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5 RÉSULTATS : L’UTILITÉ VARIABLE DES MEI DANS LE PROCESSUS D’INTERVENTION DU GOUVERNEMENT

5.3 Analyse du processus de prise de décision du gouvernement et du rôle des MEI

5.3.1 La remise en question des données probantes par les décideurs

Les données probantes sont contestées par les décideurs non pas parce que ceux-ci sont « irrationnels », précise Doern (1983). Les décideurs politiques du gouvernement font face à l’obligation de gouverner et au besoin de survivre politiquement (Doern et Bruce, 1983). En tant qu’acteurs du gouvernement, ils doivent prendre des décisions qui répondent, à la fois, à ces deux éléments. Ils doivent établir des priorités pour répondre aux besoins et aux demandes de la société, tout en considérant les impacts politiques de leurs décisions d’intervention afin d’être réélus (Doern et Bruce, 1983). Bien souvent, l’enjeu des changements climatiques n’apparait pas prioritaire pour le gouvernement, comparativement au développement de l’économie nationale et à la création d’emplois (Doern et Bruce, 1983). L’approche de la psychologie des décideurs et du contexte de prise de décision permettent de comprendre pourquoi les données probantes sont contestées.

La psychologie des décideurs

La notion de la psychologie des décideurs met en évidence une partie de la réponse quant aux raisons de la contestation des données probantes par les décideurs. À priori, les décideurs font face à de l’information

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imparfaite, incomplète ainsi qu’à de nombreuses incertitudes et questionnements sur les résultats de leur intervention. Il ne faut pas oublier aussi le mélange de faits et valeurs intégré à la production d’information. Ces limites de l’information ont inévitablement des effets nuisibles sur la compréhension de l’enjeu et l’intervention du gouvernement (Connelly et al., 2012). Cette situation est d’autant plus vraie en raison de la complexité des prises de décisions sur l’enjeu des changements climatiques.

En réponse à ces limites de l’information s’ajoutent les choix normatifs des décideurs. Bien souvent, pour combler cette obligation de gouverner et ce besoin de survivre politiquement, le processus d’élaboration de politiques publiques va se résulter par des choix normatifs. Évidemment, ces choix sont influencés par les valeurs et les idéologies des acteurs du gouvernement. « L’élaboration de politique est nécessairement inhérente à un processus politique », soit à des conceptions de ce que devrait être le monde, rappellent Sutcliffe et Court (2005). Étant une construction sociale, l’enjeu environnemental est inévitablement conçu de faits et de perceptions (Demeritt, 2001; Hannigan, 2014). Il existe une multitude de conceptions et d’interprétation de l’enjeu climatique. Celles-ci entrent en compétition les unes avec les autres. De ce fait, les décideurs ont le libre choix d’interpréter et d’intervenir sur l’enjeu comme ils le veulent, selon leurs valeurs, leurs croyances et leurs principes politiques, leurs expériences et leurs habitudes (Doern et Bruce, 1983; Sutcliffe et Court, 2005). Ce type d’interprétation concerne, par exemple, le moment d’intervention, le choix des gagnants et les perdants de l’intervention du gouvernement, etc. (Cairney, 2016b; Hill et Varone, 2016; Siu, 2013).

Précisément dans le contexte canadien, Doern (1983) soutient que l’élaboration des politiques se base généralement sur des éléments tels que les idéologies, l’efficience, la liberté individuelle, l’équité, la stabilité, l’unité nationale et la sensibilité régionale. Encore une fois, il importe de rappeler que tous ces éléments sont en compétition. Chacun d’eux peut être combiné et mis de l’avant par le gouvernement pour favoriser des préférences normatives particulières. Par conséquent, il faut comprendre que les décideurs du gouvernement utilisent leurs idéologies et leurs valeurs pour favoriser certaines mesures qu’ils jugent prioritaires. Le Secrétariat du Conseil du trésor du Canada (2010) confirme ces propos. Il affirme à cet effet que « les décisions stratégiques du gouvernement sont orientées par une permutation évolutive de la sensibilité politique aux requêtes et aux besoins du public et de mise en place du programme électoral du gouvernement ainsi que des orientations personnelles du premier ministre » (Conseil du Trésor du Canada Gouvernement du Canada, 2010). Il précise aussi que les décisions stratégiques du gouvernement sont grandement influencées par le premier ministre lui-même et le

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ministère des Finances, en raison du rôle central du budget (Conseil du Trésor du Canada Gouvernement du Canada, 2010).

Un autre élément de la psychologie des décideurs permet de comprendre les motifs des décisions du gouvernement. Il s’agit du choix des objectifs spécifiques. Les objectifs spécifiques sont souvent associés à des enjeux jugés d’intérêt pour certains élus. L’exemple concret de l’achat du pipeline TransMountain par le gouvernement fédéral en est un exemple. Par cette décision, le gouvernement s’assure du développement de ce secteur économique pour les prochaines années. L’intérêt des décideurs sur certains enjeux spécifiques doit donc également être considéré pour comprendre les interventions des décideurs. En plus des éléments mentionnés précédemment, il faut aussi considérer que les décideurs sont limités par leur capacité d’analyse. (Connelly et al., 2012). Telle que conceptualisée par la notion de rationalité limitée, « ils [les décideurs] n’ont pas le temps, les ressources et les habiletés cognitives pour considérer toute l’information, toutes les positions, toutes les solutions et d’anticiper l’ensemble des conséquences de leurs actions », et ce, d’autant plus avec de l’information limitée et ambigüe (Cairney, 2016b). Par conséquent, dans des situations où les décideurs doivent prendre une décision dans un délai restreint, les croyances et valeurs de ces derniers ont tendance à prédominer sur les données probantes (Sutcliffe et Court, 2005)

Les différents éléments avancés sur la notion de la psychologie des décideurs permettent une meilleure compréhension des décisions du gouvernement. Cette notion offre une vision holistique de la réalité d’un processus de prise de décision complexe, où les données probantes, les valeurs, les incertitudes, l’interprétation et l’orientation idéologique sont omniprésentes.

L’environnement et le contexte de prise de décision

Le contexte de prise de décision est tout aussi pertinente pour comprendre pourquoi les données probantes sont contestées (Cairney, 2016b). Ce contexte est défini par Doern (1983) comme un amalgame de caractéristiques sociales, économiques, institutionnelles et idéologiques. En effet, il apparait comme nécessaire de comprendre que le processus décisionnel se situe dans un environnement complexe où interviennent plusieurs acteurs, normes, idéologies, caractéristiques économiques, sociales, politiques. Plusieurs éléments du contexte canadien ont déjà été soulevés antérieurement dans le mémoire. Néanmoins, il est pertinent de les rappeler brièvement dans la section. Le contexte historique et institutionnel, notamment en ce qui a trait au fédéralisme et à la Constitution canadienne, influence le processus de prise de décision actuel. Ce contexte impose un cadre aux actions du gouvernement. La

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question de l’interaction avec l’ensemble des autres politiques publiques du gouvernement entre aussi en ligne de compte. Évidemment, celles-ci doivent se nuire le moins possible et ne pas entrer en contradiction (Hill et Varone, 2016). L’intime interdépendance de l’économie canadienne et américaine a un poids considérable sur l’adoption des politiques publiques au Canada, notamment pour des motifs de compétitivité. La dynamique internationale sur l’enjeu du climat prend aussi part à ce processus. Alors que les cibles mondiales sont déterminées à l’international, les gouvernements nationaux font face à des enjeux d’opérationnalisation de ces cibles supranationales. Le gouvernement fédéral doit agir de manière cohérente avec les objectifs internationaux. De plus, l’importance de l’exploitation des ressources naturelles pour l’économie canadienne prend une place centrale dans le développement des politiques climatiques car la plupart des politiques climatiques sont intimement liées aux politiques énergétiques du pays (Miljan, 2008). L’économie capitaliste présente au Canada agit, par ses valeurs de liberté individuelle et d’efficience du marché, sur la taille et le rôle de l’État dans l’économie de marché. Les réseaux d’acteurs, qui gravitent autour des décideurs, que ce soit conseillers, stratèges, groupes de pression ou lobbys, influencent aussi le résultat des décisions. Finalement, les gouvernements œuvrent dans un contexte de ressources budgétaires et humaines limitées. La question de la disponibilité des ressources et des capacités financières, souvent soulevées lorsqu’il est question de l’intervention du gouvernement, entrent en ligne de compte. L’ensemble de ces éléments ont une importance notable dans la compréhension des politiques publiques au Canada.

Le monde réel et les données probantes

Davies (2004) propose une illustration intéressante sur les facteurs qui influencent la prise de décision du gouvernement fédéral. La figure 5.1 résume, de manière générale, l’ensemble des éléments psychologiques et contextuels mentionnés précédemment. Il importe de mettre en lumière le fait que les données probantes soient centrales dans un processus rationnel. Elles agissent néanmoins comme un élément parmi la multitude de facteurs considérés par les décideurs. Cette observation dénote l’importance relative des données probantes dans le processus d’intervention.

Le processus décisionnel du gouvernement fédéral est relativement similaire à l’illustration de Davies (2004), dans le sens où les éléments probants sont loin d’être le seul facteur considéré lors des prises de décisions. Les résultats d’entrevues ainsi que le Secrétariat du Conseil du trésor du Canada (2010) confirment cette observation. Le processus décisionnel du gouvernement fédéral est le résultat d’une combinaison d’« éléments probants, provenant tant de la recherche systématique que de l’expérience pratique, à une interaction complexe d’idées, d’intérêts, d’idéologies, d’institutions et de particuliers, qui

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déterminent quelles décisions sont prises aux niveaux politiques et administratives » (Conseil du Trésor du Canada Gouvernement du Canada, 2010). Toutefois, ce dernier précise que « selon les époques et les régimes, la structure du processus décisionnel et la manière de le gérer font qu’une importance plus ou moins grande est accordée aux éléments probants » (Conseil du Trésor du Canada Gouvernement du Canada, 2010). Il vient ainsi nuancer l’apport des données probantes dans le processus décisionnel. Ce dernier explique cette importance relative des données probantes par le contexte dans lequel se trouvent les décideurs. « Tout dépend des questions que doivent se poser les décideurs compte tenu des circonstances et du contexte afin de prendre les décisions qui conviendront le mieux à leurs programmes ou répondront le mieux aux attentes du grand public en matière de saine gouvernance » (Conseil du Trésor du Canada Gouvernement du Canada, 2010). Par ces propos, il apparait comme évident que pour les décideurs du gouvernement, la rationalité du processus décisionnel est relative. Plusieurs éléments, autres que les données probantes, sont pris en considération. Ces éléments varient selon l’époque et les enjeux abordés. Les données probantes peuvent ainsi être utilisées, ou non, dans le processus décisionnel du gouvernement fédéral.

Pour poursuivre sur le rôle du contexte dans la prise de décision, le choix d’un moyen d’intervention est le parfait exemple du fait que « la portée des activités du gouvernement est largement matière à des préférences personnelles » et non seulement d’utilisation des données probantes (Miljan, 2008). Celui-ci est abordé dans la thèse Carbon Pricing in Canadian Provinces : from Early Experiments to Adoption (1995-

Données probantes Jugement Ressources Habitudes et traditions Pragmatique et contiengence Groupe de pression Expérience et expertise valeurs

Figure 5.1 Éléments influents dans le processus de prises de décisions (tiré de Davies, 2004)

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2014), qui étaye les raisons de l’instauration d’un prix sur le carbone dans certaines provinces canadiennes. La sélection d’un instrument d’intervention publique se fait en fonction des particularités du contexte économique, des préférences politiques et des principaux émetteurs, conclut Houle (2015). Miljan (2008) ajoute à ce sujet que le choix des moyens d’intervention repose aussi sur le contexte historique, les idées et les croyances du gouvernement. Par conséquent, il va sans dire que l’intervention n’est pas seulement issue d’un processus rationnel basé sur l’efficience et les données probantes, mais également sur une vision basée sur des valeurs, croyances et principes politiques (Houle, 2015; Miljan, 2008; White, 2002). Les mesures d’intervention et les politiques adoptées par le gouvernement sont ainsi des choix normatifs. Le processus de prise de décision du gouvernement se résume ainsi comme le résultat d’obligations de gouverner et de survivre politiquement, où entrent en ligne de compte les croyances, les valeurs et les principes politiques des décideurs ainsi qu’une multitude de facteurs tels que les acteurs, institutions, idéologies, réseaux, contexte socioéconomique et événementiel. Les données probantes, dont prennent par les résultats des MEI, font partie des éléments considérés. Néanmoins, les composantes, qui influencent le processus décisionnel, n’ont pas toutes la même d’influence. En ce sens, Shaxson (2005) précise que « les données probantes sont une condition nécessaire, mais insuffisante, pour tous les processus de prise de décision ». Dans un même ordre d’idées, White (2002) affirme qu’« en réalité, les scientifiques et les fonctionnaires des gouvernements n’influencent pas les stratégies des changements climatiques parce que ce sont des enjeux trop controversés pour laisser les scientifiques et fonctionnaires déterminer les actions du gouvernement. » De ce fait, le gouvernement réduit le nombre d’alternatives possibles, rejette et accepte certaines données probantes spécifiques afin d’être en accord avec la finalité de l’intervention. Ces explications mettent en lumière les raisons pour lesquelles d’importantes options politiques et conséquences peuvent venir à être manquantes dans le processus décisionnel du gouvernement (Jones, 2002).

Spécifiquement au sujet de la lutte contre les changements climatiques, les données probantes ne sont pas toujours forcément dans l’intérêt du gouvernement. Face à un constant dilemme entre la nécessité d’emploi, le développement économique et la protection de l’environnement, le gouvernement va généralement opter pour le premier choix (Doern et Bruce, 1983). Jaccard (2016) aborde en ce sens dans son texte Is Win Win possible — can canada's gouvernement achieve is paris commitment… and. Il affirme que les interventions du gouvernement en faveur de politiques climatiques effectives et efficaces ayant pour but de réduire les émissions de GES sont inhérentes aux difficultés politiques (Jaccard et al., 2016). Alors que l’enjeu des changements climatiques se produit à l’échelle du long terme, les cycles politiques

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sont quant à eux basés sur une période de temps beaucoup plus courte. Cette distinction temporelle entre les deux enjeux fait en sorte que, d’un point de vue politique, les politiques climatiques ont généralement un ratio cout-bénéfice négatif (Jaccard et al., 2016). De plus, comme la population en générale n’est pas bien informée à ce sujet et qu’elle ne comprend pas nécessairement non plus les politiques actuelles, les politiciens ont tendance à profiter de cette situation pour être plus modestes dans leurs cibles et à créer des mesures d’interventions sans rigueur réelle (Jaccard et al., 2016).