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Quelques prolongements extra-musicaux

« Quand je lis un livre sur la physique d’Einstein auquel je ne comprends rien, ça ne fait rien : ça me fera comprendre autre chose ».

Pablo Picasso Les relations spatiales ont été utilisées, dans le passé et jusqu’à aujourd’hui, pour des utilisations différentes, qui permettent notamment d’organiser et de structurer la représentation par analogie avec

l’objet représenté. Rudolf Arnheim soutient73 que les opérations cognitives viennent directement de notre

perception du monde, la vision servant de système sensoriel paradigmatique.

Nous donnons, à titre d’exemples, quelques opérations et représentations de ce type :

Carte symbolique. Une carte d’état major ressemble à l’objet qu’elle représente à cause de ses ca-ractéristiques métriques. Mais une carte des stations du métro parisien est une représentation diagram-matique. En effet, établir un chemin entre deux stations est une tâche purement topologique qui ne s’intéresse pas à la métrique mais seulement à la connexité des segments de ligne empruntés.

Un autre exemple de carte symbolique est donné par la « carte de Tendre » où la géographie d’un pays imaginaire reflète métaphoriquement l’organisation des concepts d’un domaine donné (ici, l’amour).

Les représentations graphiques d’objets logico mathématiques. Plusieurs objets ou concepts ma-thématiques admettent une représentation spatiale ou géométrique :

• diagrammes de Venn pour les formules logiques • diagramme sagittal pour la représentation des relations • graphe de Cayley pour les groupes

• représentation graphique d’une fonction réelle (cette représentation est diagrammatique en ce sens que l’intérêt porte sur l’allure de la courbe, points asymptotiques, limites, points singuliers, croissance, décroissance plutôt qu’à des valeurs exactes)

• les diagrammes de la théorie des catégories, une opération classique consistant à compléter le diagramme (preuve de l’existence d’un morphisme)

• représentation graphique des arbres (un arbre est un terme d’une algèbre) • diagramme de Hasse pour la représentation d’un treillis

Remarquons que les objets de cette liste n’ont pas une nature intrinsèquement spatiale. Mais nous pouvons a fortiori, ajouter tous les objets développés pour la formalisation de l’espace, savoir, toute la topologie et la géométrie.

Diagrammes d’état en physique. Les diagrammes d’état en physique permettent de représenter spatialement le comportement de la matière. Par exemple, dans les diagrammes de changement de phase, les régions traversées par une courbe, indiquent les états successifs de la matière. Dans les diagrammes de Feynman, ce sont les interactions entre particules élémentaires qui sont représentées de manière spatiale.

Schémas fonctionnels. Les circuits électriques, les graphes dataflow, les graphes de Bond sont la représentation par des graphes de systèmes formés d’éléments fonctionnels.

73 Rudolf Arnheim, Visual Thinking. University of California Press, 1969. Trad française : «  La pensée visuelle  », Champs-Flammarion, 1976.

Méthodes d’analyse. Plusieurs méthodes d’analyse et de conception de systèmes, tant matériel que logiciel ou organisationnel, font appel à des graphiques pour représenter des flux d’information et la struc-ture du système, plusieurs échelles et selon des paramètres différents.

Les jeux. Les jeux de plateau comme les Dames, les échecs, le Go, sont décrits par des configurations spatiales de pièces et l’arbre du jeu permet de rendre compte de la situation des coups.

Mémoire associative. Plus récemment, suite à une séance de travail au Collège de France74 et à une présentation de notre modèle, nous avons pu constater un certain nombre de similitudes avec la démarche

de Claude Berrou75 qui consiste, entre autres choses, à modéliser le réseau cortical et la mémoire

associa-tive.

« Du côté des réseaux de neurones récurrents, une innovation majeure, au moins conceptuellement, fut proposée en 1982 par John Hopfield pour viser la fonctionnalité de mémoire associative. [...]

Pour expliquer la mémoire cérébrale, le principe auquel on se réfère le plus souvent est donc celui de la mémoire associative qui est un dispositif dans lequel il est possible de retrouver les messages qu’on y a stockés à partir de fractions de leurs contenus, même partiellement approximatives ou erronées. Par oppo-sition avec les mémoires indexées qui assignent une place spécifique à chaque message, et dont l’adresse est le seul lien pour le retrouver, les mémoires associatives utilisent des structures qui mutualisent le matériel disponible. Les messages y sont donc physiquement chevauchants, ce qui offre des possibilités d’association et de croisement d’informations, susceptibles d’ouvrir vers des aptitudes à l’analogie et à l’élaboration. »76

Dans son modèle, un « morceau d’information », dit infon, est formé par le couplage d’un certain nombre de caractères quantifiés. Il peut être comparé à ce que Jean-Pierre Changeux, l’un des premiers

défenseurs de la théorie de l’activité neurale par populations, appelle un percept primaire77 ou encore au

métapheur de Julian Jaynes, objet mental concret sur lequel la raison construit ses métaphores d’ordre

supérieur78.

« Pour une présentation commode des réseaux de grappes et de cliques, supposons que toutes les cliques ont le même ordre, c’est-à-dire le même nombre de sommets c, et que l’intensité de chaque caractère peut être évaluée sur l niveaux. Dans le cortex cérébral, la valeur de l est très

variable selon la précision requise dans la mesure du caractère, sans doute nettement plus élevée pour quantifier la luminosité d’une couleur que pour attribuer une intensité au goût du salé. Mais ici, nous faisons simple : toutes les grappes ont le même cardinal l. Le nombre total de nœuds du graphe multi-parti est donc n = c × l. La figure décrit un tel dispositif pour c = 4 et l = 16. Chaque grappe de nœuds (cercles pleins ou vides et carrés pleins ou vides) représente un caractère, un éventail de mesures ou attributs exclusifs les uns des autres. Pour réaliser l’apprentissage d’un infon, les attributs de

tous les caractères sont identifiés par autant de nœuds du graphe – un par grappe – puis reliés les uns aux autres pour former une clique spécifique. Puisqu’il ne peut y avoir qu’un seul attribut dans chaque classe,

74 Groupe de travail sur la notation organisé par Gérard Berry et Philippe Manoury.

75 Claude Berrou est un chercheur français en électronique et informatique, surtout connu pour les turbo codes utilisés notamment en téléphonie mobile. Son activité de recherche est maintenant presque entièrement consacrée aux neurosciences computationnelles.

76 Claude Berrou & Vincent Gripon. Petite mathématique du cerveau. Éditions Odile Jacob, 2012. 77 Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal. Fayard, 1983.  

les cliques ont toutes le même ordre c, soit quatre dans l’exemple de la figure. »79

Les cliques dont parle l’auteur peuvent être associées dans notre cas à un simplexe ou éventuellement un complexe simplicial. Elles ont toutes le même ordre, de la même manière que nos simplexes sont tous de dimension 3.

La dialectique des temps

« On pourrait se demander si la rationalité intégrale à laquelle tend la musique est simplement compatible avec la dimension du temps ; si ce pouvoir de l’équivalent et du quantitatif que représente la rationalité ne nie pas au fond le non-équivalent et le qualitatif dont la dimension du temps est séparable.80 »

L

e chapitre qui suit est le fruit de réflexions menées sur la question du temps en composition.

Celui-ci sera mis en perspective des précédents chapitres, notamment celui qui concerne les espaces compositionnels. Il ne traite en aucun cas du temps en général et n’a pas la prétention d’une quelconque portée philosophique. Les articles et ouvrages recensant les diverses conceptions du temps dans l’histoire de la philosophie sont suffisamment nombreux pour que nous puissions nous passer ici de cet exercice et nous concentrer sur les aspects musicaux et compositionnels qui sont l’objet de cette thèse.

Si les questions du temps, du matériau, de la forme et de leurs relations sont des questions cen-trales — et depuis bien longtemps — pour les compositeurs, il importe de se demander si la vieille dicho-tomie entre forme et matériau n’est pas à repenser en regard des nouveaux dispositifs susceptibles d’ame-ner une appréhension à la fois plus fine et plus globale des diverses dimensions temporelles. Dans un tel contexte, et dans le cas plus précis de la musique mixte, la question que nous posons ici est la suivante : dans quelle mesure l’existence d’un continuum entre les notions de forme et de matériau est-elle liée à la composition consciente d’entrelacs temporels ? Nous entendons par là que la conscience du temps musi-cal, si essentielle au compositeur, réside pour nous dans une volonté préméditée de façonner un tissu de relations temporelles au sein duquel s’inscrit, par-delà les concepts de forme et de matériau, une trajectoire protensionnelle : une ligne sous-jacente aux entrelacs, intentionnalité anticipant les évènements à partir de ce qui est, et de ce qui a été.

À travers le concept d’entrelacs temporels, que nous développerons tout au long de ce chapitre, nous tenterons d’esquisser une dialectique des temps en composition, indispensable selon nous à l’élaboration d’une pensée musicale aujourd’hui. Si la question du temps musical paraît souvent insaisissable et si une quelconque définition ne peut, au bout du compte, n’être que provisoire, il nous semble urgent, pour paraphraser Beckett, « d’essayer dire ».

À titre d’introduction, nous traiterons tout d’abord la question des différents types de temps aux-quels le compositeur est confronté dans son travail. Qu’il soit lié à l’usage d’outils, de techniques parti-culières, ou tout simplement à la pratique sur le papier, le travail compositionnel implique souvent des déformations dans la perception temporelle. Nous en étudierons quelques unes. En nous dirigeant ensuite vers la composition en elle-même et non sa pratique, nous tenterons de définir ce que nous appelons une qualité temporelle. Nous verrons que la construction d’un temps particulier relève de la constitution d’un complexe de temporalités synchronisées entre elles, qui n’est pas seulement défini par des données rythmiques ou de tempo mais qui dépend d’un agencement local comportant des évolutions qui lui sont propres. Nous verrons que la superposition de plusieurs couches temporelles et la composition de leurs synchronicités tend à supplanter, en terme de singularité, la définition des couches en elles-mêmes. Tout au long du chapitre, il sera intéressant de noter, en ayant en tête nos propos sur les espaces composition-nels, les nécessités de changements d’échelles réguliers.

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