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Partie 3 Dispositifs artistiques et créatifs pour un public migrant

2. Repenser la place du sujet : Centration sur l’apprenant

Mettre l'apprenant au centre des apprentissages, c'est prendre conscience qu'il ne s'agit pas simplement d'un code à acquérir, d'un savoir à maîtriser ; la langue n'est pas que fonction, mais émotions, sensations, elle est le vecteur de la découverte de soi. Il faut donc apporter les éléments dont il va pouvoir s'emparer pour se construire et se raconter. Comme l'explique Catherine Frier, toute « expérience culturelle peut jouer ce rôle d'expérience transitionnelle nécessaire à l'émancipation du sujet ». Elle ajoute que « c'est l'élaboration d'une position de sujet qui est en question, d'un sujet qui construit son histoire en prenant appui sur des fragments de récits, des images, des phrases écrites par d'autres, et qui en tire force, quelquefois, pour aller ailleurs que là où tout semblait le destiner » (Petit, 2002 : 54) cité par C. Frier (2016 : 19). Ce regard sur l’apprenant en tant que « sujet-écrivant » implique un changement de posture de la part de l’enseignant ; renversement qui oblige à repenser les objectifs visés sur les écrits des élèves et sur les gestes d’accompagnement. L’enseignant expert doit accompagner, aider l’élève à trouver les chemins les plus pertinents pour lui qui vont lui permettre de penser, inventer sans imposer, formater. C’est la posture d’étayage que D. Bucheton reprend à la suite de Bruner qui avait utilisé le terme de scaffolding, échaffaudage, avec cette idée qu’à un moment on doit l’enlever, il disparaît ; le mur ne s’écroulera pas, l’apprenant peut faire face seul !

Les gestes d’étayages « sont le lieu même où s’articule ce qu’on pourrait appeler le didactique et le pédagogique. Ils sont toujours didactiques au sens où ils visent un but didactique spécifique, ils sont pédagogiques au sens où ils sont l’instrument pour y parvenir. L’étayage est donc au cœur du métier, impulse, régule la dynamique de ce qui se joue dans la classe (Bucheton & Soulé : 2009).

L’enseignant laisse à chacun sa place, respecte ses propositions, accepte sa démarche et doit se retenir de donner la bonne réponse. Posture frustrante mais qui offre la possibilité de faire son propre parcours et donne le temps nécessaire de manipuler, d’expérimenter, d’intégrer. C’est aussi accepter que chaque apprenant a « quelque chose de sensé et d’intéressant à dire, même tout petit » (Bucheton, 2014 : 11). Et c’est à ces conditions que pourra émerger une écriture créative, singulière, pensée. Mais si cette centration sur l’apprenant fait sens dans le domaine de la production écrite elle est également pertinente et performante dans celui de la réception de l’écrit.

1. 2. En lisant

E. Huver et J. Lorilleux dans l’article Démarches créatives en DDL (didactique des langues) : créativité et poïesis proposent une réflexion dans une perspective

phénoménologique-herméneutique sur la notion de créativité qui serait davantage du côté de la production et de poïesis qui appartiendrait davantage à la réception. Ce qui nous intéresse ici, c’est la vision de la langue comme expérience du monde en ce sens où elle permet de nommer pour chacun les phénomènes sensibles mais correspond aussi à un découpage du monde propre à chaque langue en lien avec sa structure, sa syntaxe et qui modèle la pensée.

Ce phénomène est un phénomène de saisie du sens, qui configure autant qu’il est configuré en nous par un réseau de significations meuble, qui évolue avec l’histoire de chacun : son expérience, son imaginaire, ses connaissances, son projet, etc., un réseau de significations dynamique, qui fait de la compréhension un phénomène sans cesse renouvelé (Huver et Lorilleux 2018).

Cette approche de la langue met à jour le rôle créatif de la réception du texte, puisque chaque lecteur va construire sa propre vision du texte, son interprétation en attirant « insensiblement le langage commun dans ce qu’il y a de plus essentiel, dans les nuances les plus intimes de la pensée et du sentiment » (ibid). Il y a donc « créativité » sans qu’il y ait une production à proprement parler, « ainsi, comprendre une langue nouvelle, en écho à ce que l’on est toujours déjà en langue, c’est être créatif, c’est insérer dans un réseau de sens qui nous est propre, de nouvelles significations qui seront elles-mêmes configurées par ce réseau » (ibid.). A ce dialogue qui s’instaure entre L1 et L2 va s’ajouter celui qui s’établit entre le lecteur et le scripteur. Avec C. Ollivier, nous partons du principe que toute lecture est « co- construction de sens sous contrainte relationnelle ». Il écarte ainsi les postures d’émetteur (ou locuteur) et récepteur (ou allocutaire) « alternativement protagonistes » définies par Benveniste pour envisager les deux pôles comme des partenaires, « des co-énonciateurs partageant l’initiative sémantique » (Ollivier 2015 : 17). Ainsi il n’y a pas de sens préexistant, prédéterminé, mais celui-ci se construit dans une « interaction entre deux instances énonciatives » (Ollivier : 18). Il y donc interaction, co-construction entre l’auteur, le lecteur et le texte ; le lecteur remplit les vides, avec ce qu’il est, avec sa perception, il achève l’oeuvre par son travail de réception. Il faut donc prendre ce temps pour chaque apprenant de laisser s’établir ce dialogue entre le texte proposé et lui-même, au-delà de la simple explication des mots. L’échange à partir du texte, les propositions prises en charge par les lecteurs font vivre le texte en dehors d’une approche techniciste et instrumentaliste, mettant en œuvre tous les possibles dont ils se font l’écho.

En réception ou en production, l’acte de création est guidé, accompagné par l’enseignant qui par ce rôle de médiateur, met aussi en place des savoirs scolaires.