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Repenser le travail : de la réhabilitation à la rationalisation

PREMIÈRE PARTIE :

I. Repenser le travail : de la réhabilitation à la rationalisation

1. Les corps du métier : corps physique, corps politique.

a. L'état dans l’État.

Au XVIIIe siècle, l'industrie française est un phénomène majoritairement urbain, qui ne concerne que 15% des actifs. L'atelier moyen se compose d'un maître, auquel son épouse prête main forte, et sous la direction duquel travaillent un ou deux apprentis et quelques compagnons. Tous obéissent aux puissantes institutions corporatistes qui sont également le prolongement de l’État, se faisant parfois auxiliaires de la police ou collectrices d'impôts. Dans chaque atelier, s'il existe une répartition des tâches selon les talents et l'ancienneté, chacun doit savoir tout faire, pour répondre à la diversité des commandes, et ce d'autant que le maître-artisan dirige l'ouvrage, mais aussi tient boutique, démarche, vend80. L'atelier est un lieu de rencontre où les différents ordres se croisent et se côtoient. Avant de s'établir, il faut en théorie passer par une longue période de plusieurs années d'apprentissage, souvent très difficile où le jeune prétendant, à la merci du maître, doit apprendre les secrets du métier81.

Cet apprentissage se fait essentiellement « sur le tas », par la transmission orale, par des « maximes » à mémoriser, mais aussi et surtout par l'imitation de gestes et la découverte, outils en main, de règles empiriques. Le jeune ouvrier « apprend en faisant » et ses leçons sont tournées non vers la connaissance mais vers des résultats pratiques immédiats. Il réalise d'abord des tâches simples, puis des travaux de plus en plus complexes, avant d'être admis compagnon. L'expérience du travail se transmet de cette façon de génération en génération, comme une tradition vivante, qui a donc laissé peu de sources documentées82.

Parmi les rares notes de travail qui nous sont parvenues, subsiste le carnet d'un maître d’œuvre du XIIIe siècle, Villard de Honnecourt (Fig. 1). L'auteur y a consigné des édifices, statues ou peintures croisés lors de ses pérégrinations européennes. Il y partage aussi des astuces et des conseils à destination de ses pairs : les images servent à expliquer des « trucs de métier », destinés à faire face à des situations concrètes qu'un charpentier rencontre tous les

80 William H. Sewell, Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l'Ancien Régime à 1848, Aubier, 1983.

81 Au XVIIIe

siècle, un apprenti reste chez son maître entre trois et onze ans, durant lesquels il est logé mais non rémunéré. Arlette Farge rapporte quelques uns des nombreux conflits qui découlent de cette situation, allant de l'exploitation à la maltraitance infantile. Cf. Arlette Farge, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe

siècle, 1986, Hachette, Points Histoire, 2007.

82 Cf. Tim Ingold, Faire. Anthropologie, Architecture, Art et Archéologie, 2013, Éditions Dehors, Paris, 2018. Ch. IV, « Bâtir une maison », p. 123.

jours sur son chantier. On y apprend comment mesurer une tour depuis le sol à l'aide d'une équerre, la meilleure façon de couper deux piliers de même longueur en l'absence d'instrument de mesure ou encore comment tailler une voûte avec une corde en se passant de compas. Ces images témoignent d'une polyvalence et d'un savoir adaptatif, capable de surmonter les aléas de la construction même avec un outillage réduit.

Sous l'Ancien Régime, l'admission dans la corporation détermine « l'état » du travailleur, c'est-à-dire sa qualité sociale, la place qu'il occupera dans la société, et qui lui est assignée par son métier. Charles Loyseau, juriste, publie à l'orée du XVIIe siècle un Traité des ordres, où il définit l'état comme « la Dignité & qualité la plus stable & plus inséparable de l'homme »83. Le traçage du corps par l'apprentissage empirique et la pratique du métier définit le corps public, la façon dont le corps sera vue par et immergée dans la multitude. Cette unité entre l’activité et l'identité est remarquablement mise en image par les Costumes grotesques de

83 Charles Loyseau, Traité des ordres et simples Dignitez, Abel L'Angelier, Paris, 1610, p. 4. Tout au long de notre étude, nous conserverons les formes langagières et orthographiques originales.

Fig. 1: Planche du Carnet de Villard de

Nicolas II de Larmessin84. Le dessinateur habille chaque profession de ses ustensiles fétiches et des biens qu'elle fabrique : outils et produits du travail deviennent partie intégrante du corps ouvrier. Chacun de ces costumes fantaisistes, du rémouleur au vinaigrier, semble clamer haut et fort : « mon métier, c'est moi ».

Nous vivons un temps où l'outil ou le vêtement de travail ont déserté les rues, comme s'ils nous faisaient honte. La profession des passants filmés ou photographiés dans la rue, par Harun Farocki ou Walker Evans, reste un mystère85. Sous l'Ancien Régime au contraire, tout est visible, « l'objet sature l'homme et l'espace »86. Ces habits disent les corps déformés par le travail, symbolise l'usure corporelle due à l'usage et au poids des objets. Il y a certes une utilisation, un geste, une façon de modifier la nature avec l'outil, mais il y a aussi une façon dont l'outil modifie l'ouvrier en retour.

Sans doute peut-on aussi lire dans ces portraits l'attachement intime de l'homme à ses outils, attachement qu'Arlette Farge s'est employée à renouer. Ils sont souvent la seule propriété du compagnon : s'il court de maître en maître, il garde en revanche les mêmes outils, au point qu'ils sont régulièrement un motif de discorde entre maître et compagnon, qui se déchirent pour en déterminer la propriété. Loin d'être seulement des objets techniques, à une époque où la standardisation n'est pas encore de mise, on apprend à s'en servir, à maîtriser le poids de son marteau, à fendre le bois ou l'ardoise avec le tranchant de son ciseau, qu'on prend soin de faire aiguiser à sa convenance. Les outils sont le prolongement du corps ouvrier sur la matière, à l'heure où la main le bras demeurent les principales forces motrices de l'industrie.

En outre, il n'est pas anodin que dans ces portraits, les « gens de métiers » posent : Larmessin n'a pas besoin de les mettre en mouvement, ils sont immédiatement reconnaissables non par ce qu'ils font, mais par ce qu'ils sont. Plus encore, les postures du corps sont ici des postures dictées par les manuels de bienséance du XVIIe siècle : « le corps des personnages de Larmessin présente toujours des postures parfaitement équilibrées et symétriques ; il reproduit ce "bon air masculin" ou féminin que décrivent les arts de danser aristocratiques et les manuels de civilité : tête droite, épaules en arrière donnant plus de grâce au corps, jambes étendues, pieds en dehors »87. De l'horloger au cabaretier, en passant par le

84 Nicolas II de Larmessin, Costumes et ḿtiers grotesques, chez Nicolas de Larmessin et chez la veuve Nicolas I de Larmessin, 97 planches à l'eau-forte, 1695-fin XVIIe siecle.

85 Deux séries de Walker Evans sur le sujet semblent s'opposer : les dockers pauvres qui charrient le charbon toute la journée finissent noirs des pieds à la tête (La Havane, 1933) ; au contraire, les citadins photographiés à la sauvette (Labor Anonymous on a Saturday Afternoon in Downtown Détroit, 1946), préfigurent déjà la classe moyenne urbaine que filme Farocki un demi-siècle plus tard (Les ouvriers quittent l'usine, 1995). Dans les métropoles et sociétés de services, les traces visibles du travail semblent devenir un marqueur social, assignant le porteur de ces traces au bas de l'échelle.

86 Arlette Farge, Le cours ordinaire des choses. Dans la cité du XVIIIe

siècle, Seuil, 1994.

87 Vincent Milliot, « La ville au miroir des métiers. Représentations du monde du travail et imaginaires de la ville (XVIe et XVIIIe siècle) », in Claude Petitfrère, Images et imaginaires dans la ville à l’époque

tonnelier ou le plumassier (Fig. 2), les corps des travailleurs sont transcrits dans des postures modèles qui les rendent acceptables aux yeux les consommateurs de ces images. Les stigmates du métier, les déformations provoquées par un travail physique, les blessures qui laissent souvent des traces irréversibles sont remplacés par des métamorphoses symboliques, auxquelles s'ajoutent figures et perruques de gentilshommes.

L'état apparaît ainsi comme « la qualité ontologique permanente »88 que l'homme partage avec ceux qui exercent le même métier que lui et le distingue des autres. La taxinomie larmessinne distingue près d'une centaine de costumes de travailleurs, qui sont comme autant d'espèces d'homme différentes, appartenant chacune à une communauté distincte. L'appartenance à un corps social se traduit ainsi dans un corps physique, que l'on garde jusqu'à la mort – le travailleur entrant dans une corporation prête serment de fidélité, et ne peut a priori rejoindre deux corporations à la fois. Son corps entier lui est dédié, il devient lui-même un organe d'un tout.

Au siècle suivant, il faudra se tourner vers les tableaux parisiens de Louis-Sébastien Mercier pour feuilleter pareilles lectures des physionomies professionnelles. Souvent, Mercier met en relation les difformités physiques avec la pratique répétée du métier, comme si la profession affectée anatomiquement et ostensiblement les travailleurs. Certaines de ces mutations demeurent de l'ordre du symbolique, comme cet espion « tout yeux, tout oreilles, tout jambes » à force de battre « le pavé des seize quartiers » perpétuellement aux aguets89 ; d'autres en revanche relèvent d'une observation au réalisme quasi-clinique : ainsi des porte-faix, qui lui apparaissent « pâles, trapus, plutôt maigres que gras ; […] Légèrement courbés, soutenus par un bâton ambulatoire ; ils portent des fardeaux qui tueroient un cheval ; ils les portent avec souplesse et dextérité au milieu de cet embarras de voitures, et dans les rues étranglées »90. Non seulement, le corps semble muter sous le poids (Mercier évoque « les muscles extenseurs des jambes », les « vertèbres ») mais le fardeau qu'il porte devient une partie d'eux-mêmes, une prolongation de leur être : « Ces hommes deviennent comme sensibles à leur charge ; & à force de virer, de s'esquiver & de marcher de biais, ils évitent le choc roulant de la foule impétueuse »91. Loin de lui procurer une aversion profonde, l'écrivain semble voir dans ces difformités anatomiques la marque de l'habileté au travail, comme si les plus adroits des gens de métier étaient par définition ceux dont le corps était le plus tracé :

moderne [en ligne], Presses universitaires François-Rabelais, Tours, 1998. Milliot s'appuie notamment sur l'ouvrage de Sieur Rameau, Le maître à danser qui enseigne la manière de faire tous les différens pas de danse dans toute la régularité de l’art, et de conduire les bras à chaque pas..., Paris, 1725.

88 William Sewell, Gens de métier et révolution, op. cit., p. 40.

89 Louis-Sébastien Mercier, Tableaux de Paris, T. I, Amsterdam, 1783, p. 108. 90 Ibid., T. IV, p. 30.

Les porteurs de farine de la Nouvelle Halle sont les plus vigoureux de tous ; ils ont la tête comme enfoncée dans les épaules, & les pieds applatis ; les vertebres, en se roidissant, ont assujetti l'épine du dos à une courbure constante. Ces hommes ne sont pas dotés d'une force extraordinaire, ils seroient foibles au pugilat, à la lutte, inhabiles à ramer ou à scier ; ils ont contracté l'habitude de porter des charges sur le dos ou sur la nuque du col, et ils savent accomplir merveilleusement les lois de l'équilibre : l'adresse fait plus que la force.92

La distinction entre la force et l'adresse est essentielle, dans la mesure où elle implique non seulement des muscles, mais aussi une expérience, un savoir acquis avec le temps, qui se traduit par une plus grande intelligence pratique dans le travail.

Ce que nous disent aussi ces portraits, c'est que le corps du travail n'est pas un corps neutre, mais corps marqué qui détermine la sociabilité, la dignité accordée au travailleur dans l'édifice social. L'état se lit sur le corps, parce que du corps, de son tracé, de sa recomposition par le travail, dépend le pouvoir d'agir, l'habileté à manier des outils, à façonner la matière. Larmessin et Mercier dépeignent littéralement ici cet « habit de traces », cette expérience professionnelle qui apparaît dans l'espace social et détermine la position de chacun dans la multitude. Le métier, par le corps qu'il façonne et l'identité sociale qu'il entraîne, induit des liens spécifiques avec les autres travailleurs, avec les clients, et les autres organes de la société : le corps se forme à partir de sa capacité à marquer et à être marqué (dans l'atelier), et de là remarqué (dans l'espace public) ; de son état découle donc sa puissance d’entr'affection au sein de l’État.

Il est notable que ces corps formés au travail apparaissent normaux, voire positifs à ces commentateurs : ils correspondent à une idée de la Cité où la profession et les corps de métier régissent, ordonnent le corps politique dans son ensemble et notamment le rapport entre ses parties. Nous allons voir que la remise en cause de ce corps politique et la volonté de « libérer le travail » port́e par les Encycloṕdistes seront incompatibles avec un tel corps ouvrier.

b. Les corporations : des communautés morales.

Dans son Livre des métiers, Étienne Boileau raconte qu'un compagnon, pour être intronisé maître, doit preter le serment « d'aimer ses freres d'un amour fraternel, de les soutenir, chacun dans son ḿtier. Il doit aussi jurer qu'il ne fera point connaître à l'acheteur, pour faire valoir ses marchandises, les d́fauts de celles mal confectionńes, dans l'int́ret commun de la corporation »93. On trouve dans ce serment les deux dimensions, fraternelle et coercitive de la corporation sous l'Ancien Régime. Véritables institutions, les corporations sont des organisations hiérarchiques qui détiennent les secrets des savoirs professionnels des industries urbaines. L'artisan doit obéir aux règles de sa guilde, tant dans les services et marchandises

93 Cité par Karl Marx, Le Capital. Livre Premier, Le procès de production du capital, 1867, Quadrige / PUF, Paris, 1993, p. 546.

Fig. 2: Nicolas II de Larmessin, Costume de Plumassier, vers 1695.

qu'ils proposent, que dans leur réalisation. En retour, cette guilde se porte garante d'un travail « honnête et loyal » ; pour ce faire, les ateliers sont régulièrement contrôlés par des jurés, et ces derniers sont habilités à détruire les ouvrages qui contreviennent aux règles du métier. La production suit donc un modus operandi extrêmement strict, que les travailleurs sont contraints d'apprendre et d'observer à la lettre.

Outre ces contrôles, les corporations, parce qu'elles détiennent le privilège du roi, sont également le prolongement de sa police : elles répondent de leurs membres, et les maîtres surveillent les apprentis et compagnons sous leurs ordres. En contrepartie d'une délégation de puissance de l’État par le privilège, elles en assurent donc la sûreté, mais aussi une part des recettes, par la collecte de l'impôt. Les corporations posent les règles de l'art et imposent l'ordre social dans le monde du travail urbain. Elles sont des corps politiques dans l’État, juridiquement considérées comme « un seul tout » : « de même que chaque personne particulière exerce ses droits, traite ses affaires et agit en justice, ainsi en est-il des communautés »94, comme le stipule l'avocat Jean Domat.

Le corps ouvrier est ainsi doublement tracé. D'une part, l'apprentissage des gestes du métier, la transmission et l'approfondissement des méthodes marquent sa complexion ; d'autre part, la corporation elle-même fonctionne comme un corps collectif, un corps politique fraternel où chaque membre se jure un amour mutuel. Ces liens entre les différents individus d'un métier sont très régulièrement raffermis par des fêtes et rituels, par une vie spirituelle commune (messes, saints patrons, chants...), qui commence avec des serments de fidélité et finit par des funérailles collectives prises en charge par la communauté. Ce rituel corporatiste est essentiel dans la plupart des communautés de métier. À travers ces cérémonies, les membres se rassemblent, l'assemblée se rend visible à elle-même, et resserre les liens aux yeux de ses membres ; la mort d'un camarade est commémorée comme la perte d'un membre de la famille. Et tous ceux qui y assistent sont assurés qu'à leur tour, leur propre décès et le soin de leur descendance seront pris en charge par le groupe.

Plus encore que de communautés de métier, on peut parler de « communautés morales ». En effet, au traçage physique s'ajoute une ligne strictement affective, à travers l'affirmation permanente d'un sentiment d'appartenance propre à tous les membres du corps. Sewell remarque la pérennité, y compris chez les corporations illégales des compagnons, d'un vocabulaire indiquant les liens d'amour et de fraternité qui unissent les membres95. Les gens

94 Cité par William H. Sewell, Gens de métier et révolutions, op. cit., p. 49. Domat est l'un des plus éminents juristes du XVIIe siècle.

95 Les termes « compagnie », « frères », « corps », « communauté », « état », « ordre », « frairie », « confrérie »… reviennent dans les discours, les serments, les plaintes en justice et les statuts des corporations, tout au long du XVIIIe siècle. William H. Sewell, Gens de métier et révolutions, op. cit.

de métier se retrouvent sous un affect commun corporatiste, un affect intermédiaire, régional, propre à chaque guilde, qui nourrit cet ordre institutionnel et permet aux corps de métier de voir leur sévérité hiérarchique acceptée par les membres. Cet imperium corporatiste pourrait brièvement se résumer par ce sentiment partagé d'appartenance à une communauté, impliquant des obligations hiérarchiques pesantes, compensées par une solidarité et un amour mutuel entre les membres.

Ces corps de métier participent pleinement des valeurs et formes culturelles de leur temps, et l'affect commun corporatiste semble faire consensus au sein du paysage affectif des sociétés d'ordres du Moyen Âge européen. Larmessin représente les ouvriers comme des allégories de leur métier ; de la même manière quand l'une des plus influentes cours d'Europe fait représenter une industrie, elle en fait un corps collectif uni. Il suffit de jeter un œil sur les œuvres du Florentin Stradanus, sous le mécénat des Médicis, pour s'apercevoir que même au sein de l'élite européenne, la production apparaît sous l'aspect d'une activité hautement communautaire.

Jan Van der Straert, dit Stradanus, élève de Giorgio Vasari, dessine les planches des Nova

Reperta (« Les nouvelles découvertes »), un recueil célébrant les nouveautés du siècle qui

vient de s'achever, de la découverte de l'Amérique à l'invention des lunettes de vue. On y trouve également un certain nombre d'industries récentes, dont l'industrie sucrière qui exploite la canne cultivée au Nouveau Monde. Ce type d'ouvrages pédagogiques illustrés a bénéficié de l'invention de l'imprimerie pour se généraliser. La planche Le Sucre (Fig. 3) obéit à une fonction didactique : « de quelle manière le sucre est préparé par les moyens de l'art, le dessin que tu vois te l'enseignera de multiples façons », annonce la légende96. À cet effet, l'image couvre l'ensemble du processus, de la coupe de la canne à son conditionnement, jusqu'à la marchandise finale. Comme dans les portraits de Larmessin, le paysage lointain est signifiant : l'auteur y installe la récolte à travers une arche du bâtiment, avec un trait presque évanescent qui ajoute au changement d'échelle et contraste avec l'intérieur de l'atelier.

Le principe didactique concentre l'industrie en une vue synoptique, obligeant à prendre des libertés avec la réalité spatiale et temporelle, en incluant un grand nombre de personnages, d'outils et de temporalités en un seul et même cadre. La récolte de la canne a lieu en même temps que la fabrication des pains de sucre, et le convoyage du champ à la sucrière paraît se faire à dos d'âne, quand il faudrait traverser un océan (signifié par une voile à l'arrière-plan) : on suit ainsi le trajet de la matière première, de sa récolte à sa transformation en

96 Le Sucre, d'après un dessin de Jan van der Straet, dit Stradanus, 22 x 28 cm, gravée vers 1600, par Philippe