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Chapitre 1 : Composer avec le sensible : de l’objet de recherche au terrain

1. R EFLEXIONS ET PRECAUTIONS POUR APPROCHER LA MALTRAITANCE PARENTALE

1.2. Un rapport complexe à l’objet d’étude

De la même façon, ce qui rend un terrain « sensible » est aussi la relation entre une chercheuse ou un chercheur et les enquêtées (Boumaza & Campana 2007) : « le caractère difficile d’un terrain n’est pas uniquement associé à un contexte de violence ou d’insécurité, mais à l’ensemble des situations avec lesquelles la chercheuse ou le chercheur entretient une

16 D’après la définition du TLFi. Voir en ligne l’entrée tabou, consultée le 5 novembre 2021 : [https://www.cnrtl.fr/definition/tabou]

relation complexe (représentations, perceptions, écarts idéologiques, etc.) » (Hugonnier, à paraître : 4).

Il me faut alors clarifier mon rapport à l’objet de ma recherche en lui-même, c’est-à-dire la maltraitance parentale, puisqu’il a précédé et influencé le choix du terrain ainsi que le type d’analyse menée. Je distingue trois aspects qui rendent mon rapport à cet objet complexe : la dimension idéologique, le rapport à la maltraitance comme objet de recherche, et enfin, le lien empirique à cet objet. Après réflexion, il m’a paru préférable de ne pas développer ce troisième aspect, qui ne me semble pas avoir sa place dans ce mémoire ; toutefois, je ne dissimule pas le lien biographique à mon objet d’étude et expliciterai ses implications en termes de positionnement.

Dimension idéologique

La réflexion que je propose dans ce mémoire ne peut se départir d’une dimension idéologique. Une idéologie est définie par Louis Althusser comme « un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée » (1965 : 238 cité par Vernet 2022 : 1). Samuel Vernet (ibid. : 2) souligne l’utilité d’une telle définition en sociolinguistique en ce qu’elle « permet de saisir les discours comme une actualisation idéologique à un instant T, dans un environnement social donné, historicisé ».

En effet, le simple fait de mobiliser l’objet « maltraitance » dans ce travail constitue une saisie idéologisée des discours qui pourraient en relever. Comme l’écrit Geneviève Bernard Barbeau (2022) à propos du bashing, le maniement de telles notions et la catégorisation qu’elles opèrent n’est pas neutre – c’est un geste performatif qui constitue, en soi, un placement contre ces comportements. Ce travail ne peut être une analyse « neutre » du discours maltraitant, puisque thématiser cet objet présuppose l’existence d’un continuum de la bientraitance à la maltraitance – un continuum axiologisant en ce qu’il témoigne d’un jugement de valeur envers différents types de comportements parentaux.

Comme je le mentionnais en introduction générale, les attitudes actuelles envers l’éducation des enfants sont loin d’être stables mais, plutôt, résultent de changements survenus dans la manière d’appréhender l’enfant en tant que personne. L’annexe 3 du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Rosenczveig 2021 : 504-510) retrace ces évolutions en France, que je synthétise ici brièvement :

Années 1950 : l’enfant est perçue comme un bien familial et est sous l’autorité paternelle ; le droit à l’éducation par la famille est reconnu.

1968 et les années 1970 : l’étau de la société patriarcale sur les femmes et enfants se relâche ; l’autorité paternelle devient l’autorité parentale en 1970 ; la majorité civile est abaissée à 18 ans en 1974.

Les années 1980 : l’enfant est une personne, avec des droits et des devoirs, et son premier droit est d’être protégée ; une prise de conscience s’opère autour des différentes formes de maltraitance ; une loi fixe la « majorité sexuelle » à 15 ans en 1981 ; une loi sur la prévention de la maltraitance des enfants et la protection de l’enfance est promulguée en 1989.

Les années 1990 : le nouveau code pénal (1994) recatégorise l’attentat à la pudeur en viol, agression sexuelle et atteinte sexuelle ; c’est le début d’une période d’instabilité en termes d’incrimination et de prescription ; en 1998, la loi Guigou vise notamment à une protection pénale de l’enfant victime d’infractions.

Depuis 2000 : en 2007, la loi Bas sur la protection de l’enfance centre la justice pénale sur les victimes ; depuis 2019, avec la loi sur les violences éducatives ordinaires, l’autorité parentale est redéfinie en excluant les violences psychologiques et physiques.

Ainsi, l’objet « maltraitance parentale » tel que je le saisis dans ce travail, c’est-à-dire comme « tout manquement aux besoins fondamentaux de l’enfant » (Tursz 2018 : 42), est intriqué dans un « environnement social donné, historicisé » (Vernet 2022 : ibid.). D’une part, il est sous-tendu par une considération de l’enfant comme sujet, avec le droit d’être protégée, écoutée, et éduquée sans violences psychologiques ou physiques : en France, selon la législation autour du rôle du parent et des droits de l’enfant, les violences et négligences parentales sont considérées comme des maltraitances. D’autre part, la tendance actuelle est à la symétrisation des interactions, avec une atténuation des rapports hiérarchiques (Laforest & Vincent 2006). Ceci me semble important pour penser la relation parent-enfant, qui est, comme nous le verrons dans le chapitre 3, une relation intrinsèquement asymétrique fondée sur un rapport d’autorité.

La maltraitance comme objet de recherche

Lorsque mon objet de recherche était abordé dans une conversation, une question fréquemment posée a été s’il m’était difficile de traiter un tel objet. Une réponse positive était clairement attendue, et la demande de confirmation s’exprimait souvent au moyen de l’affirmation « ça doit être dur ». Cette question me mettait en difficulté et déclenchait un inconfort proche de la culpabilité : ce travail me procurait une forte satisfaction intellectuelle que j’ai parfois trouvée difficile à assumer en raison du statut « sensible » de mon objet, surtout lorsque mes interlocutrices et interlocuteurs connaissaient mon histoire personnelle.

De telles réactions ne semblent pas isolées lorsque la chercheuse ou le chercheur travaille sur un objet « sensible » : Laurène Renaut (à paraître) explique dans sa thèse de doctorat avoir développé un fort sentiment de culpabilité vis-à-vis des victimes des attentats terroristes lors de son travail autour de la construction de l’identité radicalisée jihadiste en ligne.

En outre, je me suis souvent interrogée sur la manière de traiter cet objet, c’est-à-dire, sur ce qu’il fallait en faire. Dans mon rapport idéologique à cet objet, je condamne les comportements parentaux maltraitants en les catégorisant ainsi ; j’assume toutefois cette position et me repose sur ce que dit la loi française à ce sujet. Mon lien biographique à cet objet affecte de surcroît la manière dont je saisis et étudie cet objet : il ne m’aurait par exemple pas été possible de focaliser le point de vue de parents maltraitants à travers des entretiens avec ces derniers. La « distance idéologique » (Hugonnier, à paraître), puisque je me situe à l’encontre de ces comportements, et mon lien biographique à cet objet auraient constitué une épaisseur trop importante pour pouvoir être dépassée dans le cadre d’un mémoire de Master.

En somme, la manière dont j’ai appréhendé mon objet de recherche a été influencée par les rapports complexes que j’entretiens à son égard. Loin d’être un objet « neutre », la saisie que j’en fais est façonnée par les idéologies et représentations qui caractérisent mon environnement social ainsi que les éléments biographiques qui me lient à cet objet.