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Chapitre 7 : Résistance et créativité

2) La sociabilité juvénile

La deuxième question que nous avons posé s’intéresse aux stratégies d'invitation, de paraître et de pouvoir entre les jeunes dans l’atelier et se pose ainsi : Jusqu’à quel point peut-on voir des formes de sociabilité amicale contrairement à une performance individuelle dans ces pratiques de danse (danser «avec» les autres ou «devant» les autres)?

2.1) Un groupe s’il-vous-plaît!

Lorsque je débarque à la première séance d’atelier, je constate que la population ciblée à prime abord (les adolescents), n’est pas celle qui est présente. Ce sont des plus jeunes, en quasi-totalité des filles, qui sont là. L’atelier prend du temps à commencer pour plusieurs raisons dont principalement des problèmes techniques reliés à la musique et une part de timidité venant des jeunes. Les enfants attendent, tournent en rond, s’impatientent et puis s’en vont. Je remarque que ces derniers s’influencent beaucoup : quand un enfant se décide de quitter, il y a une réaction en chaîne et les autres suivent rapidement. Dans la plupart des cas, ils manifestent leur désengagement en quittant l’atelier pour aller jouer dehors. Dans les autres cas, les jeunes jouent dans les coins de la salle avec des ballons ou gravitent autour des participants. L’atelier n’arrive pas à débuter et les jeunes quittent. Il ne reste que les deux filles de Longueuil, l’intervenante, le professeur et moi.

La présence d’un groupe est nécessaire pour que l’atelier débute. Lors des premières séances auxquelles j’ai assisté, il arrivait que l’atelier ne débute qu'avec le professeur, deux intervenantes, deux adolescentes venues de Longueuil et moi. En d’autres mots, la population visée dans le projet était complètement absente. Par la suite, les jeunes arrivaient à leur rythme, entre amis, par petits groupes de 2 ou 3 filles. Elles ont été mises au courant de l’atelier soit par l’intervenante pendant la semaine, soit par des amies, soit encore par hasard, en voyant de l’action dans la salle qui est vitrée et située à proximité des terrains de basket-ball. L’intervenante les accroche et les invite à se joindre à la danse, mais les filles s’en tiennent à observer l’atelier. Par la suite, les « spectatrices » les plus dégourdis embarquent dans l’activité par elles-mêmes et les autres se laissent entraîner par leurs amis. C’est donc le démarrage qui prend du temps. Ce phénomène s’écourtera de semaine en semaine et la timidité des jeunes s’estompera au fur et à mesure. Un choix de participation se confirme au cours des séances à l’approche du spectacle: ceux qui participent sont de plus en plus présents tandis que ceux qui ont choisi de ne pas s’impliquer ne viennent plus. Qu'il s'agisse de regarder les autres ou d'entrer dans la danse - ou encore de regarder

d’abord et de se joindre au groupe ensuite - la présence d’un groupe demeure une condition pour débuter l’activité.

2.2) Un point de rencontre

Au cours des séances, j’ai accordé une certaine attention aux dynamiques dans le groupe. La tenue de l’activité dans un lieu « de passage » a offert une grande visibilité à l’atelier de danse. J’ai constaté à plusieurs reprises que les jeunes passaient beaucoup de temps à parler, socialiser, « niaiser » et rigoler entre eux ou avec des jeunes qui passaient devant le local ou qui jouaient dehors. Il y avait toujours une personne qui en connaissait une dans l’atelier et les échanges étaient réciproques de part et d’autre : les jeunes de l’extérieur étaient attirés par la musique et le mouvement dans le local et ceux de l’atelier sortaient accueillir leurs amis lorsqu’ils les voyaient, d’où les notes de mon journal de bord qui indiquaient que « ça dérangeait » le déroulement de l’atelier. Plus l’activité passait, plus les séances se terminaient « sans se terminer » dans la soirée et les jeunes discutaient dans le local avec de la musique en fond sonore en exécutant quelques mouvements de pratique ou de vidéo-clips à la mode. Filles et garçons (venus des terrains de baskets) traînaient dans le local sous la présence discrète de l’intervenante.

De par sa visibilité et sa tenue hebdomadaire, nous avons observé que l’atelier de danse à servi de plateforme de rencontre pour les jeunes. Le fait de danser ensemble, de dépendre des autres pour apprendre des mouvements et d'aider les autres à les apprendre, a permis des interactions et a laissé place à une certaine familiarité entre les participants. Sans pouvoir parler d’amitié à proprement dire, l’entraide exigée à l’apprentissage des pièces et à l’organisation de « leur » spectacle (ordre des danses, entrées, sorties de scène, costumes) a amené les jeunes à participer à un travail collectif. En ce sens, on a remarqué que l’atelier a servi de plateforme de rencontre et la danse a servi à « déclencher » des discussions. Ceci a été confirmé dans l’entretien réalisé avec Mélissa, qui habite Longueuil, et Sanae, qui habitait sur place depuis peu, les deux ne connaissant « personne » en arrivant à l’atelier.

Les premières interactions qu’elles ont eues avec les autres étaient au sujet de la danse. Par la suite, elles ont rapporté avoir connu les autres et être devenues « amies » avec elles.

2.3) Se donner en spectacle

Tout au long de l'atelier, le comportement de Brandon était difficile à cerner. Le jeune n'en faisait qu'à sa tête et pourtant, certains indices laissaient voir qu'il était intéressé à l'activité. Par exemple, il connaissait toujours les chorégraphies des filles même s’il ne les pratiquait qu'à moitié et en moyenne, une fois sur trois. Son discours nous a offert une information clef à laquelle nous n’avions pas droit étant donné que notre terrain d’observation se limitait au local de danse et à ses environs : Brandon a raconté comment, avec quelques unes des filles de l'atelier habitant le voisinage, il a montré aux autres « sa » danse et que son ami Max essayait de les copier. Via l'entretien de Brandon, on comprend qu'avec Diane et Pamela, ils se sont donnés en spectacle à leurs voisins au sens propre et figuré. Cette action évoque une façon directe de se mettre dans le regard d'autrui. De même, à la fin d'une des dernières séances, Brandon s'est mis à danser dans le local, devant les filles et devant les adolescents. En retour, il s'est mérité des compliments et l'admiration de ses camarades.

Une autre façon plus subtile mais tout aussi efficace de se faire remarquer par autrui, a été observée dans les relations entre les grandes filles et les gars du terrain de basket. Bien qu’ils ne participaient pas à l’activité, ils rappliquaient au local lorsque la nuit tombait dehors et je constatais leur rapprochement graduel vers l’espace de danse même à l’intérieur du local. De même, les grandes filles prenaient des « pauses » de plus en plus souvent sur les terrains de basket. Au début, lorsque quelques curieux se collaient le nez dans la vitre ou s’appuyaient dans le cadre de porte, les filles semblaient très absorbées par leur danse et ignoraient les garçons. Par contre, elles dansaient avec beaucoup plus de déhanchement, d’énergie et d’attitude, empruntant des expressions faciales et gestuelles semblables à celles de leurs chanteuses préférées. Je notais un jeu de simulacre très

« sérieux » de la part des filles. Aux dernières séances, lorsque les garçons étaient carrément à l'aise dans le local, on pouvait en compter un pour chaque « grande » fille (donc 6) et les deux activités danser et parler se mêlaient à l’intérieur du local. L’atelier se terminait avec des jeunes conversant à haut débit, rigolant en groupes, accompagnés d’un fond sonore de musique. Dans son extrait d’entretien informel réalisé deux ans plus tard, Kat, assez active dans le groupe, résume l’atelier en suivant cet ordre : « parler, humour et danser » En effet, son témoignage concorde avec nos observations sur les priorités des jeunes pendant l’atelier : d’abord parler, ensuite rire et après…danser! Son témoignage va de pair avec nos observations; de notre perspective, danser « devant » les autres rejoint l’action de paraître, de se montrer, et peut être identifiée comme une forme de sociabilité amicale.

2.4) Bouger « ensemble », danser « ensemble »

Plus tôt, nous avons souligné l’importance de la présence d’un groupe pour que l’activité démarre. Ici, nous nous penchons sur l’importance du groupe dans l’action. Les jeunes ont surtout rapporté dans leurs entretiens qu’ils aimaient bouger et être ensemble. Le côté ludique, exemplifié par les mots « cool », « fun », « agréable », « jouer » et « parler » faisaient partie intégrante du discours des jeunes. En parallèle, dans six des neuf entretiens, l’éducation physique revenait comme matière préférée à l’école. Les raisons qui expliquaient cela pour les jeunes : « bouger », au sens d’être en mouvement, et « jouer avec d’autres », au sens d’être en groupe. Inter-reliés dans la préparation du spectacle, danser en groupe s’est avéré être un élément sécurisant. Par exemple, Sanae a informé qu’elle préfère danser avec les autres que toute seule parce que le groupe camoufle ses éventuelles erreurs: Quant à Mariam, elle fait référence au groupe en disant que son moment préféré était quand elle dansait en « équipe » parce que seule, elle n'a « pas d'idées ».

Et encore, Brandon, seul à avoir eu un solo dans le groupe, a rapporté avoir aimé danser tout seul, mais préféré danser avec le groupe. Même deux ans plus tard, le jeune se

rappelait d’informations clefs auxquelles je n’avais pas accès comme observateur. Brandon a raconté ce qui s’est passé sur scène durant la danse au spectacle et comment les filles l'ont aidé quand il ne savait pas « où aller ». Le jeune a même mentionné : « si j'la connaissais pas, j'aurais pas su.»

En dansant avec les autres, le ludique et le contact avec autrui prime dans les entretiens. Les « amis » est un élément qui est ressorti fortement des discours des participants même s’ils n’ont, pour la plupart, aucun contact maintenant. Si on ne peut pas parler d’amitié à proprement dire, on peut parler d’entraide et de familiarité. Parler avec les autres, bouger ensemble, se faire dire : « t’es bonne » par les camarades, se faire dire : « tasse-toi, c’est là ta place », sont ressortis des entretiens et ont été observées comme étant différentes formes de sociabilité entre les jeunes qui manifestent un sens de partage, d’entraide et de reconnaissance qui passent à la fois par le corps et par l’esprit.

2.3) Les dynamiques de pouvoir

Autre phénomène observé dans les dynamiques de groupe était la présence d’un chef. Alors que j’ai vu les jeunes détourner le pouvoir du premier « chef » - entendu comme le professeur – en s’organisant en parallèle à ce qui était prescrit, j’ai remarqué que l’assistante a immédiatement pris la place du professeur. Ce processus s’est d’abord manifesté lorsqu’elle a commencé à exécuter des mouvements qu’elle aimait faire dans l’atelier (et en réaction à ce qui était proposé par le professeur). Après son « absence » injustifiée, elle est revenue à l’atelier avec un extrait chorégraphique qu’elle s’est mise à exécuter avec son amie. Les autres participantes l’ont suivie. Ensuite, avec ses amies, elle a décidé que les petites ne pouvaient pas danser avec les grandes. Après en avoir parlé au professeur, les groupes ont été divisés entre petites et grandes, et la première chorégraphie (des filles de Longueuil) a été reléguée aux plus jeunes.

L’assistante a pris la direction du groupe jusqu’au terme du projet. Elle était reconnue par les autres pour ses compétences en danse, son style vestimentaire et son autorité. Au final, elle a participé au projet comme danseuse, chorégraphe et coordinatrice. Par elle-même, elle s’est engagée plus qu’il n’en avait été question au départ. Vers la fin du projet, il y avait la présence d’un simili « public » dans l’atelier. Il était composé des intervenants, des adolescents qui jouaient au basket-ball, d'enfants et d’amis. Ils ne regardaient pas l’atelier attentivement, mais gravitaient autour de la salle et prenaient de plus en plus de place à mesure que l’atelier tirait à sa fin. C’est à ce moment-là qu’il y avait le plus de fébrilité dans l’air à mes yeux. J’ai pu retracer quelques rappels de son leadership dans son entretien lorsqu’elle fait référence à son expérience de l’atelier : « ben au début, j’ai juste été devant là, j’savais pas quoi faire là…mais après j’ai aimé ça pis Kat m’a dit que c’était bon là, alors j’ai continué pis elle m’a copié. Je répétais, répétais, répétais pour mieux montrer les mouvements…devant la glace là. (à la maison) » Cette action de l’assistante montre qu’elle s’est réappropriée harmonieusement le pouvoir d’autorité du professeur pour faire ce qu’elle voulait et par extension diriger le groupe dans un sens intéressant qui rejoint leurs intérêts, mais elle s’est aussi imposée comme la meneuse du groupe. Talentueuse et respectée par les autres (au point de menacer celles qui dérangeaient de faire des push-up devant tout le monde), on y repérait là aussi, une forme de sociabilité amicale sous un rapport de domination.

En terminant, l’atelier a contribué à attirer les passants et a servi de point de rencontre aux jeunes. Au fur à mesure des séances, je voyais les jeunes parler ensemble près de la porte du local avant le début de l’atelier ou encore traîner sur les terrains de baskets pendant l’atelier, suggérant que l’espace de danse était à la fois un point de rencontre et un l’espace ludique. Lors des entretiens, les jeunes m’ont informé que grâce à l’atelier, ils ont connu plus de monde et sont devenus « amis » avec les autres. Même si leur définition de « amis » correspond à saluer ou « dire allo » à ceux qu’ils croisent au passage, il demeure que dans leur perception, ils se sont fait des amis. Leur preuve : ils sont encore amis sur facebook. De

notre côté, on s'entend pour dire que l’atelier a servi de plateforme de rencontre et de socialisation.

À cet effet, on constate que les jeunes ont navigué aisément entre danser devant les autres et danser avec les autres, réalisant à chaque fois une «double» performance. Qu'il s'agisse du battle de breakdance entre Brandon et ses copains, ou des grandes filles se déhanchant devant les adolescents en faisant mine de les ignorer, en encore de Brandon et de ses amies montrant «leur» danse aux amis de l'extérieur, on comprend que danser devant les autres se fait aussi avec les autres. Même si dans ces cas, le paraître prédomine sur la présence du groupe, il n'aurait pas été possible sans ce dernier. Vice-versa, danser avec les autres, c'est aussi danser sous le regard d'autrui. Ainsi, il serait plus exact d'aborder ces deux aspects, non pas comme un choix entre l'un ou l'autre, ou encore selon une série où l'un viendrait avant l'autre, mais plutôt comme une réunion entre les deux, où la danse implique à la fois de danser devant et avec les autres lorsque pratiquée en groupe. Considérées sous cet angle, les formes de sociabilité juvéniles passent par la reconnaissance des pairs sur les aptitudes de danse des participants.

Face à l’objectif final du spectacle, les jeunes s’entraidaient en se montrant les mouvements, en les répétant ensemble et en se les expliquant verbalement. On y voyait une mobilisation collective en vue de la représentation publique et cette dernière était de plus en plus marquée à l’approche du spectacle.70 Cela c’est confirmé du côté des entretiens : « bouger ensemble », « être ensemble », « jouer ensemble », « danser tout l’monde ensemble » , « se montrer des « moves », étaient des termes qui revenaient sans cesse. Bien que l’expérience kinesthésique (ou le « senti ») soit difficile à mettre en mots, je comprends par les entretiens des jeunes qu’il y a aussi eu une forme de sociabilité par le corps via le partage d’informations et l’entraide.