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Chapitre 4 : Reformulation de la question de recherche et méthodologie

1) Retour sur le cadre théorique

Tout au long de cette recherche, nous avons appris a être sceptique face aux catégories du sens commun quand elles sont appliquées aux arts, à la « culture », aux cultures, aux sous- cultures et aux jeunes. Il nous a fallu élargir les définitions de ces concepts pour couvrir toutes les formes d’expression qui façonnent le sens d’une expérience collective. Pour aboutir à une telle conclusion, nous avons dû nous déplacer à travers une tradition qui inclut des positions aussi diverses que ceux de Ward (1993), de Schott-Billman (2001), de Galland (1996), de Hebdige (1979), de Certeau (1980) et de Faure et Garcia (2003). Ces auteurs ont servi de boussole en nous fournissant des indices de référence élémentaire pertinents. Nous proposons de faire un retour sur leurs arguments respectifs avant d’énoncer nos questions de recherche.

De façon générale, on remarque que la rencontre entre la danse et la recherche demeure imprégnée par un clivage entre les danses de scène et les danses de participation, et les va- et-vient de la scène au bal n’y changent rien. Les catégories de danse de scène rejoignent celles de l’art en général qualifiées par les termes « d’art savant » par rapport à ceux de l’art « populaire ». Les contenus des danses de scène, les formes et les acteurs semblent s’apparenter plus aisément aux méthodes utilisées par une recherche inspirée par des outils esthétiques et littéraires de l’histoire de l’art, alors que les danses de groupe sont cantonnées à des fonctions de divertissement où les participants se regroupent avec leurs semblables. Danser devant les autres ou danser avec les autres sont les deux visages qui émergent des écrits de la danse et qui poussent à s’intéresser à la relation à «l’autre» tant au niveau spatial, corporel que psychique (Schott-Billman, 2001). Différenciés par la «scène»,

ces deux visages ne sont pourtant pas étanches l’un à l’autre mais contribuent à la construction de catégories qui mettent en lumière les dimensions artistiques au détriment des dimensions sociales.

Dans les écrits consultés, Ward (1993) remarque que la danse ne devient importante qu’en prenant référence à ce qu’elle est capable de produire. Pourtant, selon l’auteur, l’ampleur des interrelations qui se construisent et se recomposent à l’intérieur de l’espace de danse est d’une complexité riche, qui rejoint les relations de systèmes de parenté ou autres. Le sociologue critique les grilles d’analyses qui sont habituellement employées pour l’étude des loisirs lorsqu’elles sont transposées sur la danse. Il poursuit en signalant que les danses qui sont pratiquées, tout en étant des moments où se déploient des stratégies d’invitation, de pouvoir et de paraître sont également des moments de pure circulation de plaisir, mais que cette dernière facette est trop souvent ignorée dans la recherche. C’est à travers ces choix et ces limites que l’auteur mesure l’influence que la danse de scène exerce sur l’organisation de la pensée de la danse.

Dans les danses populaires, le « groupe » fictif se caractérise par l’association ou la confrontation de certains participants envers d’autres à travers la réalisation de figures, nécessitant plus ou moins d’implications techniques, corporelles et rythmiques. La présence des autres devient ainsi un élément central à l’apprentissage car celui-ci se fait principalement par imitation. Dans cet ensemble où le participant est en lien avec autrui, Schott-Billman avance que «l’autre » représente tant « l’Autre » par la culture héritée qui évoque des formes de récupération, de changement et d’actualisation que « l’autre » par des échanges corporels avec les participants. Dans les deux cas, la danse se transmet par « cœur » et par « corps » en simultané, ce qui implique une autre forme de communication que le langage et fait appel au corps comme « être social » (Guilcher, 1963).

En adoptant ce regard, où le corps prédomine sur l’esprit, on comprend que ce dernier peut être un mode de positionnement et d’expression autant qu’un outil de manifestation.

Hebdige (1979), spécialisé dans les sous-cultures juvéniles, informe que ces dernières se manifestent par le biais du corps. Il suggère que les sous-cultures juvéniles permettent de négocier un espace intermédiaire entre la culture des adultes et celle de l’idéologie dominante, offrant aux jeunes un espace pour exprimer une identité alternative. Il analyse, dans le cas des punks en Angleterre, que cette forme de résistance latente se manifeste par le biais du style, où des objets marchands sont réinvestis d’un « nouveau » sens par les membres des sous-cultures juvéniles et où le corps affiche ces nouveaux sens.

Les cultures populaires ou sous-cultures apparaissent donc à l’analyse, ni entièrement dépendantes, ni entièrement autonomes. En cela, elles montrent que toute culture particulière est un assemblage d’inventions propres et d’emprunts qui, lorsque mis ensemble, sont capables d’une multitude de possibilités. Le point de différenciation entre la culture dominante et les cultures populaires semble se trouver dans le fait que ces dernières ne se signalent pas par des produits propres, mais par des manières d’utiliser les produits imposés par l’ordre économique dominant dans un mode d’improvisation constant. Ce sont donc des cultures qui, dans leur évolution, ne peuvent pas ne pas tenir compte de la culture dominante, mais qui peuvent résister plus ou moins à l’imposition culturelle dominante. En écho à cela, Michel de Certeau définit la culture populaire comme une « culture de consommation », rétablissant la définition de l’activité de consommation au sens le plus large. Selon lui, le « consommateur » ne peut être identifié ou qualifié d’après les produits qu’il assimile, parce qu’il faut « (…) retrouver « l’auteur » sous le consommateur : entre celui (qui les utilise) et les produits (indices de l’ordre culturel qui s’imposent à lui), il y a l’écart de l’usage qu’il en fait.» (1980 : 68) Dans la même veine que Hebdige, il montre que la créativité populaire ne se trouve pas forcément dans des productions repérables et clairement identifiées mais bien dans la manière « de faire avec », la culture dominante. En s’appuyant sur ces propos, on suppose que la créativité populaire est « mouvement » dans un espace contrôlé par des pouvoirs invisibles, parce qu’elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même comme entité propre. Sans avoir la possibilité de se donner un projet global, les

manifestations de créativité populaire doivent jouer avec le terrain qui leur est imposé tel qu’organisé par des pouvoirs « invisibles » mais présents.

Quant au phénomène de la « jeunesse comme culture », celle-ci gravite autour d’un mode de sociabilité particulier et particulièrement intense selon Galland (1996). L’auteur conclut que la rencontre avec autrui ou la « sociabilité amicale » demeure un des buts principaux dans les loisirs chez les jeunes. Par ailleurs, il remarque que les pratiques culturelles juvéniles sont plus homogènes que dans le monde adulte et qu’elles contribuent à atténuer les différences socio-économiques entre les jeunes. Cela conduit indéniablement à considérer la portée sociale de la culture, où même le plus faible ne se trouve jamais totalement démuni dans ce « jeu culturel », pour reprendre les idées de l’auteur.

Nous en arrivons aux études empiriques de Faure (2004) et de Faure et Garcia (2003) sur les danses urbaines en milieu scolaire. Les deux auteurs signalent que plus un lieu de production est normalisé, moins il y a de place accordée à la créativité des jeunes. Elles montrent que dans les ateliers de danse en milieu scolaire français, les relations de pouvoir entre intervenants et jeunes renforcent la création de comportements de genre (genderisms) sous le regard du groupe. Dans une perspective communautaire, Bordes (2005) fait voir qu’avec un cadre plus flexible et permissif, les jeunes prennent leur place comme acteurs sociaux par leurs pratiques culturelles. Dans son étude empirique sur le Rap, elle met en lumière la connaissance qu’ont les jeunes du fonctionnement de la société et de ses règles en se les réappropriant à leur façon : les jeunes récupèrent certains éléments d’enjeux sociaux et revendiquent des changements via une parole articulée, volubile et créative. Rejoignant les arguments de Hebdige (1979) sur les sous-cultures juvéniles, on remarque qu’en pratiquant le Rap, les jeunes maîtrisent bien la langue et l’emploient à leur avantage prenant leur place dans le « jeu social ». Il devient donc pertinent d’interroger les adolescents sur le plan d’une créativité que les adultes (praticiens inclus) ne leur reconnaissent pas nécessairement à cette période de leur existence.