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4. Jeu symbolique et narration

4.1. Retour sur le récit

La section portant sur le récit a servi à exposer ce concept de manière élaborée. Étant donné les liens que nous souhaitons mettre en exergue entre celui-ci et le jeu symbolique, il convient ici d’en rappeler succinctement la signification.

Veneziano et Hudelot (2005) identifient trois critères permettant de qualifier un récit : une dimension chronologique, en ce sens que le récit comporte minimalement un début, un milieu et une fin et qu’il fait référence à un évènement absent au moment où il est raconté, vu, lu ou entendu, d’où cette notion de décontextualisation évènementielle; un aspect en lien avec la cohérence d’ensemble et la progression thématique (Vanderdorpe, 1996), les évènements étant liés entre eux et participant à l’élaboration du récit; et, enfin, un élément de dramatisation provenant d’une rupture entre ce qui est attendu normalement – ce qui fait partie de l’ordre habituel des choses – et ce qui survient ou participe à la formation d’une intrigue, elle-même issue d’une tension ou encore d’une insatisfaction entre ce qui arrive et ce que les personnages souhaiteraient voir arriver.

Cette description des trois critères permettant de qualifier un récit laisse entrevoir que celui-ci peut s’attarder à relater un fait vécu ou encore s’articuler autour de la narration d’un évènement fictif. Tantôt produit, tantôt interprété, le récit, puisqu’il recourt au langage (oral, écrit, signé, etc.) ou à l’image (récit en images, film, vidéo, etc.), concerne toujours, il faut le rappeler, des discours détachés du moment présent, c’est-à-dire des discours décontextualisés. Ainsi, indépendamment du contexte où ils ont été vécus ou le seront, des évènements passés ou à venir peuvent exister, autrement dit prendre forme par une forme d’expression, à tout moment et dans tout lieu. Les récifs fictifs, eux aussi, permettent de rendre présents des évènements, des scènes, des actions, avec pour particularité le fait qu’ils soient imaginaires. À ce sujet, Nicolopoulou (2002) mentionne d’ailleurs très clairement que l’activité de narration – l’invention d’histoires étant plus spécifiquement celle à laquelle elle s’est intéressée – fait appel à un usage hautement décontextualisé du langage. Dans une recherche sur le « jeu narratif » (narrative play) et la « littératie émergente » (emergent literacy), Nicolopoulou, McDowell et Brockmeyer (2006) définissent en ces termes précis le sens qu’elles donnent à cet usage du langage : il implique clairement la construction, la transmission et la compréhension de l’information véhiculée sans que ces opérations ne soient intégrées à l’intérieur d’une structure conversationnelle, donc interactive, typique de l’ici et maintenant qui, elle, permet des ajustements (sous forme de réponses) en temps réel et, par conséquent, offre un soutien à la construction, à la transmission et à la compréhension de l’information; ces trois activités ne doivent pas non plus s’appuyer sur un bagage de savoir partagé ni sur des indices non verbaux. Ainsi, Nicopoulou et al. considèrent que l’interaction verbale est source de contextualisation.

Il convient de préciser que, selon la perspective épistémologique adoptée dans la présente étude de cas, la décontextualisation s’inscrit dans un continuum et constitue en quelque sorte une porte d’entrée dans l’univers de l’abstrait, des représentations, lequel se complexifie graduellement. Cela signifie que la capacité de décontextualisation se construit petit à petit, à l’instar de la compréhension du récit. À ce sujet, les références

au passé, au futur et aux états internes constituent quelques-unes des conduites décontextualisées mentionnées par Veneziano (2005) dans son article sur le langage dans le jeu de faire semblant. De son côté, Javerzat (2006) décrit de la manière suivante l’évolution de la pensée verbale, au départ fortement contextualisée, puis de plus en plus abstraite :

Elle se développe dans des modèles discursifs liés à l’action, les genres premiers, puis dans des genres seconds, rendus autonomes par rapport au contexte de production. Cette secondarisation de l’activité langagière relève d’un niveau d’apprentissage plus élevé car décontextualisée de l’action non langagière. L’énonciateur doit fournir l’intégralité des données nécessaires à la construction de la signification sans s’appuyer sur un contexte immédiatement visible par les interlocuteurs. (p. 91)

L’album illustré que les adultes présentent aux jeunes enfants peut permettre d’expliquer le développement graduel de cette capacité de décontextualisation. Dans ce type d’album, le texte ne vient pas seul : les images y occupent une place centrale. Elles illustrent entre autres, de façon souvent très explicite, les émotions ressenties par les personnages, leurs principaux agissements – et souvent même leurs intentions –, ce qui contextualise le récit, met en évidence les évènements clés de sa chaine causale et soutient sensiblement sa compréhension par l’enfant. À ces illustrations qui en disent long s’ajoute aussi parfois le questionnement de l’adulte, qui guide l’enfant dans cette activité décontextualisée – du moins partiellement, les images parlantes et la lecture interactive contribuant à diminuer le niveau de décontextualisaton du récit écrit – et complexe de reconstruction de la trame de fond du récit.

Question de poursuivre sur ce concept de structuration causale, de nombreux auteurs (Bourg, Bauer, & van den Broek, 1997; Stein, 1988; Stein & Albro, 1997; van den Broek, 1997) ont clairement démontré que le développement de la compréhension et de la représentation des évènements de l’enfance à l’âge adulte évolue de la simple description d’actions plus ou moins isolées jusqu’à la conceptualisation implicite ou explicite d’un thème sous-jacent à un récit imaginé – en passant par la structuration

temporelle, puis causale, laquelle repose éventuellement sur la poursuite d’un but, avant de voir un thème ou une morale se dégager.

Il convient enfin de mentionner que le développement de la compréhension du récit n’est pas étranger à celui de la capacité de décontextualisation, la seconde soutenant la première. En effet, pour comprendre un récit dans toute sa complexité, il faut entre autres pouvoir cerner les buts des acteurs en cause, ce qui implique nécessairement de référer à leurs états internes et de prendre en considération leurs différents points de vue (comment ils se sentent, ce qu’ils recherchent, les raisons qui motivent leurs agissements, etc.), d’où le lien entre la compréhension du récit et la capacité de décontextualisation. En outre, qu’il s’agisse de l’une comme de l’autre, la capacité de représentation est fondamentale. Ces évènements absents auxquels elles réfèrent, passés, à venir ou imaginaires, doivent être représentés pour être compris – et les liens entre eux construits, il va sans dire.

Ce bref rappel au sujet du récit est maintenant suivi par un propos sur le jeu symbolique – définition et développement –, ceci afin d’établir des liens, dans une sous-section ultérieure, entre ces deux activités.