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Classification et montage : du Denkraum à l’Atlas

« Il invente, entre tout cela, des zones interstitielles d’exploration, des intervalles heuristiques. [...] Il est un outil, non pas de l’épuisement logique des possibilités données, mais de l’inépuisable ouverture aux possibles non encore donnés. Son principe, son moteur, n’est autre que l’imagination. »

[...] « L’atlas Warburgien est un objet pensé sur un pari. C’est le pari que les images, assemblées d’une certaine façon, nous offriraient la possibilité — ou, mieux, la ressource inépuisable — d’une relecture du monde. »28

Avec l’atlas Mnémosyne29 (la photo ci-contre montre la planche 32), Aby Warburg a pu réaliser le

dispositif que sa recherche « attendait » en quelque sorte depuis toujours : un médium lui permettant de

manipuler comme des objets interprétants30 les images mêmes qui constituaient d’abord ses objets à

inter-préter. « Avec Mnémosyne, Warburg fonde “une iconologie des intervalles” qui ne porte plus sur des objets,

mais sur des tensions, des analogies, contrastes ou contradictions»31. Si nous nous intéressons ici à la forme

atlas comme paradigme de pensée, c’est que celle-ci diffère de tout catalogue et même de toute archive

supposée intégrale. L’imagination qu’il suscite permet d’y déceler de nouveaux rapports, de nouvelles correspondances et analogies qui seront elles-mêmes inépuisables « comme est inépuisable toute pensée des

relations qu’un montage inédit sera susceptible de manifester ». La question du montage prend donc ici

une place absolument fondamentale, dans le sens où la redisposition qu’il implique amène une relecture donnant une lisibilité à ce qui n’est que visible. Ce qui nous intéresse donc ici, c’est la faculté d’un procédé à susciter de nouvelles idées — en modifiant la disposition d’un espace de pensée — et par cela à soulever de nouvelles problématiques. Une partie du travail effectué pour cette thèse a consisté à trouver un moyen équivalent, d’un point de vue conceptuel, qui permette de rendre lisible un matériau qui pour les raisons explicitées précédemment est très souvent caractérisé par l’hétérogénéité des nombreuses informations qui le composent.

À une époque où le travail de la forme fait davantage place au déroulement linéaire des successions d’états et de sons étagés ou juxtaposés par le truchement de l’écoute « sur le vif », il est essentiel de créer des systèmes qui soient à l’image de l’atlas warburgien : « des lieux » dans lesquels la pensée musicale se construit à travers un tissu de relations complexes et interconnectées dynamiquement. Des lieux qui fa-vorisent une certaine distance critique vis-à-vis des objets qui les composent. Il ne s’agit pas d’élaborer un modèle qui soit une « copie » de l’Atlas warburgien mais bien de construire une pensée qui s’en inspire d’un point de vue conceptuel.

Il ne s’agit donc pas là de trouver un outil de classification générique mais plutôt d’imaginer un mo-dèle de représentation qui puisse tenir lieu d’espace de pensée. L’espace topologique que nous verrons au

28 Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, L’Œil de l’histoire 3, Paris : Les Éditions de Minuit, 2011, p. 11-79.

29 L’atlas Mnémosyne est un corpus d’images créé en 1921 et 1929, étroitement lié à la bibliothèque d’Aby Warburg. C’est une œuvre unique, dont l’ambition était de poser les fondements d’une grammaire figurative générale. Il s’agissait d’une nouvelle manière de comprendre les images à partir de leur juxtaposition. Cet atlas moderne juxtaposait, montait ensemble, des éléments hétérogènes pour « mettre l’histoire de l’art en mouvement(s) ».

30 Ibid.

chapitre suivant est vu comme une immense table de montage et comme établi de la pensée musicale. Il s’agit d’y faire émerger des singularités, des rapports tellement particuliers qu’ils seront capables de déter-miner l’identité musicale d’un espace, comme les spécificités d’un montage peuvent déterdéter-miner un certain mode de pensée. Plus généralement et nous y reviendrons, il s’agira d’essayer d’y voir émerger certaines qualités de temps pour parvenir à franchir l’orée de l’édification formelle.

« C’est d’une connaissance traversière qu’elle nous fait don, par sa puissance intrinsèque de montage qui consiste à découvrir – là-même où elle refuse les liens suscités par les ressemblances obvies – des liens que l’observation directe est incapable de discerner. »32

Planche 32 de l’Atlas Mnemosyne

Espaces compositionnels

« Le paradigme est un cas singulier qui n’est isolé du contexte dont il fait partie que dans la mesure où, en présentant sa propre singularité, il rend intelligible un nouvel ensemble dont il constitue lui-même l’homogénéité. »33

L

orsqu’on conçoit une entité musicale – un geste, une phrase, un germe – il faut mettre en œuvre

un agencement d’éléments intrinsèquement différents mais qui forment, par leur mise-en-re-lation, une unité immanente à cet agencement. Il se construit un rapport complexe entre un tout (une phrase, un motif, un son...) et ses parties. Un agencement a des composantes potentiellement très hétérogènes (données temporelles, timbriques, fréquentielles, articulatoires, spatiales...). Il faut alors se demander comment tout ces éléments peuvent se conjuguer pour former une entité dont l’identité musicale soit suffisamment forte pour être distincte de ses voisines et comment la complexité d’une seule entité musicale (de taille plus ou moins grande) peut s’organiser avec d’autres et donc prendre en compte un certain contexte. Une des questions centrales, à l’origine de cette recherche, a été de savoir comment organiser, dans un même espace, les multiples paramètres aujourd’hui utilisés en composition afin de parvenir à « voir » le matériau de façon à ce que les potentialités formelles qu’il recèle soient en mesure d’apparaître et deviennent pour le compositeur un terrain d’exploration en lui-même. Il s’agissait avant tout de trouver notre propre espace de pensée.

Il est un problème récurrent dans les divers « systèmes » compositionnels et dont nous souhaiterions, sinon trouver une possible solution, au moins mettre en évidence la problématique. La constitution « d’unités musicales », ou de processus amenant une prolifération, une génération d’éléments le plus souvent de taille réduite amène souvent une construction séquentielle et s’occupe souvent exclusivement d’une organisation temporelle limitée à l’échelle des éléments avec lesquels elle travaille, à savoir de petites unités, non liées à une organisation beaucoup plus globale, celle qui se rapproche du travail formel. Il se produit alors une dichotomie entre une conception extrêmement travaillée, singularisée et « réfléchie » du point de vue du matériau et le travail de la forme, davantage issu d’une approximative « cuisine compo-sitionnelle ».

Nous nous sommes donc intéressés à des structures particulières que l’on retrouve en topologie al-gébrique et qui nous semblent avoir une réelle cohérence musicale. Le parti pris de départ résidait alors dans un choix d’organisation de structures comportant de multiples paramètres mais ne se limitant pas à un paradigme purement combinatoire, de façon à approcher une pensée beaucoup plus relationnelle.

L’idée d’avoir des structures capables d’accueillir tous les paramètres dont nous avions besoin dans la composition — de figurer leurs liens, leurs rapports de voisinages, de connexité ou d’obstruction pour pouvoir par la suite imaginer des parcours, des sauts et, au-delà même du matériau, d’esquisser une forme — nous amena donc vers des structures topologiques. Il devait s’agir à la fois d’un lieu de création, d’or-ganisation et d’exploration composé d’éléments exclusivement symboliques. Ces éléments, souvent inter-prétables de diverses manières, sont sensés incarner une certaine identité musicale et temporelle. L’enjeu était ici d’arriver à figurer les relations qui se tissent entre chacun des éléments constitutifs du matériau, pour pouvoir choisir des chemins en toute conscience, avec une appréhension temporelle plus élargie. Enfin, il était question de pouvoir manipuler des structures nécessairement complexes puisqu’ayant pour fondement l’union d’éléments hétérogènes et plus ou moins interdépendants.

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