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3. Koltès et « la question de la mort »

3.2. Présence spectrale et figure du porte-parole dans le travail de deuil

3.2.2. Combat de nègre et de chiens

L’écriture de Koltès est, sans aucun doute, redevable davantage à sa fréquentation des œuvres majeures de la littérature mondiale qu’à celle, plutôt sporadique même si ponctuée de quelques moments phare (et en tout premier lieu l’heureux choc devant Maria Casarès en

28 Ibid., p. 62.

29 Ibid., p. 55. (C’est nous qui soulignons.) 30 Ibid., p. 57.

Médée), des théâtres. À preuve, les premiers écrits de Koltès qui furent majoritairement des

réécritures ou, encore la présence, généralement assez explicite, de l’intertextualité. À ce titre, Shakespeare occupe une place privilégiée dans l’œuvre de Koltès : si ce dernier a écrit Le jour

des meurtres dans l’histoire d’Hamlet, il est indéniable qu’Hamlet se dissémine aussi dans tout le reste

de son œuvre, pour se concentrer en quelques points bien précis. C’est d’abord le cas dans

Le retour au désert, comme nous l’avons suggéré plus haut, puis de façon on ne peut plus

flagrante à l’ouverture de Roberto Zucco et encore, avec l’incontournable Antigone, dans Combat

de nègre et de chiens, texte dans lequel se met en place une seconde occurrence (antérieure

chronologiquement, bien entendu) de la fonction du spectre et du porte-parole dans le rapport à la mort et au deuil.

Ce que nous avons dit de Marie, de Fatima et du grand parachutiste noir s’applique pour une bonne part au personnage d’Alboury dans Combat de nègre et de chiens. Comme Fatima dans le jardin de la maison familiale, Alboury, mystérieusement introduit dans la cité protégée, se trouve à être le canal d’une conversation entre d’un côté, la communauté en deuil d’un des leurs et de l’autre, Horn (qui lui-même agit et parle au nom de Cal et, plus généralement, de l’entreprise). Alboury agit au nom des femmes du village qui ne demandent rien d’autre que de parachever leur deuil et qui, pour y arriver, doivent récupérer le corps de Nouofia. Le crime de Cal se situe donc davantage au niveau d’une santé rituelle de la communauté qu’à celui du droit fondamental d’un individu à la vie. S’ensuit que le dialogue entre Horn et Alboury – donc entre le meurtrier et la communauté – est dialogue de sourds, peut-être moins faute de bonne volonté que parce que Horn et Alboury ne traitent pas du même crime.

Le crime de Cal est un crime excessif d’abord, par la démesure de la vengeance : « Il m’a craché aux pieds, et à deux centimètres c’était la chaussure31 », mais surtout un crime sans raison, de l’irraison de l’instinct :

CAL. – Quand je l’ai vu, je me suis dit : celui-là, je ne pourrai pas lui foutre la paix. L’instinct, Horn, les nerfs. Je ne le connaissais pas, moi ; il avait seulement craché à deux centimètres de mes chaussures ; mais l’instinct, c’est comme cela

que ça marche : toi, ce n’est pas maintenant que je te foutrai la paix, voilà ce que je me disais, en le regardant32.

C’est cet instinct qui fait récupérer à Cal par deux fois le cadavre pour le porter ailleurs, moins pour le faire disparaître que pour le mettre hors de sa propre portée. Une fois Nouofia mort, il le met dans le camion, le porte à la décharge, attend, retourne à la décharge, le met à nouveau dans le camion, va le jeter dans le lac, attend, puis retourne au lac le repêcher pour le mener à ce qu’il croit être son ultime destination : « Je me suis dit : les égouts, voilà la solution ; jamais tu n’iras plonger là-dedans pour le repêcher. Et c’est comme ça, Horn : pour lui foutre la paix, malgré moi, une bonne fois. Horn ; enfin, je pourrai me calmer33. » Ce jeu avec le corps est une filature ambiguë où Cal se voit traqué par la chasse même qu’il mène. Cela, on peut d’ailleurs le lire dans une autre confession de Cal :

J’aurais dû écouter ma première idée et travailler dans le pétrole, oui, voilà ce dont je rêvais, moi. Il y a de la noblesse dans le pétrole. […] Moi, cela m’a toujours fasciné, le pétrole ; tout ce qui vient du sous-sol m’a d’ailleurs toujours fasciné. […] Tout notre travail en surface, bêtement, au vu et au su de tout le monde, avec une embauche sans qualification. Quelle sorte d’homme travaille ici34 ? Il est difficile de ne pas rapprocher le pétrole des « effervescences de boue fumante qui font des bulles entre les mottes de terre35 » : il est aussi improbable d’échapper à ces bulles dans la boue qu’« aux microbes africains, ceux qu’on attrape par les pieds36 », tout comme il est difficile de détourner le regard des lumières de la compagnie pétrolière. « Effervescence », « microbes », « pétrole » : trois termes associés de près ou de loin au vivant, et dans ce cas-ci au vivant intégré à la terre. C’est cela qui fascine : l’étymologie du terme fasciner (du latin fascinare : charmer, jeter un sort) réaffirme le parallèle. Ainsi donc cette poursuite fonctionne précisément à la manière d’une chasse aux fantômes, dont Derrida a bien montré qu’elle était à double sens, indécidable :

32 Ibid., p. 25.

33 Ibid., p. 26.

34 Ibid., p. 62-63. (C’est nous qui soulignons.) 35 Ibid., p. 119.

Il faut avoir la peau du fantôme, et pour cela, il faut l’avoir. Pour l’avoir, il faut le voir, le situer, l’identifier. Il faut le posséder sans se laisser posséder par lui, sans en être possédé […] Mais un spectre, cela ne consiste-t-il pas, pour autant qu’il consiste, à interdire ou à brouiller cette distinction ? à consister en cette indiscernabilité même ? Posséder un spectre, n’est-ce pas être possédé par lui, possédé tout court ? Le capturer, n’est-ce pas être par lui captivé37 ?

Cal est littéralement hanté par le cadavre de l’ouvrier tué et il le sera tant que l’ordre – la bonne marche du rituel de deuil – ne sera pas rétabli. Et une fois le cadavre disparu, lui et Horn seront hantés par la présence d’Alboury qui réussit, on ne sait comment, à se glisser à l’intérieur des murs entourant les habitations de l’entreprise. Alboury, nous l’avons dit, est le porte-parole de la communauté et cette fonction instaure en sa personne et en ses actes une sorte de décalage entre ce qu’il devrait être et ce qu’il est, comme une inquiétante étrangeté que n’arrive pas à dissimuler son langage pourtant clair et univoque. Ce décalage a pour conséquence que Horn n’arrive ni à chasser Alboury complètement ni à l’accueillir parfaitement :

HORN. – Mais voilà ce que je venais vous dire : je vous prie de choisir. Soyez là ou ne soyez pas là, mais ne restez pas dans l’ombre, derrière l’arbre. C’est exaspérant de sentir quelqu’un. Si vous voulez venir à notre table, vous venez, je n’ai pas dit le contraire ; mais si vous ne voulez pas, partez, je vous prie […] D’ailleurs, je préférerais que vous partiez. Je n’ai pas dit que je ne veux pas vous servir un verre de whisky ; ce n’est pas ce que j’ai dit. […] Alors ? choisissez, monsieur38.

Sa présence, il est vrai, ne va pas de soi ; dès le début de la pièce Alboury se sert de la conscience qu’il a de sa propre ambiguïté pour fragiliser – en pointant sa propre vulnérabilité – l’impression de sécurité et de quiétude que devait fournir à Horn le mur d’enceinte et ses gardiens : « S’ils me voient m’asseoir avec vous, dit Alboury à Horn, [les gardes] se méfieront de moi ; ils disent qu’il faut se méfier d’une chèvre vivante dans le repaire du lion39. » Le caractère unheimlich de cet animal aux contours inoffensifs narguant la proie dans son propre terrier est conséquence de sa fonction de porte-parole : « C’est étrange, dit Horn à Alboury. Je

vous sens toujours à côté, comme s’il y avait quelqu’un derrière vous ; vous êtes si distrait ! Non, non, ne me

37 Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 210.

38 Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 27. 39 Ibid., p. 12.

dites rien, je ne veux rien savoir. Buvez40. » C’est donc cette capacité à être là et ailleurs à la fois, à successivement se dissimuler derrière quelque chose et cacher, plus ou moins bien, autre chose que lui-même, qui confère à Alboury son caractère fuyant, fluide, dont ni la sincérité de Horn – et rien ne doit nous faire douter qu’il soit sincère – ni les verres de whisky ne viennent à bout. En outre, ces caractéristiques ne sont pas le propre d’Alboury, elles sont indéniablement présentes, de façon moins explicite peut-être, chez Horn. S’il est vrai qu’il faille « se méfier d’une chèvre vivante dans le repaire du lion », il importe aussi de garder un œil sur le lion. N’en doutons point : si celui-ci laisse sauve la chèvre, de deux choses l’une, il a une autre proie en tête ou les deux bêtes sont, momentanément, pour les besoins de la cause, partenaires, associées, unies dans la même course. C’est ce qui se passe ici : lion et chèvre ont beau rugir et bêler, ils ne se comprendront jamais totalement, mais ils ont en tête – à l’esprit – le même cadavre. Ici, il n’est pas possible d’en douter, celui de Cal.

Nous avons suggéré en introduction à ce chapitre que l’existence dans les écrits de Koltès d’une chose appelée mort était indéniable. Existence qui se manifeste nécessairement sous les traits d’autre chose, existence que l’on déduit d’un état de fait, d’un sentiment. Nul phénomène de la mort ne nous est donné à percevoir et nulle expérience n’en est faite. Nul savoir de celle-ci ne peut être transmis, fut-ce métaphoriquement : selon les propos de l’auteur lui-même, « on ne fait pas la métaphore d’une chose qui est la négation de tout41. » Pour mieux appréhender les nombreux états intermédiaires, fluctuants, entre la vie et son contraire qui envahissent le théâtre de Koltès, l’espace d’un « entre-deux-morts » dont parle Jean-Pierre Sarrazac, ainsi que divers propos de l’auteur à propos de sa propre pratique artistique, ont permis de considérer l’espace théâtral comme un domaine lui-même intermédiaire, provisoire, lieu glissant et réactif, assimilable au concept d’échangeur auquel les chapitres précédents ont fait une bonne place. Pour déplacer cette idée à la réalité du personnage koltésien, nous avons opposé, à la partition vie/mort, l’idée d’un continuum, qui a à son tour permis de concevoir des existences ambiguës, indécidables, mais (ou et) aussi bien sûr d’accepter la possibilité de l’anachronie, de ruses, de détours ou de contournements, toutes choses impossibles dans

40 Ibid., p. 86. (C’est nous qui soulignons.)

l’acception usuelle du partage vie/mort. Les exemples tirés du Retour au désert et de Combat de

nègre et de chiens ont quant à eux, couplés à une conception derridienne de la hantise, donné des

traits plus précis à certaines de ces existences indécidables en plus de jeter un premier éclairage sur une importante part de l’intertexte hamletien. Le commerce avec la mort – car c’est bien toujours une affaire de commerce, un deal – passe toujours chez Koltès par le spectre. Contrairement aux autres personnages dont la fonction est aussi d’être porte-parole, le spectre est inviolable, immunisé contre la mort (« si tu pouvais mourir une seconde fois », dit Mathilde) : on ne peut le faire taire qu’en acceptant de l’entendre, et d’entendre sa requête. La parole qu’il porte est une injonction, une exigence du retour à l’ordre, du retour à l’équilibre des marchés entre la vie et la mort, car ce marché-là en est un qui ne souffre pas le profit. Le spectre porte donc moins la parole d’un mort qu’il ne déterre la vérité infecte ou mal camouflée du vivant qu’il visite : le spectre effraie au premier abord, mais il n’en est pas moins un messager de justice. « Il faut d’abord porter le trouble, admet le grand parachutiste noir, si l’on veut obtenir la sécurité42. » La parole qu’il porte effraie parce qu’elle rappelle à l’ordre, doublement : elle pointe et conteste ce temps « hors de ses gonds », en même temps qu’elle remémore l’ordre, c’est-à-dire l’obligation, à le « rejointer ».

Le temps est hors de ses gonds. Ô sort maudit Qui veut que je sois né pour le rejointer !

De cette obligation dépend le deuil. Le personnage devra bien s’en acquitter. Cet impératif est le contrecoup d’un sort qu’il ne peut pas refuser : c’est une question de destin, de sang, de naissance : « que je sois né ». C’est là ce sur quoi bute le personnage koltésien et contre quoi il se bat : la mémoire, le sang hérité, la filiation.

42 Id., Le retour au désert, op. cit., p. 55.

4. L’héritage chez Koltès : déclinaisons et paradoxes du