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2. Temporalités multiples de la pièce koltésienne

2.2. Quai ouest : télescoper la durée

En regard du système des temps de Combat de nègre et de chiens, l’enchevêtrement des temporalités de Quai ouest laisse pour le moins perplexe. La pièce est composée de vingt-six « moments » (et de trois monologues non destinés à la représentation sur scène) étendus dans un temps continu que laissent deviner assez clairement les didascalies insistant sur la présence ou non, la force et la position du soleil. Nullement à l’abri des fissures qu’on lui imprime, ce temps qu’on croit véridique, immuable, parce qu’on le lit dans la qualité de la lumière du jour ou du noir de la nuit, est constamment mis en doute, par exemple par le rôle qu’y joue un personnage comme Cécile :

CÉCILE. – […] Je ne veux plus te voir, je ne veux plus rien voir. (Se tournant vers

le plafond :) Couché !

Les rayons dorés clignotent doucement et perdent leur éclat. Cécile sort9. Un peu à la manière de la mémoire à contre-courant de Léone, ces épisodes empêchent de tenir pour acquis la linéarité d’un présent, l’inertie de sa course comme la fixité de ses manifestations et obligent le lecteur à adopter une attitude critique par rapport au temps de l’action. À ce temps qui, s’il n’est pas déjà miné ou déjoué (puisqu’il est évident, au moins dans le cas de Cécile, que Koltès use de ces artifices de manière symbolique), nous incite à douter de sa valeur, se superpose un temps métaphorique instauré par des citations, au nombre de six, qui parsèment le texte de la pièce. Elles sont, dans l’ordre de leur apparition, de Hugo, Melville, Faulkner, London, Conrad puis de Marivaux10. Lanteri a bien remarqué le rôle de ces citations : En réalité, et nous tenons là un des principes de composition du texte, chaque citation, fournissant une information d’ordre temporel au lecteur (il y en a six en tout) retourne vers la partie précédente qu’elle conclut et anticipe sur la suivante. Ainsi la citation, principe de discontinuité, sert à la fluidité narrative de

l’ensemble11.

9 Bernard-Marie Koltès, Quai ouest, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 55. (Il ne s’agit là que d’une occurrence parmi d’autres des démonstrations du pouvoir qu’a Cécile sur le soleil.)

10 Ces citations se retrouvent respectivement aux pages 11, 25, 43, 62, 77 et 94 de Quai ouest, dans l’édition précédemment citée.

11 Jean-Marc Lanteri, « L’œuvre de Bernard-Marie Koltès. Une esthétique de la distance », thèse de doctorat, Paris, Paris III, Institut d’études théâtrales, 1994, p. 220-221. (C’est nous qui soulignons.)

En effet, dans cette imparfaite superposition, Jean-Marc Lanteri décèle un décalage juste assez important pour qu’il y voie un « indice déjà qu’un temps métaphorique se développe en une série secrètement parallèle peut-être au temps réel, indice que le temps avance plus vite que les personnages ou le spectateur pourrait le penser ou le constater12 ». Indice aussi de la difficulté pour le personnage koltésien d’être en phase – sur la même longueur d’onde – que ce qu’il vit ou voit, ou d’appréhender les effets d’une situation, d’un acte : difficulté donc, pour le personnage koltésien, d’être de son temps.

Ainsi dans Quai ouest le temps des événements, déjà symboliquement discontinu et malléable, est imbriqué dans un temps métaphorique qui le comprend et le dépasse (en étendue comme en vitesse). Cet agrégat de temporalités rejoint une temporalité symbolique qui le surplombe et le domine (mais de laquelle il participe) et qui est instaurée par deux autres citations, cette fois mises en exergue à la pièce. Il s’agit d’abord d’une citation tirée de la Genèse : « La fin de toute chair m’est venue à l’esprit. » Ce passage qui intéresse Koltès précède de quelques lignes l’annonce faite, à Noé, du déluge : l’habitude de lecture la plus commune nous incite à croire que ce déluge symbolique sera en cours, ou passé, au moment pour les personnages d’entrer en scène. Hypothèse corroborée par le dire de Monique qui, au moment XI, affirme : « Il n’y a quand même aucune raison pour qu’on plante notre tente ici jusqu’à la fin du déluge. Il faut bien qu’on arrive à un arrangement13. » Or c’est un déluge tout relatif puisqu’il faut dans notre lecture tenir compte de l’intention qui guide Koch au milieu de ce quartier désaffecté : mourir noyé et couler au fond du fleuve. Cette visée qui est la sienne a pour effet de décharger le terme « déluge » d’une part de malheur, d’en réduire le coefficient de catastrophe : s’il y a déluge au quai ouest, c’est qu’il aura été appelé. La seconde citation mise en exergue est du chanteur reggae Burning Spear : « I would like to see the shade and tree where I can

rest my head14. » De la même manière, cette citation-ci, tirée de la chanson Resting Place, pointe vers une temporalité de l’attente, de l’imminence, d’un certain espoir. Le recours à ces deux extraits implique un temps vaste, enflé et dilaté, mais aussi redoublé, dupliqué. En effet, le

12 Ibid., p. 219.

13 Bernard-Marie Koltès, Quai ouest, op. cit., p. 48.

14 Burning Spear, Marcus Garvey, Islands ILPS 9377, 1975, 33t. Notons que Resting Place est la dernière pièce de l’album.

reggae – d’ailleurs truffé de références et d’emprunts à l’Ancien Testament – est le principal véhicule de transmission de la culture rasta, qui littéralement appelle le déluge sur la nouvelle Babylone qu’incarne pour les rastas la société occidentale. Espoir et attente qu’il importe encore une fois de nuancer : dans sa révolte, le rastafarisme recrée, la plupart du temps, malgré lui et en son sein, un bon nombre des tares qu’il dénonce chez l’ennemi et ainsi, signe son propre échec15.

En définitive, le lecteur de Quai ouest assiste à un véritable télescopage des durées qui complexifie encore davantage tout ce qu’il y a de relatif et de subjectif dans l’appréhension d’un événement, quel qu’il soit. En multipliant les ordres de temporalité selon lesquels un même élément est amené à signifier, Koltès installe ses personnages dans une position doublement problématique : pour peu que leur « longueur d’onde » respective diffère, même minimalement, le même acte pourra avoir des répercussions énormes ou au contraire s’anéantir dans la jonction de l’une à l’autre des strates de temporalités. C’est là aussi, par ailleurs, le symptôme d’un temps qui se répète et se recoupe, sans cesse : un temps courbe, celui de la spirale qui refuse la fermeture complète et où, dans la répétition continuelle d’un déluge qui n’en finit pas d’arriver, le changement est dévoiement, erreur, fausse note. Koltès pose donc, entre autres, dans Quai ouest, ces questions sans réponse : quand un événement passe-t-il à l’histoire ? Quand l’histoire passe-t-elle dans le domaine du mythe ? Comment peut-on échapper au pouvoir obscur et illocalisable de ce temps (et pas seulement du passé) qui nous dépasse ? En mettant de l’avant le fait que tout peut constamment changer d’échelle, Koltès ne dit rien d’autre – et la quête insensée et inassouvie de Koch cherchant sa mort nous apprend la même chose – que l’absurde qu’il y a à vouloir prévoir, voire penser, une fin.

15 À ce sujet, voir Denis Constant, Aux sources du reggae : musique, société et politique en Jamaïque, Roquevaire, Éditions Parenthèses, 1982, entre autres p. 74 et suiv. : « Le rastafarisme, dernière borne sur la route de l’innovation religieuse, nourri de culture jamaïcaine, correspond en effet à une société dont l’évolution se joue entre l’exode et le refus de la réalité immédiate ; à une société destructurée qui engendre le conflit interne. Il est le fruit de cette société et il mûrit en offrant aux pauvres, aux urbains de fraîche date, un cadre qui leur est familier mais les fait se sentir différents, un but qui ressoude les esprits en sapant l’aliénation et coalise les énergies en désignant finalement la lutte. »