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Partie 3 Dispositifs artistiques et créatifs pour un public migrant

1. Une démarche enthousiasmante

La plupart des responsables des dispositifs interrogés notent ce fait : les apprenants s’enrichissent de ces expériences. Ainsi au lycée de La Cardinière, l’enseignante est toujours étonnée de voir comme les élèves apprécient ce travail d’écriture. Pour elle, cette écriture « répare une blessure » (annexe 28, M. A. 6), elle ajoute que « pour ceux qui n’ont pas été scolarisés on leur donne l’occasion de se dire, enfin ils arrivent à vivre, à avoir une identité, une personnalité qu’ils arrivent à exprimer » (idem). Elle précise qu’ils ont envie d’écrire « sur eux, leur histoire, leur pays, une expérience qui les concerne ». (M. A. 22) Ils se valorisent par l’écriture. C’est également ce qui a fourni la matière du spectacle des collégiens : Bob Soussou croisait les diverses nationalités de la classe et chacun lui racontait quelque chose de sa culture, de son histoire. Les chants, les danses et la musique qui ont été ajoutés ont été initiés par les élèves également et les tenues traditionnelles que certains ont portées illustrent bien cette envie de dire qui l’on est, d’où l’on vient. Le plaisir des lycéens lors de la séance de présentation des danses dans chacun de leur pays traduisait là encore ce désir de raconter ses origines, ses racines. Et dans l’espace de la classe, il n’y a pas de honte, pas de gêne ; les démonstrations de danse par certains garçons le prouvaient bien, tout comme les berceuses chantées lors du premier cours !

Pas d’évaluation, pas de jugement porté ; c’est un espace de respect et de confiance qui s’impose dans ces séances, une sécurité qui permet d’oser . Comme le dit l’enseignante de l’UPE2A de Bissy : « une fois qu’ils sont en confiance ils font des choses assez remarquables » (annexe 29 C. M. 40) . De même dans l’atelier d’écriture du Du Pass ; les étudiants comprennent que « chacun avance comme il peut » (annexe 30, E.O. 36). L’objectif de l’enseignant ici est de les aider à « se sentir à l’aise dans le groupe » parce qu’à partir du moment où un sentiment de sécurité s’installe, ils peuvent avancer.

Écrire, le plus possible, le plus souvent possible pour que l’écriture devienne plus aisée, simple, naturelle. L’écriture “flash” (annexe 17) que j’avais proposée aux lycéens participait de ce même principe : laisser venir les mots sur la thématique de la danse, « Je refuse de », « Je me révolte contre », « J'ai décidé de », « Je rêve ….. », associer des mots,

des idées, sans trop réfléchir et s‘en nourrir ensuite pour écrire. C’est aussi cette confiance qui s’établit qui les laisse libre de faire référence à leur culture, à leur langue. C’est un espace où il n’y pas d’erreur ; on peut reprendre, refaire, améliorer aidé par l’enseignant, ses pairs ou l’artiste intervenant.

Observer les danseurs en création, c’était comprendre que créer c’est tâtonner, se tromper, reprendre, mémoriser, douter… Il faut de la persévérance, accepter que les choses résistent ; creuser, piocher… et ne pas toujours trouver ! Le cheminement devient alors un élément essentiel, étape par étape on accède peu à peu au projet final. Les comédiens à Bissy ont insisté au moment de la répétition générale sur cet incroyable parcours qu’ils avaient effectué ensemble, partis de rien pour arriver à cette histoire : « Vous êtes en train de faire naître une histoire et faire un lien avec le public, avec tous ces gens ! Vous avez la capacité de faire rêver ! » Belle récompense pour ces élèves déracinés, dévalués, déboussolés ; un ancrage enfin, quelque part…

1. 2. Construire ensemble

Ces projets ne peuvent se réaliser sans l’adhésion de tous, et ce travail collectif est toujours bénéfique pour les élèves -même s’ils n’en ont pas toujours conscience. Comme le fait remarquer l’enseignante de Bissy, « ça soude toujours le groupe : l’an dernier j’ai pas eu de projet parce que : y avait des changements de formule donc y a des choses qui ne se sont pas faites j’ai trouvé que la cohésion de groupe ne s’était pas faite de la même façon + je trouve vraiment que c’est : le fait de travailler ensemble ça ça crée quelque chose en plus » (annexe 29, C. M. 72). Pourtant l’entraide est souvent présente naturellement dans ces classes, mais là « c’est encore plus fort », ce fut l’occasion de mettre en relation des élèves qui restaient distants, ça a crée des liens avec d’autres élèves de l’établissement comme le montrent leurs réponses à la question : « Est-ce que ça a changé les relations avec les autres ? » (annexe 23)

Oui, je connais mieux les autres de la classe. Oui, on se connaît mieux maintenant. J’ai eu plus de copines et de copains.

Oui, avec ceux du collège parce qu’ils nous ont admirés.

Oui, il y a beaucoup de gens qui seront des amis pour moi, après le spectacle. Oui, rencontrer d’autres élèves.

Ça m’a aidé à mieux communiquer à l’extérieur avec les autres.

Pourtant le travail de groupe n’est pas toujours une expérience facile à vivre ; c’est bien ce que soulignent les commentaires sur le panneau réalisé par les élèves suite au projet (annexe 24), Ce que je n’ai pas aimé :

- Les discussions avec les amis : on n’était pas d’accord. - Les disputes.

Mais sur 20 questionnaires, 15 ont sélectionné la proposition « travailler ensemble » dans ce qu’ils ont le plus aimé ! Et revenir à l’écriture après une telle expérience est plus facile : coller les photos et écrire leur texte (annexes 22 et 23) donnait l’occasion de se replonger dans ces moments exceptionnels et leur permettait d’exprimer la façon dont ils avaient vécu les événements, leur ressenti : ce que j’ai aimé, ce que je n’ai pas aimé, mon plus grand bonheur, ce qui m’a rendu triste, ce qui m’a fait peur, les différentes étapes du projet théâtral et le panneau des répétitions avec les photos et les légendes.

Au lycée du Nivolet, le questionnaire sur l’atelier de danse (annexe 21) a fait également ressortir ce trait du partage. Le chorégraphe avait d’ailleurs présenté l’élaboration de la chorégraphie comme un travail collectif : « On va élaborer des phrases ensemble ». Il avait rappelé la nécessité de l'écoute, du respect du geste de chacun pour que « la phrase se construise peu à peu, tous ensemble par l'ajout des syntagmes individuels ». Même constat après la séance de travail avec les comédiens autour du thème de la désobéissance, pour un des élèves « ça donne envie de partager ». Pourtant la gestion du groupe n’est pas aisée, l’hétérogénéité, les caractéristiques personnelles, les cultures différentes constituent des obstacles entre eux. Pour l’un, il s’agit de faire vite, sans revenir dessus, pour un autre c’est la lenteur du geste de l’écriture qui va poser problème, pour un troisième c’est d’accepter les propositions autres. Mais l’habitude se prend peu à peu, il faut faire varier les groupes, le nombre de personnes dans le groupe et leur permettre de découvrir ce que le travail collectif apporte par la mise en commun des expériences, des compétences. Au final, une production plus riche de ce partage.

La fierté est le sentiment qui domine dans les questionnaires proposés aux élèves de Bissy, mais aussi auprès des autres apprenants après un projet mené à son terme. C’est le mot employé par la stagiaire de Master après la prestation de la chorale lors de la Semaine de la francophonie. Au cours d’une présentation publique, les apprenants peuvent mesurer la qualité d’écoute, l’admiration des spectateurs. Une élève du collège ajoutera à la fin du

questionnaire : « Moi j’ai dit bravo à tous mes camarades de fle !» (annexe 23). « J’avais une énergie très positive » (idem) dira un autre ; ils se sont sentis valorisés, reconnus. Ils prennent enfin place en tant que sujet dans cette langue étrangère :

L’important sera de comprendre comment se dit et est dit le sujet dans cette expérience, que ce soit par les paroles d’une écriture, à savoir esthétiquement, par les paroles des autres, et par ses propres paroles au cours d’échanges authentiques non dépourvus d’affect (Pierra, 2006 : 23).

Être sujet dans une langue autre constitue une étape nécessaire à l’apprentissage, or comme l’explique D. Chrifi Alaoui, « l’approche sensorielle établie par l’approche artistique en scelle l’amorce », l’art constituant une sorte de patrie « entre deux » pour ces apatrides. (Alaoui 2007). La médiation par des intervenants extérieurs peut parfois favoriser cette construction : les artistes sont détenteurs de savoirs autres, ils ne s’inscrivent pas dans le cadre scolaire, ne parlent pas la langue de l’école, ne cherchent pas à coller aux exigences littéraciques scolaires. Ils constituent eux aussi une sorte d’entre-deux pour les élèves, entre- deux entre la culture scolaire et la Culture, entre-deux entre l’enseignant et eux. L’approche des équipes artistiques peut parfois dérouter, déstabiliser les apprenants, mais si elle bouscule, elle permet de modifier la posture, le regard porté sur le monde, ouvre d’autres perspectives ; à ce propos l’enseignante de Bissy parle d’une « véritable osmose » entre les élèves et les artistes, et une élève se déclare prête à refaire un projet mais elle précise que ce doit être avec les mêmes intervenants ! Et cette modification ne se joue pas du côté des apprenants seuls, c’est aussi du côté des enseignants que les choses changent : accepter de se laisser déposséder de sa place d’expert, agir dans une horizontalité avec les apprenants ; être là pour apprendre de tous et épauler. Cette démarche suppose une prise de risque : comme le dit l’enseignante de collège : « c’est toujours un peu l’aventure ! » (annexe 29, C. M. 26). Le cas le plus parlant est celui de Paradis Perdu et malgré les doutes, le projet a abouti dans une co-construction totale entre artistes, apprenants et enseignants.

Pour l’atelier d’écriture la prise de risque réside dans cet espace laissé libre à la création, à l’imagination. Le refus initial marque bien cette mise en danger qui dérange, qui fait sortir du cadre rassurant, et pourtant, comme le fait remarquer l’enseignant du Du Pass, s’ils reviennent, c’est bien que l’atelier fait sens, construit quelque chose d’important. En effet, ce dernier précise qu’il est impossible de mesurer le degré “d’efficacité” d’un tel dispositif. Cela supposerait qu’il puisse être totalement déconnecté car comment pouvoir juger si c’est l’atelier ou d’autres cours qui ont permis de réaliser des progrès ? C’est donc

l’adhésion des étudiants au projet, le fait d’être prêt chaque semaine à venir même de loin (Annecy, Valence) pour assister à ces ateliers, qui sera le gage de sa réussite et de son utilité. Les lycéens se sont montrés volontaires pour chaque exercice proposé, ont toujours cherché à réaliser les textes ou les activités, demandant de l’aide pour y parvenir, curieux des mots nouveaux, s’étonnant de leur capacité à faire surgir un texte mais satisfaits de pouvoir le lire et le partager à la classe. Là encore, aucune évaluation et pourtant un réel investissement dans les tâches. Difficile effectivement de mesurer l’impact réel sur leur production écrite ou leur aisance dans «l’ ordre du scriptural » mais on peut noter une plus grande facilité à cerner les enjeux de l’écriture, une moins grande sollicitation de l’enseignant, plus d’autonomie donc de leur part, une certaine confiance dans leurs compétences même s’il faut encore rassurer et répondre aux « C’est bon ? », « Ça va ? », « C’est bien ça? » qui émaillent leur travail mais qui montrent leur investissement, et leur satisfaction à lire aux autres, à montrer ce qu’ils ont réussi à écrire.

Le plaisir à vivre ces expériences dans cette nouvelle langue me semble être un élément essentiel de mesure de réussite : comment mieux amener les apprenants à s’approprier une langue ? Pour Paradis Perdu, ils sont 15 sur 20 à répondre « oui » à la question « Ce projet vous a-t-il donné envie d’écrire en français ? » (annexe 23) et certains ont précisé : « j’ai aimé écrire pour raconter ce que j’avais fait », « ça permet d’écrire des histoires ». Pour les progrès, même si les réponses positives sont moins nombreuses, (mais il est un peu difficile d’être son propre juge), ce qui domine c’est l’idée que ça a permis d’élargir leur répertoire, « il y avait les mots que je connais pas et maintenant je connais », « j’ai appris beaucoup de mots » et aussi « oui, parce qu’il fallait comprendre les comédiens » (idem). Enfin lorsqu’ils jugent de « l’utilité » d’un tel projet, deux élèves n’y voient aucun bénéfice, pour les autres c’est le fait d’avoir osé prendre la parole en français devant tout le monde « pour faire des progrès en français, pour avoir plus de courage et ne pas avoir peur », « j’ai osé parler français devant les autres » (idem). C’est aussi le travail collectif qui les a rassemblés, « on a bien travaillé avec mes camarades », ou encore « le travail m’a aidé à me faire des amis » (idem). On est un peu loin des objectifs d’entrée dans l’écrit, et pourtant cela me semble la première étape essentielle : ils ont écrit, se sont appropriés les textes de la pièce et les ont transmis avec enthousiasme. Ils ont pu mesurer l’admiration et l’intérêt du public à leur histoire, et 15 élèves sont prêts pour un nouveau projet.