• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Se construire comme sujet : légitimer et manier son histoire

3. P OSTURE ARGUMENTATIVE DES LOCUTRICES DE P ARENTS TOXIQUES

3.1. Appréhension de la catégorisation du parent

La catégorisation du parent comme maltraitant n’est pas explicite dans tous les témoignages. Elle est soulevée indirectement par Gabrielle, qui s’interroge sur son statut de victime :

Bonsoir, je voudrais témoigner anonymement de mon expérience. A vrai dire, je ne sais même pas si je suis une victime, ni si ce que j’ai vécu est grave ou normal… (Gabrielle) Elle est formulée plus directement par Albane et Nathalie, qui utilisent les termes

« toxicité » et « toxique » pour référer au parent maltraitant et à ses comportements : Heureusement, ma mère et mon beau-père sont des personnes incroyables qui m’aident chaque jour à me reconstruire après la toxicité de mon père pendant presque 10 ans.

(Albane)

Le terme parents toxiques résonne fort en moi. Ma mère l’est.

[…]

Je suis l’enfant d’une mère atteinte d’une pathologie psychiatrique, une mère toxique.

(Nathalie)

Théa utilise quant à elle le terme de « maltraitance psychique » sans toutefois le prendre à sa charge, en rapportant le discours de sa psychologue :

Et au fil des séances, elle m'a fait comprendre que ce n'était pas normal, d'avoir peur de répondre au téléphone, d'avoir peur de poser des limites et de dire non, d'avoir peur de ne pas être d'accord. Que ce n'était pas normal, d'avoir peur de ses parents. De vivre dans

l'angoisse. Que ça s'appelait l'emprise, et que ce que faisaient mes parents, c'était de la maltraitance psychique. (Théa)

Mollie, Chiara et Jane ne mobilisent pas les notions de maltraitance ou de toxicité mais nomment la violence :

Durant mon enfance et adolescence, il a été violent. (Mollie)

Lorsque j’étais plus grande, la violence physique s’est arrêtée et a été remplacée par un dénigrement constant » (Chiara)

J'ai connu les coups de ma mère jusqu à 7 ans, soir où sous alcool, elle est allée trop loin et m'a explosé le nez, après ça elle ne m'a plus touché ; mon père jusqu’à mes 17 ans, où les coups de pied qu’il m’a mis, alors au sol, m'ont fait prendre le large. En soi, la violence physique n'est rien, comparer à l'impact des mots sur un enfant. Les bleus disparaîssent.

(Jane)

Enfin, Julie, Silvia, Jane et Matthias ne catégorisent pas explicitement le parent comme maltraitant ni comme violent.

Ainsi, la catégorisation du parent comme maltraitant effectuée tacitement par la soumission d’un témoignage sur Parents toxiques ne se double pas nécessairement d’une catégorisation explicite dans le témoignage. Comme nous pouvons le constater dans les extraits ci-dessus, les locutrices adoptent des attitudes différentes vis-à-vis de cette catégorisation, que seules deux des locutrices – Albane et Nathalie – prennent à leur charge.

En outre, les locutrices expriment des degrés divers de certitude quant à la catégorisation du parent, de leur histoire et d’elles-mêmes. Là où Nathalie affirme, sans modalisation, que sa mère est toxique (« Ma mère l’est »), construisant cette catégorisation comme l’assertion d’une réalité objective, Gabrielle affirme son ignorance quant à son statut de victime et l’(a)normalité de ce qu’elle a vécu (« A vrai dire, je ne sais même pas si je suis une victime, ni si ce que j’ai vécu est grave ou normal… »). Le dictum60 est alors opacifié et mis à distance (Vion 2004) par cette dernière, qui ne prend pas à sa charge la catégorisation du parent.

Devrions-nous comprendre que les locutrices qui ne catégorisent pas explicitement le ou les parent(s) comme maltraitant(s) n’influencent pas l’évaluation du lectorat en le guidant vers la conclusion que le parent est « toxique » ? Dans le cas de Gabrielle par exemple, il

60 Il pourrait ici être représenté comme < je – être une victime ; avoir vécu quelque chose de grave/normal >.

ne semble pas y avoir de volonté explicite et assumée de rallier les interlocutrices et interlocuteurs à sa position, et donc de visée argumentative (Amossy 2008, 2012) : la locutrice ne rend pas visible au lectorat une volonté de l’influencer vers une conclusion.

Elle semble, plutôt, lui accorder le pouvoir de catégoriser son vécu (« je ne sais même pas si ce que j’ai vécu est grave ou normal »).

Pourtant, le témoignage de Gabrielle comporte une dimension argumentative (ibid.) en ce qu’elle oriente le regard des interlocutrices et interlocuteurs vers une des deux interprétations à travers le reste de son témoignage ; ceci entre en tension avec l’ignorance qu’elle affirme à propos du caractère normal ou anormal de son vécu61. La non prise en charge et affirmation de la catégorisation du parent comme maltraitant pourrait relever d’une stratégie de protection de sa « face » (Goffman 1956), en anticipant une évaluation négative de la part du lectorat – c’est-à-dire, des évaluations qui détermineraient son expérience relatée comme « normale » et délégitimeraient ce faisant sa prise de parole. Il pourrait également s’agir d’une stratégie argumentative pour s’attirer la sympathie du lectorat dès le début de son témoignage : elle lui accorde une position haute en lui laissant le pouvoir de positionner son expérience sur les continuums de la bientraitance à la maltraitance, de la normalité à l’anormalité.

Il est remarquable que la locutrice qui catégorise le parent ouvertement et sans modalisation, Nathalie, est la seule dont la catégorisation du parent comme maltraitant est contestée dans les commentaires ; ceci pose question sur l’ethos discursif que les locutrices ont besoin de se construire, en témoignant à propos de maltraitances parentales, pour remporter l’adhésion voire la sympathie. Nathalie guide fermement le lectorat vers une conclusion en assertant l’appartenance de sa mère à la catégorie « parents toxiques » au tout début de son témoignage (« Ma mère l’est ») et en la réaffirmant à la fin (« Je suis l’enfant d’une mère atteinte d’une pathologie psychiatrique, une mère toxique »). La conclusion de sa démonstration est clairement exprimée et elle n’accorde, contrairement à Gabrielle, pas d’espace et de pouvoir au lectorat dans ces deux énoncés catégorisants.

En somme, la catégorisation explicite du parent comme maltraitant est seulement effectuée et prise en charge par une minorité des locutrices. Ceci n’est pas si étonnant puisque,

61 Ce procédé utilisé par Gabrielle pourrait être apparenté à la prétérition, un procédé rhétorique par lequel

« on dit quelque chose tout en affirmant qu’on ne l’a pas dit » (Fracchiolla 2013 : 31). Il s’agit d’une forme de non prise en charge.

comme il est apparu à la fin de la partie 2, les locutrices sont parcourues d’un double regard en témoignant publiquement : d’un côté, il y a leur savoir situé, expérientiel, construit à partir des manquements à leurs besoins éprouvés en tant qu’enfants ; de l’autre côté, en inscrivant cette expérience individuelle et singulière dans des catégories de

« maltraitance » et « toxicité », interpartagées par la communauté linguistique à laquelle elles s’adressent, les locutrices sont confrontées à un point de vue externe, représenté et normatif sur ce que serait la maltraitance. Puisque la prise de parole sur Parents toxiques implique la catégorisation du parent comme maltraitant, il me semble qu’elle nécessite de de trouver des moyens pour l’exprimer. Dans la section qui suit, nous verrons comment les locutrices mettent en place une démonstration implicite autour de la catégorisation de leur parent et de leur expérience.