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Nous retenons de ces dŽveloppements que la tradition orale laisse des traces de lÕoralitŽ dans une culture de lÕŽcrit. Parfois, les moyens issus de l'expŽrience empirique sont

plus efficaces que ceux que pourraient procurer la littŽracie, comme l'activation de la

mŽmoire dans les actes routiniers. Or ces derniers constituent la majoritŽ des t‰ches rŽalisŽes

par les agents de nettoyage, dans l'exercice de leur profession. Leur automatisation permet de

libŽrer la pensŽe et d'•tre attentif ˆ l'imprŽvu.

LÕordre scriptural se rapporte ˆ lÕunivers de lÕŽcrit et plus particuli•rement ˆ la trace

Žcrite. La dualitŽ oralitŽ-scripturalitŽ peut •tre envisagŽe sous l'angle de la continuitŽ.

L'imbrication des deux ordres engage ˆ les prendre en considŽration dans les apprentissages,

d'une mani•re globale. Nos observations empiriques ont ŽtŽ con•ues dans cette perspective de

repŽrer des ŽlŽments de continuitŽ : il sÕagit de la Ç raison orale È. La raison orale est

constituŽe des traces de rationalitŽ qui perdurent de la tradition orale et qui ne reposent pas

directement sur lÕusage de l'Žcriture.

2. L'Žcriture : un outil complŽmentaire au dŽveloppement des processus

cognitifs

Comme nous venons de lÕŽvoquer, Žcriture et oralitŽ peuvent •tre envisagŽes dans

leur continuitŽ. Il reste que les travaux de J. Goody montrent que l'Žcriture a pu avoir un

impact sur lÕŽvolution du fonctionnement des sociŽtŽs. Dans un premier paragraphe, nous

montrons les bŽnŽfices de l'Žcriture dans les processus dÕŽlaboration des connaissances, en

lien avec la tradition orale. Le second paragraphe est consacrŽ aux effets de la littŽracie sur

lÕorganisation sociale.

2.1.L'Žcriture, un outil au service de lÕorganisation et de lÕaccroissement des savoirs

Nous interrogeons lÕaccroissement des savoirs dans une culture de lÕŽcrit ˆ partir des

procŽdŽs de catŽgorisation et de stockage des informations. Ces procŽdŽs sont facilitŽs par

lÕusage de l'Žcriture ainsi que par dÕautres savoir-faire issus de la tradition orale

2.1.1. CatŽgorisation des connaissances

Comme le rappelle J. Goody (1979), l'Žcriture permet d'extraire les faits de leur

contexte et, en consŽquence, de les apprŽhender de mani•re prŽcise et dŽtaillŽe pour les

classer. Les philosophes grecs sont ˆ l'origine de la mŽthodologie utilisŽe dans l'exposŽ

scientifique : dŽfinition des termes traitŽs, organisation linŽaire (dŽbut, milieu, fin) et

synth•se. Ils ont initiŽ une forme de raisonnement qui permet d'extraire la pensŽe du sujet

traitŽ. Ce Ç syst•me de r•gle È donne la possibilitŽ d'appliquer une m•me mŽthodologie au

traitement de diffŽrents sujets (Goody, 2006, p. 54). Notons que s'il est rendu possible gr‰ce ˆ

l'Žcriture, ce cadre peut •tre contraignant pour la crŽativitŽ et pour produire de nouvelles

connaissances. En effet, la verbalisation et les Žchanges oraux constituent des recours

complŽmentaires qui permettent ˆ la pensŽe de se libŽrer du mod•le imposŽ par la

mŽthodologie. La spontanŽitŽ des Žchanges, propre ˆ l'oral, contribue ˆ crŽer une dynamique

qui favorise la dŽcouverte. Dans le prolongement de ce processus de classification, Platon a

initiŽ la sŽparation des savoirs en vue d'Žtablir des catŽgories, en isolant les connaissances qui

rel•vent du divin de celles qui concernent le monde terrestre (Goody, 2006). Au moyen de la

collecte et de la classification des donnŽes, Aristote, et par la suite, les Žl•ves de son Žcole,

ont Žtabli une catŽgorisation qui rŽpartit le savoir en disciplines. J. Goody (1979) consid•re

que le classement des savoirs en catŽgories observables modifie les reprŽsentations sociales.

Dans cette m•me perspective, lorsquÕil Žvoque la spŽcificitŽ du rŽcit, B. Lahire

(2000), montre que la narration implique une mise ˆ distance du vŽcu et donc de lÕŽvŽnement

qui fait lÕobjet du rŽcit. Ç Le langage Žcrit contraint lÕenfant [É] ˆ se dŽcoller de son langage

et surtout ˆ sortir de lÕusage quÕil en fait dans des situations de communication au sein

desquelles celui-ci est fondu dans les actes, les actionsÉ È (p. 257). Ainsi, dans cette

situation, l'Žcriture nŽcessite et favorise une Ç position dÕexotopie È (p. 256). Il sÕagit de la

capacitŽ ˆ se dŽcentrer de la situation vŽcue pour pouvoir la raconter de mani•re suffisamment

explicite ˆ un interlocuteur absent. Cela suppose de la part des narrateurs quÕils construisent

un rapport particulier au langage. LÕauteur prŽcise, en rŽfŽrence aux travaux de Bakhtine, que

le rŽcit dÕun scripteur engagŽ dans une Ç visŽe Žthico-pratique È, comporte quant ˆ lui, de

nombreux implicites (p. 256). Ce profil de scripteur aura tendance ˆ rester dans le personnage

et ˆ vivre la situation de lÕintŽrieur sans •tre en capacitŽ dÕapporter les ŽlŽments qui

permettraient ˆ une personne nÕayant pas assistŽ ˆ lÕŽvŽnement de le comprendre. De ce point

de vue, l'Žcriture est un outil performant qui contribue ˆ la construction de la distanciation par

rapport ˆ lÕobjet.

2.1.2. Accroissement des savoirs : listes et tableaux

Selon J. Goody, les listes favorisent la manipulation des connaissances. Elles

facilitent le tri, le classement et la mise en relation des informations. La trace Žcrite donne

ainsi la possibilitŽ de visualiser de mani•re globale, un grand nombre de donnŽes. Dans le

prolongement des listes, les colonnes et les lignes des tableaux ˆ double entrŽe permettent

d'accŽder ˆ des rŽsultats issus du croisement de plusieurs informations. Les connaissances

sont exposŽes d'une mani•re visuelle. Leur mise en relation permet d'extraire les rŽsultats, de

les analyser et d'aboutir ˆ une gŽnŽralisation. Ce travail mobilise des opŽrations mentales

spŽcifiques ˆ l'ordre scriptural mais peuvent aussi •tre associŽes ˆ l'oral par la verbalisation.

Dans ce cas, lÕimbrication de la tradition orale et de la scripturalitŽ peut accŽlŽrer la

comprŽhension des donnŽes et favoriser leur analyse. CÕest ainsi que les lettres de l'alphabet

peuvent •tre utilisŽes pour ordonner les ŽlŽments d'une liste et rendre sa mŽmorisation plus

aisŽe. Ce procŽdŽ est prŽsent ˆ l'oral ˆ travers les Žchos phoniques et sŽmantiques. Ils

constituent le Ç style oral È ŽvoquŽ par L.-J. Calvet (1984). Cependant, il reste que l'oral ne

permet pas de s'affranchir du concret avec la m•me aisance que l'Žcriture. J.-P. Terrail (2009)

remarque, dans cette perspective, que l'ordre des ŽnumŽrations des po•mes des sociŽtŽs

orales, est reliŽ ˆ un ŽlŽment du contexte. L'alphabet, lui, permet de s'affranchir du rŽel et de

prendre de la distance par rapport ˆ soi et aux ŽlŽments qui nous entourent.

2.1.3. Stockage des informations

Comme nous lÕavons ŽvoquŽ dans la premi•re partie de ce chapitre, des techniques

favorisent la mŽmorisation. Ainsi, dans la tradition orale, la mŽmoire des faits est stockŽe

dans le cerveau humain (Goody, 2007). LÕauteur prŽcise toutefois que ces procŽdŽs de

stockage varient d'une situation ˆ une autre et ne sont pas homog•nes pour lÕensemble des

membres dÕune m•me sociŽtŽ. L'Žcriture, elle, tend ˆ uniformiser la trace et ˆ figer les

informations dans le temps. Ainsi, elle permet de stocker une quantitŽ plus importante, voire

illimitŽe, d'informations, mais aussi dÕen assurer la permanence.

2.2.La littŽracie atteint tout le monde

2.2.1. La littŽracie dans lÕorganisation sociale

Il est possible, mais difficile, d'Žchapper ˆ la littŽracie, puisque l'organisation de

notre sociŽtŽ repose sur l'Žcriture. A partir des travaux de J. Goody, C. Bazerman (2006)

illustre le lien entre la littŽracie et la vie sociale ˆ partir de quatre organisations

reprŽsentatives : le gouvernement, la religion, l'Žconomie et les lois. Chaque domaine gŽn•re,

ˆ son tour, d'autres organisations sociales autour de l'administration qui les g•re.

L'enseignement entre Žgalement en considŽration car il peut favoriser le mouvement social

pour accŽder ˆ ces professions et pour Žvoluer ˆ l'intŽrieur de ces syst•mes organisŽs. Nous

pouvons nous interroger sur l'impact de la littŽracie dans la mise en place de ces syst•mes.

Leur administration repose sur la circulation de documents. Pour •tre actrice, chaque personne

investit ˆ sa mani•re le code Žcrit, qu'elle le ma”trise ou non. Comme nous lÕavons rappelŽ au

chapitre prŽcŽdent, C. Dardy (2006) montre l'enjeu des documents qui jalonnent la vie des

personnes, dans une sociŽtŽ que l'on peut qualifier de Ç littŽracienne È. L'Žcriture est donc un

outil complŽmentaire ˆ lÕoral, dont la ma”trise est indispensable dans une sociŽtŽ dominŽe par

lÕŽcrit.

2.2.2. Les moyens de paiement : littŽracie et dŽmatŽrialisation des Žchanges

L'argent est un autre ŽlŽment qui concerne l'ensemble des membres des sociŽtŽs ˆ

culture Žcrite. L'Žvolution des moyens de paiement montre l'Žloignement progressif du

concret. Sa reprŽsentation sous la forme de ch•ques, conserve les traces des lettres de

commerce utilisŽes autrefois : date, nom du destinataire et de l'Žmetteur (Bazerman, 2006).

Les ch•ques et les esp•ces c•dent la place aux cartes bancaires et on assiste ˆ une

dŽmatŽrialisation croissante des modes de paiement. La valeur est reprŽsentŽe par un

ensemble de donnŽes chiffrŽes que l'on consulte devant l'Žcran d'un ordinateur, ˆ domicile ou

ˆ la banque. Les esp•ces numŽraires (pi•ces de monnaies et billets) sont rŽservŽes aux achats

en prŽsence du vendeur. Elles sont directement perceptibles et facilitent la comptabilisation.

La plupart des transactions financi•res peuvent dŽsormais •tre rŽalisŽes ˆ distance. Des outils

comme l'ordinateur, le distributeur automatique ou le tŽlŽphone permettent d'effectuer des

opŽrations bancaires sans traces matŽrielles. Les virement automatiques ou le r•glement sous

la forme dÕun crŽdit contribuent ˆ dŽmatŽrialiser les transactions financi•res et ˆ la

complexification du syst•me social. L'argent et les crŽdits sont des th•mes rŽcurrents, qui

surgissent au cours du recueil de nos donnŽes. Les employŽs que nous avons interrogŽs

mentionnent la facilitŽ ˆ contracter un crŽdit ˆ la consommation et les situations financi•res

parfois difficiles que cela entra”ne, du fait du manque d'informations relatives au

fonctionnement de ce syst•me de paiement. Ils expriment le besoin de s'informer pour

comprendre le fonctionnement complexe des institutions. Ainsi, la ma”trise de l'Žcrit et de la

numŽratie devient incontournable. Comme nous lÕavons dŽjˆ ŽvoquŽ au chapitre prŽcŽdent, la

dŽmocratisation progressive de l'enseignement associŽe ˆ celle de la production et de la

diffusion des Žcrits, conduit ˆ gŽnŽraliser les Ç formes sociales scripturales È (Lahire, 2000,

p. 33).

Dans les sociŽtŽs qui ont dŽveloppŽ une culture Žcrite, la littŽracie est prŽsente donc

dans les actes de la vie quotidienne des personnes. Elle atteint tout le monde, y compris ceux

qui ont le moins de pouvoir concernant la langue Žcrite. Ces personnes sont Ç marquŽes È par

lÕŽcrit dans leur vie quotidienne, car il est omniprŽsent, il constitue le cadre de tous les

Žchanges sociaux. NŽanmoins, ces personnes dŽveloppent des savoirs et savoir-faire

empiriques qui leur permettent d'agir dans le cadre dÕune sociŽtŽ littŽracienne, dans les

diffŽrents contextes sociaux, au travail ou dans leur vie personnelle. Ainsi, ces personnes qui

ne ma”trisent pas bien l'Žcrit vont dŽvelopper d'autres capacitŽs. On peut alors s'interroger sur

l'impact de la culture Žcrite, mais aussi sur les ŽlŽments qui peuvent •tre puisŽs dans la