• Aucun résultat trouvé

Fétichisme et fantasmagorie : des captures de puissance de la multitudes

DEUXIEME PARTIE :

II. Fétichisme et fantasmagorie : des captures de puissance de la multitudes

1. Fétichisme et auto-affection de la multitude.

Alors que Le Play mobilise ses valeurs religieuses pour refonder le corps social, Engels et Marx fustigent vertement l'idéalisme allemand et ses analyses des mécanismes religieux. Le grand reproche que les philosophes adressent aux « jeunes hégéliens » est de considérer la religion comme appartenant exclusivement au domaine des idées, à la sphère de la pensée pure, sans voir que cette sphère, comme l'ensemble des rapports sociaux, est « l'émanation directe de leur comportement matériel ». Autrement dit,

ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel.451

C'est toujours de l'activité réelle des hommes, des rapports sociaux matériels, qu'il faut partir pour comprendre les créations de la pensée et de l'imaginaire nous disent Engels et Marx. C'est pourquoi l'histoire de ces éléments idéologiques est indissociable de l'activité humaine : « Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »452, concluent les auteurs.

Comme l'a noté Lordon, une telle vision s'accorde pleinement avec la philosophie spinozienne. Dans celle-ci, contrairement aux dogmes chrétien et libéral, l'homme n'est pas une substance – il n'a pas sa cause en lui –, mais un mode, perpétuellement altéré par ses affections453. Spinoza insiste sur ce point : « Les modes […] ne peuvent ni être ni être conçus sans la substance. »454 C'est dire, comme Marx le fera plus tard, que l'homme et ses affections n'ont d'existence que dans la substance. Par substance, qu'il appelle aussi Dieu ou la Nature,

451Friedrich Engels, Karl Marx, L'idéologie allemande, op. cit. Les auteurs poursuivent : « De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. »

452Ibid.

453Dans le logiciel spinozien, toute pensée, tout affect est un « mode », c'est-à-dire une « affection de la substance, autrement dit ce qui est en autre chose, par quoi il est conçu » (Éth. I, Déf. 5). Le mode spinozien se caractérise par le fait qu'il n'a pas sa cause en lui mais hors de lui. Il est déterminé de l'extérieur.

Spinoza entend cette étendue matérielle qui obéit aux lois d'une nécessité supérieure, et dans laquelle chaque mode est enfermé. Étant donné qu'il vit essentiellement en société, la majorité des affections que l'homme rencontre provient d'autres hommes, donc d'un dehors social. Ce social chez Spinoza peut prendre le nom de multitude.

Sur un plan strictement philosophique, la multitude c'est « l'instance même de la

productivité du social »455. Comment se fonde cette instance ? D'abord, poussés par la recherche des commodités de la vie matérielle, les hommes se rassemblent, se répartissent le travail et se socialisent. De leur réunion naît un excédent, qui fait qu'un groupe social est toujours plus que la somme des individus qui le composent. Émile Durkheim a parlé d'une « autorité morale » de la société, par laquelle elle parvient à nous imposer sa norme et à assurer sa pérennité456. De même, l'« économie morale » analysée par Thompson se fonde sur un socle de valeurs auxquelles adhèrent les membres d'une communauté, valeurs qu'ils sont prêts à défendre quand ils sentent la communauté en danger. La multitude exerce donc un empire sur ses membres, un sentiment puissant qui affleure de la foule rassemblée et qui l' affecte en retour. Le phénomène s'apparente, selon Lordon, à une « transcendance

immanente » : émergeant d'une nappe d'immanence, montant vers le haut, la puissance de la

multitude reflue ensuite du dessus, tout en lui apparaissant comme puissance extérieure, comme une force transcendante capable de l'affecter457. Cette force symbolique n'est autre qu'un affect, nous dit Spinoza, et un affect suffisamment fort pour l'emporter sur tous les affects partiels qui agitent de façon divergente les autres parties du corps politique458. Cette puissance qui monte de la multitude et par laquelle elle s'auto-affecte et tient ensemble tous ses membres, l'auteur de l’Éthique l'appelle imperium.

Pour compléter notre extrait de L'idéologie allemande, on pourrait donc dire que c'est en s'assemblant dans le monde réel que les membres du corps social contribuent à former des

455Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 103. Lordon souligne. L'auteur insiste bien sur le fait qu'il s'agit là d'un concept philosophique. « La » multitude n'existe pas : ce qui existe empiriquement, ce sont des sociétés, c'est-à-dire des multitudes sociologiquement et historiquement définies, avec leurs cultures, leurs institutions, leurs affects. Nous nous appuyons largement ici sur la lecture que Lordon propose de la pensée spinozienne. 456« [La société] exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses serviteurs et elle nous astreint à

toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices sans lesquels la vie sociale serait impossible. C'est ainsi qu'à chaque instant nous sommes obligés de nous soumettre à des règles de conduite et de pensée que nous n'avons ni faites ni voulues, et qui même sont parfois contraires à nos penchants et à nos instincts les plus fondamentaux. […] l'empire qu'elle exerce sur les consciences tient beaucoup moins à la suprématie physique dont elle a le privilège qu'à l'autorité morale dont elle est investie. Si nous déférons à ses ordres, ce n'est pas simplement parce qu'elle est armée de manière à triompher de nos résistances ; c'est, avant tout, parce qu'elle est l'objet d'un véritable respect. » Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, P. U. F., Paris, 1968, pp. 203-204.

457Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 67.

458« Puisque les hommes sont conduits par l'affect plus que par la raison, il s'ensuit que la multitude s'accorde naturellement et veut être conduite comme par une seule âme sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun », nous dit Spinoza en (T. P. VI, 1).

œuvres symboliques, qui les formeront ensuite en retour. C'est par cette force symbolique du tout sur chacun que le « sac de pommes de terre » de Marx peut passer à l'état de groupe politique. Dans la société réelle, et non plus dans la multitude abstraite, l'imperium se compose d'une pluralité de sentiments collectifs, produits d'incessantes recompositions des affects individuels qui, par contagion, par imitation, par émulation, et sous l'effet de différentes puissances institutionnelles, s'homogénéisent, mutent, disparaissent ou s'intensifient. C'est ainsi que des idées générales, avec les sentiments qui leur sont attachés, comme religion, travail ou nation, déterminantes pour fédérer une communauté autour d'objectifs politiques, ne cessent d'évoluer, selon les sociétés ou les époques.

Si cette puissance morale de la société peut conduire la foule à prendre des Bastilles, elle peut aussi produire de l'obéissance et de la soumission. C'est ce qui arrive lorsque la multitude « oublie » qu'elle est à l'origine de sa puissance, et que cette puissance est médiatisée, confisquée par une institution. Ce mécanisme d'échappement, « par lequel les hommes en viennent à méconnaître leurs propres productions qui, bien qu'émanées d'eux, s'autonomisent et, pétrifiées, les surplombent »459, ressemble fort au fétichisme tel que l'analyse Marx, note encore Lordon. Le fétichisme se produit quand la multitude perd de vue qu'elle est à l'origine des objets qu'elle révère. De tous les fétiches, la religion est probablement celui qui a soumis le plus d’idolâtres. C'est bien pourquoi Marx use de la comparaison pour évoquer le devenir-fétiche de la marchandise.

Après son surgissement de la sphère matérielle, la marchandise retombe ensuite sur les hommes comme une puissance lointaine, dansant au-dessus d'eux pour mieux les subjuguer. L'humanité n’apparaît plus comme un tout socialisé, produisant de quoi assurer sa subsistance, selon des rapports de domination organisés ; on n'assiste plus qu'au ballet des marchandises autonomes, dont la valeur d'échange semble fluctuer arbitrairement des actions humaines. La bourse et les expositions universelles sont de ces scènes où les marchandises du monde entier paradent devant des spectateurs médusés, alors même qu'ils en sont les producteurs : « le coton ''monte'', le cuivre ''s'effondre'', le maïs est ''animé''... les choses se sont émancipées et adoptent un comportement humain... La marchandise s'est transformée en idole qui, bien qu'elle soit le produit de la main de l'homme, commande à ce dernier. »460

L'idéologie allemande s'emploie à démonter ce mécanisme, car ce n'est qu'en retrouvant

prise sur ses fétiches, par lesquels s'échappe sa puissance, que la multitude parviendra enfin, non plus seulement à connaître le monde, mais à le transformer, comme le clame la fameuse

459Frédéric Lordon, op. cit., p. 62.

460Otto Rühle, Karl Marx, Hellerau, 1928, pp. 384-385. Cité par Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 201.

conclusion des Thèses sur Feuerbach. Ramené à son origine matérielle, l'élément idéologique apparaît pour ce qu'il est, le fruit du travail des hommes, et perd de la sorte toute apparence d'autonomie. Ainsi seulement il verra décroître son pouvoir sur la multitude.

Car pour exercer son pouvoir sur cette multitude, il faut pouvoir l'affecter suffisamment pour en capter la puissance. « Le pouvoir politique c'est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets », résume parfaitement Alexandre Matheron461. Pour Spinoza en effet, il n'y a de pouvoir étatique que confiscatoire. La puissance écrasante de l'État qui semble extérieure à chacun ne vient en réalité que de nous tous : c'est la puissance d'un monde social rassemblé autour de passions communes que le souverain s'approprie, pour mieux la faire retomber sur nous sous la forme d'une autorité qui nous semble étrangère. L'État, c'est le règne du fétiche institué.

Mais alors, comment cette puissance collective est-elle confisquée ? Par des affects assez forts ou assez nombreux pour l'orienter, pour lui désigner des pôles de désirs à investir et des pôles d'autorité à respecter. Sous l'Ancien Régime, le roi tire son pouvoir de Dieu : une croyance collective, auto-affection de la multitude, est médiatisée par un individu, qui détourne cette puissance sur sa personne et la transforme en pouvoir. Il en délivre ensuite aux corporations légales, institutions qui régissent les métiers, alliant la punition par l'amende ou l'emprisonnement (affects tristes de la contrainte) et de nombreux banquets, jours chômés ou aides matérielles (affects joyeux de la fête ou de la sécurité). Ces affects ont pour but d'entretenir l'emprise de l'institution sur ses sujets.

Car comme le rappelle Durkheim, le respect que nous portons à toute institution est d'abord de nature passionnelle :

Quand nous obéissons à une personne en raison de l'autorité morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis, non parce qu'ils nous semblent sages, mais parce qu'à l'idée que nous nous faisons de cette personne s'adjoint une énergie psychique d'un certain genre, qui est immanente et qui fait plier notre volonté et l'incline dans le sens indiqué. Le respect est l'émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle se produire en nous. Ce qui nous détermine alors, ce ne sont pas les avantages ou les inconvénients de l'attitude qui nous est prescrite ou recommandée ; c'est la

façon dont nous nous représentons celui qui nous la recommande ou qui nous la prescrit.462

La conclusion du sociologue interpelle. Il nous rappelle combien, dans ce mécanisme

461Alexandre Matheron, Individu et Communauté chez Spinoza, 1969, Minuit, Paris. Cité par Frédéric Lordon, La société des affects, op. cit., p. 292.