• Aucun résultat trouvé

2. Temporalités multiples de la pièce koltésienne

2.3. Le retour au désert : le temps comme entité autophage

L’écriture du Retour au désert fonctionne selon un modèle similaire à celui que nous venons d’ébaucher pour Quai ouest. Au niveau de la fable, le lecteur se heurte en effet à une temporalité chronologique mais discontinue. Celle-ci se voit en outre enchâssée dans une structure temporelle allégorique, elle-même connectée à un temps symbolique : alors que les événements de la pièce se déroulent sur une période d’un peu moins d’un an (durée que l’on déduit de la naissance des jumeaux noirs à la fin de la pièce), les sous-titres qui organisent le texte réduisent ce temps à une journée. Chaque sous-titre correspond en effet à une des prières de l’islam, qui sont reprises par Koltès dans le respect de leur ordre habituel d’effectuation dans la journée. Par ailleurs, outre cette durée journalière instaurée par le nom des prières et leur succession, existe une autre unité temporelle qui est le mois. C’est ce que remarque encore Jean-Marc Lanteri : « La scène 17porte le titre d’une fête qui marque la fin du ramadan. La pièce se serait donc déroulée conformément à cette durée qui n’est indiquée qu’à la fin16. » Néanmoins, cet ensemble de bornes temporelles issues de l’islam est, pourrait-on dire, lui- même contaminé par un recours à une sphère culturelle autre, en l’occurrence la religion chrétienne. La didascalie « Cloche sonnant complies, au loin17 », précédant le long monologue de Mathilde, fait référence à la dernière prière de l’office divin, avant la nuit. Nuit qui tombera effectivement, dès la scène 19, sur le petit monde du Retour au désert.

Surplombant ces temporalités imbriquées, se retrouve un autre temps : ici encore celui du mythe. Andréa Grewe procède à un inventaire fort intéressant des mythes qui peuplent et structurent l’univers du Retour au désert. Nous en évoquerons deux. Il s’agit d’abord du mythe dit « des frères ennemis », auquel fait allusion de façon très explicite, outre évidemment la relation entre Mathilde et son frère, la naissance des deux jumeaux noirs, à la fin de la pièce, qui sont baptisés Rémus et Romulus. Grewe souligne l’évidence des parallèles susceptibles d’être établis entre le mythe et l’histoire d’Adrien et Mathilde : « les éléments caractéristiques

16 Jean-Marc Lanteri, « L’œuvre de Bernard-Marie Koltès. Une esthétique de la distance », loc. cit., p. 235. (Il s’agit en réalité de la scène 18, qui porte le titre « Al-‘îd ac-çaghîr ».)

tels que la haine réciproque, le fratricide et la condamnation à l’exil18 » s’y retrouvent. D’une manière similaire à ce qu’on a pu voir dans Quai ouest, le recours à ce temps symbolique du mythe a un double effet. Celui d’une part de placer le lecteur devant une continuelle modification du point de vue par des changements constants d’échelle et ainsi achever la mise à distance des événements de la fable. D’autre part, et sans qu’il y ait ici contradiction, il contribue à fournir un ultime ancrage de la fable dans le réel, en ce qu’elle devient une occurrence, une manifestation et une recréation du mythe qui, quel qu’il soit, a la particularité de s’opposer à la fable ou la légende : il a, lui, valeur de vérité. « Le mythe, dit Mircea Éliade dans une tentative de définition, ne parle que de ce qui est arrivé réellement, de ce qui s’est pleinement manifesté19. » L’autre mythe recensé par Andréa Grewe et qu’il nous semble judicieux de relever est celui du serpent qui, ici désigné par le nom de famille des personnages principaux, Serpenoise, peut recouvrir trois significations : « le serpent comme figure du Mal qui entraîne la mort ; le serpent qui se mord la queue symbolisant l’éternel retour du même ; et le serpent qui fait peau neuve comme image de la régénération et du renouvellement de la vie20. »

Porteur de ces trois significations, le serpent dans Le retour au désert rassemble, encore plus qu’il n’y paraît au premier abord, la majeure partie de ce que nous avons affirmé au sujet des temporalités de la pièce. Le serpent comme animal qui se régénère est explicitement évoqué à deux endroits dans le texte. D’abord dans une conversation entre Mathieu et Édouard, où il est question du corps « rachitique » d’Édouard :

MATHIEU. – […] Avec quelques mois et quelques mois de patience, on pourrait peut-être bien doubler le volume de ce petit corps de serpent.

EDOUARD. – Je ne veux rien doubler du tout […]. De toute façon, ce corps auquel tu portes tant de soin se renouvelle sans arrêt, ces cellules que tu entretiens au prix de tant d’effort partiront demain avec l’eau et le savon ; et, au

18 Andréa Grewe, « Réalité, mythe et utopie dans Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès », Cahiers de

l’Association internationale des études françaises, vol. 46, n° 1, 1994, p. 190.

19 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Idées », 1963, p. 15.

bout de sept ans, plus rien de toi ne restera de ce dont tu es fait aujourd’hui ; il n’aura servi à rien de passer deux heures chaque matin à l’entraînement21. Il est intéressant de constater qu’ici la régénération se passe dans l’individualité de l’organisme humain : dans le cadre de l’allusion que fait Mathilde à ce renouvellement périodique, ce processus se déplace à un autre type de « cellule », dans un mouvement du corps humain au corps social : « Il est bon, dit-elle, de se brouiller avec ses amis ; tous les sept ans il faut le faire. On ne peut pas passer sa vie avec ses camarades de pensionnat22. »

En effet, dans le corps humain comme dans les relations interpersonnelles, on assiste à une recréation cyclique, périodique. Comme la peau du serpent, le social se perpétue, se paie une peau neuve au prix de la destruction de l’ancienne, dans un cycle ininterrompu de destruction/recréation. Le temps circulaire structuré par cette « hygiène » est ambigu : condamnation à l’éternel retour du même, il porte en même temps la possibilité d’une variation. En d’autres mots, d’une morsure à l’autre, le serpent, s’étant dans l’intervalle recréé, ne croque jamais tout à fait la même queue.