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Chapitre 3 : Caractériser l’interaction maltraitante : condamnation de l’être et réification de

1. M ETHODOLOGIE DE RECUEIL ET D ’ ANALYSE

1.2. Repérage et classement des actes de condamnation

Prise en compte de la réception

Les travaux autour de la modélisation de la violence verbale, notamment menés par Claudine Moïse, Béatrice Fracchiolla, Christina Romain, Nolwenn Lorenzi Bailly ou encore Nathalie Auger (Fracchiolla, Moïse, Romain & Auger 2013 ; Moïse, Meunier &

Romain 2019), ont montré qu’elle prenait forme dans un phénomène de montée en tension qui s’actualise par la présence d’actes de condamnation69 d’autrui. Suite au recueil du discours rapporté, il a fallu traiter un autre problème méthodologique : comment repérer ces actes de condamnation et en déterminer la nature ? Comment identifier les actes qui ont fait violence ? Les intentions des énonciatrices et énonciateurs70 ne sont pas accessibles, et le recours à mon propre jugement pour déterminer si un acte pragmatique a menacé ou non la face de l’interlocutrice ou interlocuteur reviendrait à fonder l’analyse sur mon système de valeurs et ma tolérance à la violence verbale. Selon Diane Vincent, « […] chaque procédé qui impose une rupture avec des attentes a deux pôles, l’un acceptable, voire

69 J’utilise le terme acte de condamnation, après Laforest & Moïse 2013 notamment, pour référer aux actes menaçants, i.e. ceux qui malmènent la face de la réceptrice ou du récepteur. Je le préfère à actes menaçants dans mon analyse car il met l’accent sur la disqualification du récepteur ou de la réceptrice, qui n’est pas constitutive de tous les actes menaçants (e.g. dans certains contextes, l’injonction quand elle n’est pas accompagnée d’actes disqualifiants).

70 Dans ce chapitre, je mobilise les termes énonciatrice et énonciateur car les actes de langage analysés sont dans le discours rapporté : le parent en est la source énonciative mais n’accomplit pas l’acte locutoire. Les termes locutrice et locuteur renvoient toujours aux autrices et auteur des témoignages.

recommandé ou salutaire, et l’autre inacceptable : l’insulte rituelle et l’insulte personnelle, la mise en garde et la menace, la critique et le dénigrement, ainsi que toutes les interprétations intermédiaires » (Vincent 2013 : 38). En tant qu’analyste, il convient alors de dissocier « les moyens linguistiques qui font potentiellement naître la violence de la violence elle-même » (Vincent, Laforest & Turbide 2008, citées par Vincent 2013 : 38), et veiller à ne pas se faire arbitre de ce qui est violent et/ou acceptable ou non. Marty Laforest et Claudine Moïse (2013 : 91) écrivent à ce propos :

[…] le point de vue du récepteur du message est selon nous le seul qui permette de rendre compte de ce qui se passe réellement dans une interaction. Que nous estimions ou pas que tel énoncé est une insulte, si son récepteur ne se montre pas insulté, on voit mal comment on pourrait soutenir qu’il y a violence verbale. La tolérance à l’affrontement est très variable d’un individu et d’une communauté à l’autre, aussi nous n’avons d’autre choix analytique que de considérer que c’est la réaction à tel ou tel acte, de la part d’un interlocuteur, qui « construit » l’acte menaçant, même si bien souvent l’intention de l’acte rejoint sa perception.

Pour analyser des interactions de la sphère familiale, adopter le point de vue de la réceptrice ou du récepteur me semble d’autant plus essentiel que les interactantes partagent un passé interactionnel important ; des formes qui ne semblent pas violentes a priori pourraient en réalité avoir des effets pragmatiques violents. De plus, fonder l’analyse sur le point de vue de l’allocutaire permet de résoudre l’épineuse question de l’intentionnalité, qui, rappelons-le, était soulevée dans l’espace de commentaires par une membre de la communauté (« Mais pour moi, elle n'est pas maître de ce qu'elle dis, fais ou même pense, pour moi elle n'est pas toxique en soit, elle avait juste besoin de soins adaptés »)71 :

Si l’intentionnalité est une disposition d’esprit qui permet à une personne de viser un but de manière consciente et déterminée, le sujet qui manifeste une violence verbale extrême est d’abord dominé par des pulsions qui le dépassent. Il semble donc toujours difficile de détecter les intensions possibles des locuteurs puisque ni l’interlocuteur ni le sociolinguiste n’ont directement accès aux intentions des sujets. […] Nous considérons alors qu’un acte de condamnation a été accompli (qu’elle qu’ait été l’intention du locuteur) quand il génère des réactions associées à ces actes […] (Moïse, Meunier &

Romain 2019 : 132 ; je souligne).

71 Commentaire à propos du témoignage de Nathalie. Voir la section 1.2. du chapitre 2.

Adopter cette méthodologie d’analyse pour mon corpus n’est toutefois pas aisé, puisque j’ai seulement accès aux actes de langage via le discours rapporté. Pour catégoriser des actes comme menaçants, il faudrait avoir accès à la situation d’interaction originelle et observer s’il y a eu, en contexte, des réactions telles que la dénégation ou l’évitement qui montreraient que les locutrices ont reçu ces actes comme des attaques à la face (Laforest &

Vincent 2004). Néanmoins, le fait que les autrices rapportent ces actes de langage produits par le parent est, me semble-t-il, significatif en soi, puisque les locutrices s’emploient dans la situation d’interaction présente à prouver que le parent est maltraitant72. De fait, je considère que la sélection de ces discours rapportés pour étayer la démonstration implicite mise en place par les locutrices constitue une preuve suffisante selon laquelle elles ont considéré, dans la situation d’interaction originelle, ces actes comme menaçants et disqualifiants.

Analyser du discours rapporté

Au-delà de l’accès restreint à la situation d’interaction, analyser des actes de langage dans le discours rapporté soulève un autre problème méthodologique. Pour Laurence Rosier (1999), la mise en scène entre le discours citant et le discours cité opérée par la locutrice ou le locuteur traduit son positionnement par rapport au discours mais aussi à l’énonciatrice ou énonciateur autre (ibid.). Le discours rapporté ne saurait alors être considéré naïvement, comme la reproduction transparente d’un dire autre. Ceci dit, dans la mesure où les actes de condamnation rapportés par les autrices ont existé pragmatiquement par les effets qu’ils ont eus sur elles (Laforest & Moïse 2013, Moïse, Meunier & Romain 2019), leur intervention énonciative dans la formulation de ces actes ne constitue pas une entrave à mon analyse. Tout en étant consciente que les locutrices ont nécessairement – consciemment ou non – altéré la forme du discours qu’elles mettent en scène dans leur témoignage, y compris dans le discours direct, je prendrai donc ces actes de langage rapportés pour argent comptant, en considérant qu’il s’agit de la réalité des réceptrices.

Porosité entre actes de condamnation

72 Voir le chapitre 2 de ce mémoire.

Enfin, comme mis en évidence par Marty Laforest et Diane Vincent (2004), il est difficile voire impossible de distinguer les qualifications péjoratives en contexte dans la mesure où l’analyste ne peut accéder aux intentions du locuteur ou de la locutrice et qu’elles remplissent parfois le même rôle : une forme d’insulte peut par exemple accomplir un acte de reproche. La classification que je propose ne prétend donc pas délimiter clairement les actes de langage adressés par le parent maltraitant à sa fille ou son fils – comme nous le verrons, chaque énoncé accomplit presque systématiquement plusieurs actes à la fois. Je tends plutôt à mettre en évidence les stratégies discursives qui sous-tendent ces actes de condamnation : comment la maltraitance s’actualise-t-elle dans l’interaction ? Comment le parent maltraitant se positionne-t-il par rapport à son enfant à travers les actes de langage qu’il lui adresse et comment le (mal)traite-t-il dans l’interaction – y a-t-il une reconnaissance, mise à distance, essentialisation, réification ou encore destruction symbolique de l’altérité ? Comment s’élabore la violence de cette maltraitance verbale, et comment puise-t-elle sa force de frappe ?