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Reprises inespérées de la mobilité sociale ou sursauts fragiles ?

distinction et accumulation des capitau

Chapitre 2 – Bricolage et braconnage culturel : des pratiques de hacking soumises à des formes de pratiques de hacking soumises à des formes de

3. Reprises inespérées de la mobilité sociale ou sursauts fragiles ?

Les différentes catégories de hackers analysées dans ce chapitre maintiennent leur pratique du hacking en parallèle de leur carrière professionnelle. Ils s’impliquent dans une large gamme d’activités et surtout dans la vie collective des espaces qu’ils fréquentent, qu’il s’agisse d’un GUL64, d’un hackerspace ou de l’underground informatique. Nous verrons dans le Chapitre 3

dans quelle mesure ces engagements revêtent une dimension compensatoire vis-à-vis des frustrations vécues au travail. Ici, nous interrogerons les possibles transferts sur le terrain professionnel. En effet, si le hacking comme bricolage ou braconnage culturel favorise un désajustement avec la culture scientifique, ne permet-il pas ultérieurement d’acquérir hors cadre institutionnel des ressources pouvant être réinvesties au travail ? Nous en revenons à l’hypothèse du décloisonnement social : le hacking met en relation des amateurs, de professionnels et de militants, mais aussi des individus occupant différentes positions de l’espace social. Ne permettrait-il pas aux moins « chanceux » de se rapprocher de professionnels légitimes et d’en tirer profit pour redonner un second souffle à leur carrière professionnelle ? Comme nous allons le voir, cela est loin d’être la règle et la pratique amateur reste globalement à distance du terrain professionnel. De même, si quelques hackers connaissent des ruptures biographiques leur permettant de renouer avec une forme de réussite professionnelle, il s’agit avant tout d’exceptions fragiles.

3.1. Une pratique du hacking à distance de l’emploi

En maintenant une pratique du hacking en parallèle de leur carrière professionnelle, nos enquêtés développent de nouveaux intérêts et de nouvelles compétences essentiellement dirigés vers le milieu professionnel des TIC. Une part importante des associations ou des collectifs formés autour du hacking se vouent à des activités de nature technique, mais sans avoir les moyens de créer des postes de travail. Les associations militantes d’une certaine importance, à l’image de la Quadrature du Net, peuvent être mieux dotées, mais elles proposent surtout des tâches temporaires relatives à la communication et à l’organisation d’événements, les postes de permanent étant très peu nombreux. Si des voies de « rattrapage » existent, elles reposeraient principalement sur la valorisation des connaissances et de compétences de nature techniques, acquises par le biais de la pratique amateur. Or, les conditions de leur conversion en véritable expertise nous paraissent difficiles à réunir. Autrement dit, plusieurs facteurs tendent à limiter la portée des apprentissages.

Pour commencer, ces enquêtés n’ont pas nécessairement le temps d’approfondir les domaines qu’ils découvrent : ils sont actifs professionnellement, le plus souvent à 100 %. Le temps dédié au hacking est limité et ils n’engagent pas nécessairement une majorité de celui- ci dans des formes d’apprentissage valorisables professionnellement. Ainsi, le plaisir de la discussion, de partager un repas ensemble, fait partie intégrante des motivations à fréquenter un hackerspace. L’aide apportée à autrui représente souvent une part importante du temps dédié à un groupe d’utilisateurs du logiciel libre. Ils peuvent, de plus, organiser des évènements (repas, workshops, etc.) ou prendre des responsabilités, à l’image d’un poste au comité. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, la prise de responsabilité joue dans le sens d’une « compensation » des frustrations vécues au travail. Mais dans le même temps, elles laissent moins de temps pour la technique et l’apprentissage.

Dès lors, s’ils découvrent de nouveaux domaines de compétences grâce au hacking, cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont en mesure de rattraper les « retards » accumulés au fil de la trajectoire et d’accroître le volume de leurs capitaux. Ce hiatus apparaît le plus clairement avec les concours de sécurité (CTF). Domaine professionnel en forte croissance, il suscite l’intérêt de nombreux enquêtés : il n’est pas rare que des membres d’un hackerspace ou d’un GUL forment des équipes afin d’y participer. Or, la mise en compétition fait surtout ressortir des lignes de partage entre ceux qui s’intéressent à ce domaine depuis longtemps

(professionnellement ou non) et ceux qui le découvrent par le biais d’un engagement en parallèle de leur travail, à l’image de Jonathan (28 ans, CFC, responsable d’un helpdesk).

« Chercheur : Vous aviez fait la qualification DEFCON tout dernièrement. Ça s’est passé comment ?

Jonathan : C’était horrible (rire). Ben je pense ça doit être le CTF le plus dur. (…) Moi je n’ai quasiment rien réussi à résoudre. On était je pense 20 dans l’équipe et on a résolu 5 épreuves sur 20. Et puis que les plus faciles. (…) Ben DEFCON, c’est le truc où il y a beaucoup de reverse engineering [rétro- ingénierie, nda], on a les fichiers binaires. En fait, c’est que ça. (…) Au final, tu te retrouves toujours avec un fichier binaire et tu dois décompiler, puis c’est la merde. Donc du coup, on a quand même appris sur les outils pour faire du reverse engineering. C’était l’occasion. »

Un autre facteur renvoie au rapport au travail. En effet, la pratique amateur du hacking favorise l’intériorisation de dispositions qui ne sont pas nécessairement compatibles avec les normes professionnelles dominantes. Elle met l’accent mis sur le faire, c’est-à-dire une activité créatrice autonome, alors que les rapports interprofessionnels et les injonctions à la rentabilité sont centraux à l’activité économique. Cette tension trouve confirmation avec l’analyse des cibles : la pratique amateur est placée dans les sphères de l’engagement et des loisirs (cf. supra), et ne déborde qu’à titre exceptionnel sur la sphère professionnelle. De ce point de vue, Mathieu (43 ans, CFC puis HES, formateur privé et indépendant) représente un cas particulièrement intéressant en ce qu’il se raccroche tardivement à une pratique collective du hacking. Plus que d’autres enquêtés, il est travaillé par des dispositions acquises en milieu professionnel. Il ne peut s’empêcher d’évaluer les activités du hackerspace du point de vue de leur valeur pour sa pratique professionnelle. Il affiche à ce propos un certain scepticisme.

« [Au hackerspace], il y a des intéressés par l’électronique, des intéressés par l’informatique pure et dure, l’impression 3D, les CTF. Les CTF, c’est quelque chose qui est très intéressant. (…) Bon, ça ressemble plus à du jeu électronique en réseau, pour geeks (rire). Mais de nouveau, s’intéresser à un truc, oui si on

peut appliquer ça [professionnellement, nda], après ça devient intéressant. Après savoir faire pour savoir faire, c’est sympa. Mais après, bon voilà. »

Plus largement, les associations ou les collectifs fréquentés par nos enquêtés sont traversés par des enjeux qui leur sont propres et qui ne se concilient pas nécessairement avec les activités de nature économiques. Bien souvent, les professionnels légitimes s’engagent généralement sur le versant de l’« art pour l’art », l’intrusion d’intérêts proprement professionnels, ou plus vulgairement économiques, étant mal vue. Cela est particulièrement vrai pour le logiciel libre, où les engagements basés sur un calcul économique sont le plus souvent sanctionnés (Demazière, Horn, Zune, 2009 ; voir aussi, Rossi, 2004). Dans le cas des hackerspaces sanfranciscains, la perméabilité avec le tissu économique varie selon les espaces : certains sont pensés par et pour des professionnels de la Silicon Valley, et d’autres restent fortement attachés aux principes contre-culturels du hacking (Lallement, 2015). Sur notre terrain, c’est la seconde tendance qui semble dominer. Si des offres d’emploi sont parfois relayées sur les listes de diffusion de ces espaces, les questions de carrières ou les enjeux proprement professionnels sont une affaire avant tout individuelle et restent globalement peu partagés. Sur le plan collectif, c’est l’idée de pouvoir expérimenter et de créer de manière libre qui domine : les hackers se mobilisent pour défendre l’autonomie de leur espace, même lorsque cela signifie tenir à distance respectable des opportunités de créer des ponts plus solides avec le secteur économique, qui favoriseraient des transferts plus systématiques entre les pratiques amateur et professionnelle.

Cette question s’est posée avec acuité dans l’un des hackerspaces que nous avons suivis. En effet, celui-ci occupe un bâtiment que les autorités communales dédient à un projet de revivification économique. Lorsque les autorités annoncent publiquement leurs intentions, l’avis des membres est demandé.

On a été invité lundi avec [le président] à une conférence de presse. (…) [Le bâtiment] a pour but d’accueillir à des conditions très intéressantes des petites entreprises dans le domaine du design, au sens large (…). [Les différentes associations dont notre hackerspace] font office de zone libre et expérimentale, qui pourrait amener un peu de dynamique aux petites entreprises en favorisant

les collaborations. Le but est aussi d’amener des outils à toutes ces structures, via l’atelier de fabrication par exemple.

Enfin voilà, on comprend un peu mieux ce qu’on fait ici, ce qu’on pourrait faire… Qu’en pensent nos membres ? :).

S’ensuit un échange nourrit qui permet de dégager un consensus : le hackerspace doit conserver son indépendance vis-à-vis des considérations et des acteurs économiques. Les extraits ci-dessous sont tirés des échanges menés sur la liste de diffusion du hackerspace. Ils sont présentés dans l’ordre chronologique de la discussion.

Mon pied droit est d’accord, mais ma main gauche est contre. Les trois autres ont décidé de ne pas se prononcer, parce que toute manière ça n’a aucun sens. Bonne nuit :D

Je pense que c’est une bonne initiative (…) En revanche, je ne saurais pas me prononcer sur le but de hackerspace là-dedans… À la base les hackerspaces c’est quand même un truc assez "underground" (désolé pour le terme un peu pompeux) et je ne pense pas que notre but est de se transformer en fablab © non plus. Après bien sûr il faut voir comment tout cela se développe, mais l’idée de faire un truc dans un cadre commercial (création d’entreprises) me rebute un peu, vu que je préfère largement le côté un peu bordélique/organique et basé sur de l’échange _gratuit_ de connaissances entre personnes passionnées par un domaine.

Complètement d’accord. Si on peut collaborer avec des entreprises sur quelques projets, c’est super cool, mais ça serait dommage que cela devienne l’activité principale du hackerspace. Enfin, connaissant un peu les membres et le comité, je pense que la plupart des gens partagent cet avis, non ?

Je n’ai pas trop peur que l’activité du hackerspace change (…). Tant mieux si nos membres partagent avec d’autres, que cela soit commercial ou non. Il faut juste que l’on communique clairement avec nos voisins. On pourrait afficher

une version simplifiée de nos statuts sur la porte, pas qu’on finisse par nous confondre avec une "société de services informatiques" établie là au milieu :-).

Pour ceux que mon avis de non-membre intéresse, il fallait y réfléchir _avant_ de se jeter dans la gueule du loup…

Je vais aussi apporter ma petite pierre à l’édifice de cette discussion. (…) Je pense que le hackerspace, comme il a été discuté à maintes reprises, doit garder son indépendance !!! Chaque membre individuellement est libre de collaborer avec des entreprises ou autres, en utilisant les outils du hackerspace ; par contre je pense qu’il ne doit pas être associé à un élément commercial. Là on perdrait l’âme d’un hackerspace qui est la liberté de penser, de créer, d’innover pour tout le monde, le but est le partage et non de se remplir les poches. (…) Voilà allons de l’avant dans ses nouveaux locaux, occupons les lieux comme nous le faisons, voire même plus, rendons l’endroit accueillant, chaleureux, où le partage n’est pas une utopie, mais une philosophie…

L’intervention dont est tiré le dernier extrait recueille le soutien de plusieurs autres membres : « +1 », « Je ne peux pas dire mieux que toi », « Tout à fait d’accord avec ta conclusion ». Autrement dit, les hackers expriment ici un plébiscite pour l’autonomie de leur espace et des pratiques qui y ont cours. En retour, cela ne favorise pas des transferts plus systématiques entre la pratique amateur et l’emploi.

Un retour sur les bancs de l’école ?

Donner un second souffle à sa carrière professionnelle peut également passer par la reprise d’une formation. Est-ce que fréquenter une association ou un collectif de hackers en parallèle du travail favorise-t-il un projet de ce type ? Il ressort que cela est rarement le cas. Seuls deux enquêtés d’origine populaire renouent avec le projet de mener des études supérieures, grâce à leur insertion dans un collectif de hackers. Les spécificités de leur trajectoire les distinguent des cas analysés jusqu’ici : ils vivent une rupture biographique majeure et ne travaillent plus

pendant plusieurs années. Le hacking représente un vecteur important de réinsertion sociale : ils y reconstruisent leur estime de soi et sont encouragés par des pairs à reprendre une formation.

Le premier, Raphaël (39 ans, CFC, en cours de HES en informatique) suit un apprentissage en dessin technique, après un échec au lycée. Mais le secteur dans lequel il travaille connaît d’importantes difficultés économiques. Il renoue en autodidacte avec le projet de faire des études supérieures : « J’avais 23 ans et puis j’ai découvert la science, les bouquins, enfin tout d’un coup il y a un truc qui m’a vraiment passionné, la biologie. Et puis j’ai appris qu’à 25 ans on pouvait rentrer à l’uni ». Il décide de suivre un cursus en physique après avoir passé avec succès les examens d’entrée. Toutefois, des désajustements scolaires réapparaissent et il décroche : « J’ai décompressé (…) C’était une période où c’était très intense quoi. (…) Il y avait un stress. (…) Je me suis lancé assez fort, puis tu tombes de haut aussi, quand tu t’arrêtes ». Les dégâts sont importants : son état de santé l’empêchera de travailler pendant de nombreuses années. Julien (27 ans, école obligatoire, en cours de HES, responsable informatique dans l’associatif) entretient quant à lui des rapports difficiles avec son père « marginal » : « Mon père, il ne supportait pas l’autorité, mais il pouvait être extrêmement autoritaire. (…) C’était un paradoxe continu. Lui, il avait fait de la prison. (…) Non je pense que j’ai beaucoup de peine avec l’arbitraire ». Il intériorise rapidement des dispositions anti-autoritaires qui se heurtent au cadre scolaire. En révolte, il échoue à deux apprentissages. Il connaît alors des périodes relativement longues d’inactivité, marquées par des tendances dépressives.

Chez ces deux enquêtés, le hacking permet de briser l’isolement social, de remettre leur insertion sociale sur les rails. Raphaël rejoint un hackerspace créé récemment dans sa région et s’y implique progressivement. Il investit tout d’abord la vie sociale de l’espace, puis le terrain de la technique à mesure qu’il gagne en confiance. Julien s’implique dans plusieurs collectifs. Après un déménagement qu’il présente comme un tournant de son parcours, il décide d’investir une communauté en ligne de logiciel libre. De fil en aiguille, il rejoint également un GUL et une coopérative en informatique. Ces espaces leur permettent de reprendre pied, car ils sont libres de décider dans quelles mesures et sur quelles activités ils s’engagent. Ils apprécient également le fait d’être jugés à l’aune de leurs réalisations et non de leur statut social. Ils développent progressivement des compétences ainsi que le désir de les

valoriser professionnellement. Plutôt qu’une simple réinsertion sur le marché de l’emploi, ils décident de reprendre des études supérieures sous la forme d’un cursus HES en cours du soir.

Raphaël suit la première année de sa formation HES en informatique : « Je pensais que ce n’était pas possible, tout simplement. Et puis finalement, j’ai réussi à obtenir une bourse et puis ça s’est fait très rapidement en fait.

Chercheur : C’était quelqu’un qui t’avait conseillé ?

Raphaël : Au hackerspace en fait. Il y en a un qui fait la formation avec moi. Et puis il est plus jeune. J’en ai rencontré un autre, qui est en troisième, qui a presque mon âge. Là je me suis dit : “Oui mais en fait c’est possible.” Sinon je n’aurai pas osé en fait. »

Et : « C’est assez bizarre le monde hacker en fait. Moi ils m’épatent toujours au hackerspace : “Ouais putain il a fait ça, trop balèze.” Des fois j’ai dit : “Ouais j’ai fait ça.” Et puis je vois que les autres me renvoient aussi cette image. En disant qu’ils n’y seraient pas arrivés. (…) Mais c’est vrai que de plus en plus, je me décomplexe quoi, je veux dire j’arrive à faire des trucs. (…) Maintenant je me définis comme un hacker, je m’accepte depuis peu. »

Julien est également au début d’un cursus analogue : « C’était un sacré parcours. Parce qu’il fallait que je fasse un dossier, tests d’entrée, différentes choses. Vu que mon cursus scolaire s’était arrêté il y a 10 ans et qu’il n’a pas été très loin (rire). Et puis j’ai été admis, ça c’est la bonne nouvelle. Et ça se passe bien. »

Et : « C’est aussi une forme, presque d’héritage. Dans le sens où, ça fait partie de mon cheminement de pensée. C’est de revoir ces gens, un cheminement parallèle de personnes avec qui je suis resté dans ce mouvement-là [du logiciel libre, nda]. Ça m’a conforté dans ces démarches-là, dans mon existence. (…) J’ai des connaissances qui n’ont rien à voir avec mon parcours scolaire. »

S’il est bien entendu difficile de prévoir la suite de leur trajectoire, nous voyons bien que la réinsertion professionnelle passe par la reprise d’études supérieures. Dès lors, pour quelles raisons le retour sur les bancs de l’école n’est-il pas plus systématique dans notre échantillon ?