genre ne se confond pas avec une simple classe, ni d’ailleurs avec un type ; il institue en outre un système de normes immanentes au texte, et non transcendantes.

Si les domaines d’activité correspondent aux discours, entre les discours et les genres, il faut reconnaître une médiation, celle des champs génériques. Un champ générique est un groupe de genres qui contrastent, voire rivalisent dans un champ pratique : par exemple, au sein du discours littéraire, le champ générique du théâtre se divisait en comédie et tragédie ; au sein du discours juridique […] Au sein des champs pratiques, les pratiques spécifiques correspondent à des genres ; aux cours d’action, qui sont les occurrences de ces pratiques, correspondent des textes oraux ou écrits. Soit :

Praxéologie Domaine d’activité Champ pratique Pratique Cours d’action Linguistique Discours Champ générique Genre Texte

Les discours évoluent dans des temporalités différenciées et ne sont pas en compétition (d’où par exemple la diachronie différenciée du mot face dans les discours littéraires, religieux et médical) ; en revanche, les genres sont en compétition au sein des champs génériques ; par exemple le drame romantique a synthétisé des éléments de la tragédie et de la comédie. » (AST, pp. 230-231)

Cette conceptualisation et l’argumentation qui la sous-tend nous paraissent contestables sous deux aspects.

La première critique, mineure, a trait à la configuration du tableau de la citation 41, et plus spécifiquement à la mise en correspondance terme à terme des composantes du registre praxéologique et de celles du registre linguistique. Etant donné le caractère nécessairement réducteur de ce type de schéma, cette critique pourrait paraître inutilement tatillonne, mais une telle disposition semble impliquer l’existence d’une correspondance bi-univoque entre les composantes des deux registres, et aller ainsi à l’encontre de la conception de l’autonomie du textuel-linguistique si fortement défendue par l’auteur. D’une part, comme celui-ci le mentionne par ailleurs, divers genres peuvent “correspondre” à une même pratique, mais surtout, la transmission historique fait en sorte que des genres initialement élaborés en rapport à un champ pratique peuvent se trouver empruntés et réélaborés ultérieurement dans d’autres champs ou dans d’autres pratiques singulières. Et il semble bien par ailleurs que si, pour certains champs pratiques, le champ générique (ou réservoir de genres adaptés) est assez contraint ou limité (dans le champ juridique, par exemple, pour cette raison si fréquemment évoqué), pour d’autres champs pratiques (les rapports commerciaux ou les interactions familiales, par exemple), les genres mobilisables sont à ce point variés que la notion même de « champ générique » paraît excessive, voire non appropriée.

16 Nous soulignons dans cet extrait et ceux qui suivent les occurrences du terme « discours », dans le cadre d’une analyse de corpus dont la motivation sera clarifiée dans ce qui suit.

La seconde critique, plus fondamentale, a trait au statut de ce qui est qualifié de « discours » et à son rangement dans le registre du linguistique. L’auteur propose de ce « discours » la définition qui suit :

42. « Un discours est un usage de la langue normé par une classe de pratiques sociales

participant d’une même sphère d’activité. Au plan paradigmatique du lexique, un discours

correspond à un domaine sémantique. » (LMPO, p. 11, note 13)

Mais dans ses divers écrits, on observe des conditions d’occurrence et des qualifications de ce terme qui ne paraissent pas forcément compatibles avec cette définition :

43. « Le statut des genres, comme le rapport entre les textes et leur genres diffèrent sans doute selon les discours : dans les discours normatifs, les textes sont produits […], dans les discours normés, ils sont produits […] » (AST, p. 252)

44. […] des oppositions comme fiction vs non-fiction sont trop grossières et départagent, au mieux, des classes de discours mais non des genres. » (AST, p. 252)

45. « […] un proverbe par exemple n’a pas le même sens dans un discours ludique ou dans un discours juridique ; la lettre commerciale n’a presque rien de commun avec la lettre personnelle du discours privé […] » (AST, p. 253)

46. « La quasi-totalité des discours différencie strictement leurs genres ; par exemple, dans le discours juridique, on ne peut confondre le réquisitoire, la plaidoirie […] ; dans le discours technique, aucune ambiguïté entre la notice d’utilisation et le bon de garantie, etc. Le discours littéraire occidental a certes récemment brouillé certaines frontières entre ses propres genres […] » (AST, p. 263)

47. « […] le discours privé diffère du discours littéraire, même intimiste. » (AST, p. 267)

48. « La même objection vaut a fortiori quand on change de discours : la description clinique et la description romanesque n’ont rien de commun. » (AST, p. 265)

Si les expressions de « discours littéraire » ou de « discours juridique » peuvent paraître compatibles avec la définition proposée, comment les discours « ludiques », « privés », « fictifs », ou encore les descriptions « cliniques » ou « romanesques », pourraient-ils être considérés comme « des usages normés de la langue relevant de pratiques sociales d’une même sphère d’activité » ? Comment le « discours technique » ne transcenderait-il pas les sphères d’activité ? Et comment comprendre encore, sur la base toujours de la définition donnée, la différence posée entre « discours normé » et « discours normatif » ?

A cela s’ajoute encore que ce même terme de « discours » semble pouvoir désigner aussi les productions langagières (ou l’œuvre) d’un même auteur :

49. « Au sein du discours, les relations d’un genre à l’autre supposent des transpositions […] Par exemple chez Primo Levi, la citation […] » (AST, p. 257)

Nous avouons ne pas comprendre le type de réalité qui se trouve désignée par ce terme et ses qualifications. Dans notre conception, plutôt que d’évoquer des « discours », nous évoquons les activités langagières (ou les actions langagières) qui se déploient dans des sphères d’activité pratiques différentes, et qui peuvent notamment avoir, au-delà de ces sphères et de leurs contraintes, des caractéristiques privées, fictives, ludiques, etc. Mais outre cette substitution terminologique en soi peu importante, nous récusons surtout toute possibilité de différencier des “types d’actions langagières” en amont (ou indépendamment) de leur réalisation en textes mobilisant les ressources d’une langue naturelle ; procéder à cette différenciation préalable des « usages de la langue » impliquerait nécessairement la sollicitation de critères non linguistiques (des attitudes, des habitus, des modes de penser ?), ce qui reviendrait donc, curieusement, à rétablir une forme de prééminence des dispositions sociocognitives eu égard aux propriétés de la textualité même. Et nous restons dès lors plus

que sceptique quant à la possibilité d’établir cette « typologie des discours » dont François Rastier déclare qu’elle est une des tâches (la deuxième) de la démarche comparative requise par une poétique généralisée :

50. « L’extension du comparatisme linguistique appelle huit entreprises typologiques : (i) La typologie des langues, évidemment. (ii) Comme chaque langue, aux diverses étapes de son histoire, connaît des usages propres à des types de pratiques sociales, une typologie des discours (religieux, littéraire, juridique, etc.) doit en rendre compte […] » (AST, p. 251)

En outre encore, dès lors que les discours sont des “phénomènes” saisis en amont de la textualité, pourquoi les ranger dans le registre linguistique, ce dernier impliquant semble-t-il a minima la sollicitation et la mise en œuvre des ressources d’une langue naturelle ? Comme en atteste le statut universel ou anthropologique des critères censés discriminer les types de discours (juridique, religieux, privé, public, normé, ludique, etc.), ce phénomène discursif relève en fait clairement du registre praxéologique, au même titre d’ailleurs que le « cours d’action » qui ne constitue en définitive que sa déclinaison ou son déploiement temporalisé. Nous récusons en conséquence cette conception de « types de discours » qui seraient définissables indépendamment des genres de textes qui les concrétisent, et en empruntant une formule de François Rastier, nous considérons que, dans cette acception, le terme même de « discours » ne constitue qu’une « essence nominale » tout aussi dangereuse qu’inutile. Comme nous le développerons au chapitre suivant (§ 4), nous utilisons néanmoins ce terme de « discours », mais dans une autre acception, proche de celle exploitée notamment par Foucault dans L’archéologie du savoir : pour désigner des formes d’organisation linguistique (supra-ordonnées eu égard à la prédication et infra-ordonnées eu égard aux genres) qui sont indissolublement liées à des formes de déploiement des processus de pensée (ou des raisonnements).

Sur la base des analyses qui précèdent, nous réorganiserions la conceptualisation des rapports entre registre praxéologique et registre linguistique selon le schéma suivant.

Le registre praxéologique est celui des activités finalisées humaines, et il nous paraît d’emblée important de mettre en évidence que, chez l’humain, ce registre comporte dans son

Praxéologique

Activité pratique Activité langagière

Champ pratique

Pratique singulière

Linguistique

Champ générique

Genre

principe même deux formes d’« intervention dans le monde » étroitement associées ou interdépendantes, l’une à caractère non verbal (l’« activité pratique » ; cf. la note 6, p. 14, relative à la médiocrité de cette expression), l’autre à caractère verbal (l’« activité langagière »). La notion d’activité langagière désigne le fait que les humains parlent (ou écrivent) dans des circonstances déterminées, et correspond donc à une des acceptions des expressions de « discours » ou d’« activité discursive ». Elle présente un caractère relativement “formel” en ce sens que le processus concerné est saisi en faisant abstraction du système sémiotique (en l’occurrence de la langue naturelle) mobilisé ; mais cette activité peut néanmoins être décrite et conceptualisée en s’en tenant à des paramètres relevant du strict registre praxéologique : tel humain ou tel groupe d’humain “produi(sen)t du langage” dans telle ou telle situation, en fonction de tel ou tel objectif, et en obtenant tel ou tel résultat. Comme nous l’avons discuté plus haut, nous considérons que cette activité a des propriétés anthropologiques générales (dont il conviendrait d’entreprendre une analyse approfondie, dans le prolongement notamment de l’approche de Coseriu), et nous nous refusons à distinguer des « types d’activités langagières » (ou « types de discours » dans les termes de François Rastier) sur la base du type « d’usage normé de la langue » qui serait exhibé, puisque ces activités sont saisies en amont de toute exploitation d’une langue. Ces activités ont certes, selon les circonstances, des propriétés diverses et l’on pourrait dès lors en principe envisager d’en élaborer un classement ou une typologie sur la base de critères non linguistiques ; mais en réalité, comme c’est le cas pour les activités pratiques, la diversité et l’hétérogénéité de leurs occurrences sont telles que cette démarche est de fait illusoire.

Dans l’ordre des activité pratiques, nous retenons les notions de « champ pratique » et de « pratique » telles qu’elles sont proposées et définies par François Rastier : les champs pratiques comme sous-ensembles organisés d’activités déterminées, telles que celles-ci ont été élaborées dans la sociohistoire d’un groupe, selon des critères relevant de la division du travail, des formes d’organisation de la société, des formes d’activité culturelle, des modalités d’échange interpersonnel, etc. ; les pratiques comme occurrences situées d’une activité relevant de l’un de ces champs.

S’agissant des activités langagières, nous posons que celles-ci se réalisent en actions langagières situées, ayant leur source en une personne. Ces actions comportent une dimension de situation (initiale), qui est celle des représentations disponibles en cette personne au démarrage de son agir, et la description que nous avons proposée de cette situation (ATD, chapitre 3) peut être enrichie sur la base des propositions de François Rastier : ces représentations sont alimentées aussi par la connaissance qu’a la personne de la configuration des rapports existant, dans son environnement langagier, entre champ pratique et champ générique d’une part, pratique et genre d’autre part (d’où la flèche verticale en tirets traversant ces interactions figurées par les flèches continues entrecroisées). Elles comportent aussi une dimension de cours d’action, constituée par le déploiement temporalisé effectif de l’agir langagier, avec l’ensemble des bifurcations et réajustements qu’il comporte (quasi) nécessairement.

Le registre linguistique implique nécessairement pour nous la mobilisation des ressources d’une langue naturelle, et peut être décrit dans les termes proposés par François Rastier : les champs génériques comme ensembles organisés de genres articulés à un ou plusieurs champs pratiques ; les genres comme sous-ensembles de formes textuelles normées relevant d’un de ces champs ; les textes comme occurrences situées et actualisées d’un de ces genres. Comme nous l’avons indiqué, il ne nous paraît cependant pas évident que tous les genres soient organisés en champs génériques, certains genres semblant pouvoir être exploités dans quasi n’importe quelle situation d’activité pratique ; mais il s’agit là d’une question proprement empirique, qu’il conviendrait d’examiner.

Les flèches entrecroisées entre champ pratique et champ générique d’une part, pratique et genre d’autre part, visent à souligner la complexité, la mobilité et les effets d’aller-retour qui se produisent au cours du temps entre l’ordre des pratiques d’une part, celui des genres textuels d’autre part.

Enfin, les conditions de production des textes empiriques sont figurées dans la partie inférieure droite du schéma : ceux-ci sont construits sur le modèle d’un genre, par une personne déployant une action langagière, la situation de cette action étant déterminée par les connaissances qu’a cette personne de son contexte d’agir d’une part, des modalités de rapports entre champs pratiques et champs génériques établis dans sa communauté d’autre part.