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Représentations graphiques dans Antescofo

La musique électroacoustique et a fortiori la musique mixte impliquent des notations capables de représenter des éléments continus et discontinus. Lorsqu’il faut les intégrer dans un même espace, l’entre-prise peut s’avérer périlleuse. Dans l’image présentée en page suivante, on voit la représentation graphique de la partition électronique (actions déclenchées en temps réel) d’une partie de Namenlosen dans le logiciel AscoGraph (interface graphique d’Antescofo). Dans cet exemple, seules les actions continues n’étant pas intégrées à des processus sont affichées (la partie claire en haut est un pianoRoll, représentant la partition du clavier suivi par Antescofo), ce qui signifie qu’un nombre extrêmement important d’informations et d’actions électroniques sont masquées. À l’inverse, l’image suivante n’affiche que les messages et envois de processus de façon à masquer les différentes courbes. Les deux images sont donc complémentaires. Mais même couplée, ces deux images masquent toutes les actions lancées par les processus qui ici ne sont repré-sentés que par une ligne de message. D’une certaine manière, nous ne voyons que le premier niveau de la

13 Carlo Laurenzi et Marco Stroppa, The notation of dynamic levels in the performance of electronic music. Proceedings of Tenor Conference, 2015.

partition. La représentation dans cet exemple, semble pourtant très chargée alors même qu’elle ne montre qu’une vision très partielle des actions électroniques.

La question de la représentation des processus « hors-temps », déclenchés dynamiquement et

évo-luant selon des variables extérieures (notamment par l’utilisation d’un whenever, d’un setvar ou d’une

valeur entrée par OSC) exige l’invention de nouveaux types de notation, pouvant éventuellement devenir dynamiques. Une simulation graphique de l’ensemble des actions déclenchées, qu’elles soient continues ou discontinues seraient une première étape.

La partition textuelle d’Antescofo est une partition de réalisation. L’ensemble des processus, des macros et des objets y sont définis. La partition électronique est greffée à la partition « réduite » — puisqu’elle n’affiche que des hauteurs et des durées — du musicien. Nous pouvons réaliser l’électronique de façon très fine, avec toutes les subtilités temporelles dont nous avons parlé précédemment. Cependant, les limites de la représentation graphique posent un problème compositionnel. Les représentations ne sont pas des simples retours visuels, elles nous permettent de réfléchir aux objets sur lesquels nous travaillons. Elles nous donnent souvent un nouveau point de vue, capable de remettre en cause une idée mal pensée ou de

nous montrer la non pertinence d’un processus. Les fonctions d’Antescofo telles que le whenever peuvent nous permettre de composer des environnements réactifs non dépendant du suivi d’une partition. En observant une ou plusieurs variables extérieures, on peut créer des processus qui réagiront à ces variables et à leur « temps ». Dans ces cas là la partition ne peut se lire linéairement, elle est un programme dans lequel le temps est, d’une certaine manière, implicite. Pour ce type de procédés, il n’existe pas de repré-sentation — par extension de notations — autres que textuelles. Le manque de représentations visuelles limite donc, en partie, la notation de composition.

Malgré ce constat, les logiciels offrant des représentations visuelles (outils d’aide à la composition, interfaces graphiques telles que Max, Bach, Live...) restent beaucoup moins puissants en terme d’ex-pressivité — de possibilités de composition de processus complexes et permettant une écriture fine des temps — que le langage textuel tel que celui d’Antescofo. Car si des milliers de lignes de codes peuvent paraître beaucoup moins attrayants qu’un ensemble de représentations graphiques, de courbes et d’illus-trations, elles offrent paradoxalement un degré de liberté bien plus grand. Voilà pourquoi si nous utilisons des représentations graphiques à l’avenir, elles devront impérativement être ouvertes et programmables comme l’est un langage informatique, de façon à ce que l’imaginaire des compositeurs qui les pratiquent ne soient pas limité à celui des personnes qui l’auront programmée.

« Voilà vingt ans que je répète que la maîtrise d’un ordinateur ne s’acquiert pas en quelques jours. C’est comme un instrument de musique : ça ne s’utilise pas, ça se pratique. Et dans la singularité de l’instrument, on va découvrir la singularité de sa propre pratique. La pratique ouvre à l’expérience, alors que la consommation ne produit que le conditionnement. »14

En terme de notation, la musique mixte n’a pas encore vraiment dépassé le stade de la pierre de Ro-sette. La diversité des approches est telle, que l’on est en droit de se demander si une notation commune à tous serait non seulement possible, mais souhaitable. Quoiqu’il en soit, la question de la notation est sans nul doute l’une des plus importantes recherches musicales à mener dans le futur. Sa résolution, si elle est aujourd’hui personnelle à chaque compositeur, reste certainement la seule barrière qui puisse encore limiter leur pleine créativité.

La question qu’on peut poser pour clore ce chapitre est celle de savoir si les trois types de notation dont nous avons parlé — de composition, de réalisation et d’interprétation — pourraient se concilier au sein d’un même langage. Ces trois notations représentent en quelque sorte trois vues d’un même « objet ». On pourrait donc penser qu’un seul et même langage puisse les intégrer toutes. Or, le problème est qu’ici, nous avons au moins une notation qui ne peut s’incarner d’aucune manière dans un langage textuel et qui nécessite fondamentalement une notation graphique qui puisse se juxtaposer à une partition instrumen-tale : la notation d’interprétation.

Les deux autres notations (de composition et d’interprétation) peuvent s’accommoder l’une de l’autre et l’état actuel du langage Antescofo en est une version précaire, notamment par l’utilisation de fonctions qui permettent de rendre la partition plus lisible (macros, processus, objets, nims...) et par le filtrage possible d’informations. Mais nous sommes encore loin d’avoir une notation de composition qui nous permette d’appréhender aisément un processus complexe ou des superpositions de tempi dépendant de variables ou de calculs de façon convaincante. Peut-être faut-il s’intéresser aux développements qui ont été

fait autour d’environnements de programmation comme Xcode15, notamment concernant les différentes

fonctionnalités graphiques et de débogage.

14 Bernard Stiegler, Sauvons le capitalisme. Technikart, novembre 2005.

15 Xcode est un IDE (Integrated Development Environment), c’est un paquet d’outils qui facilitent la programmation. On y retrouve systématiquement un éditeur de texte, un compilateur et un débogueur.

Au-delà de la rétroaction

« Une atmosphère est quelque chose qui découle de l’idée centrale de l’auteur. Plus la formulation de cette idée centrale est fidèle, plus le sens de l’action est clair, et plus l’atmosphère tout autour sera signifiante. Les objets, les paysages, les intonations des acteurs, commenceront tous alors à résonner de cette note centrale. Tout deviendra interdépendant et indispensable. Chaque chose fera écho à une autre, tout s’interpellera, et il en résultera une atmosphère, comme conséquence de cette capacité à se concentrer sur le principal. Alors que vouloir créer une atmosphère en tant que telle, me paraît une chose étrange. »16

L

’un des reproches que l’on peut faire à l’électronique dans le contexte d’une musique mixte

utilisant le temps-réel est qu’elle peut rapidement devenir une figuration triviale d’un rapport unilatéral et exclusivement causal. Autrement dit, l’électronique, liée en permanence au jeu du musicien, ne deviendrait qu’un accompagnement souple, intelligent dans son suivi mais peu dans son dis-cours et, finalement, dans son rapport à l’instrument. Le problème est ici exclusivement compositionnel. Une plus ou moins grande complexité technologique peut accoucher d’effets dont la fonction ressemble davantage à l’utilisation de la pédale chez le pianiste débutant. L’écriture électronique est dans ces cas là évidemment assez grossière. Elle l’est dans son rapport unilatéral vis-à-vis du ou des interprètes mais aussi dans sa conception de l’électronique en elle-même, devenue simple productrice de son venant couvrir les éventuels vides de l’écriture instrumentale.

Nous ne polémiquerons pas davantage sur cette question. Nous souhaitons ici mettre en avant la conviction qu’il est désormais possible d’atteindre la même richesse d’écriture dans la partie électronique que dans la partie instrumentale. Les différentes possibilités d’écritures temporelles et de synchronisations peuvent nous permettre d’écrire des « voix » électroniques pouvant jouer avec un interprète humain mais n’en étant pas pour autant la simple conséquence ou le faire-valoir. Cela implique pour les compositeurs une connaissance relativement profonde des langages et des outils qu’ils voudront utiliser. La liberté ga-gnée par l’utilisation d’un langage puissant, qui permet d’amener l’écriture électronique à un niveau élevé, se paie en temps d’apprentissage et de conception.

La question de l’écriture de l’électronique n’a pas attendu le suivi de partition et le temps-réel pour être posée. Elle était déjà présente dans les premières pièces mixtes, on pense évidemment aux premières pièces mixtes de Stockhausen. Mais cette question doit être remise sur l’établi encore davantage au-jourd’hui, dans un contexte où les outils de type « prêt-à-composer » font florès auprès des compositeurs (Live, Max for Live, Reason...). Il n’est plus très difficile de coller des sons ou des effets les uns après les autres, d’y superposer une voix instrumentale et de « créer des atmosphères ». La richesse d’écriture, de l’électronique en elle-même et des rapports qu’elle entretient avec un ou plusieurs interprètes, ne viendra qu’avec la volonté d’inscrire sa conception et sa réalisation à l’intérieur même de l’espace compositionnel au sens large. Peut-on seulement imaginer une œuvre faite de matière sans discours ? Le projet composi-tionnel s’élabore autour de la co-construction d’un outil devenu instrument et d’un langage capable de s’y adresser de façon convaincante. La partie réactive d’Antescofo, la richesse du tissu temporel qu’il permet de mettre en œuvre est selon nous capable d’assurer ce rôle de langage mais également de participer à la constitution de rapports véritablement dialectiques entre un instrument acoustique, joué par un musi-cien, et une partie électronique.

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