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Chapitre 1 : Problématique et objectifs

1.3. Études phonétiques en Europe

1.3.1. Région parisienne

1.3.1.1. Remarques impressionnistes

1.3.1.1.1. Origine, vitalité et expansion géographique

Parmi les auteurs ayant formulé des remarques impressionnistes sur l’antériorisation de /ɔ/, ceux qui mentionnent son origine considèrent en général que le phénomène a émergé dans la capitale française (Morin, 1971; Gadet, 1992, 1997; Léon, 1996; Coveney, 2001; Lyche, 2010). Plusieurs associent plus généralement ce phénomène au français septentrional (Morin, 1971; Carton, 2000, 2001; Coveney, 2001). Carton (2000, 2001) rapporte aussi avoir entendu des variantes antériorisées de /ɔ/ à Nancy; quant à Coveney (2001), il en a relevé en Picardie et dans le Nord–Pas-de-Calais. L’hypothèse de Martinet (1957) quant à l’apparition de l’antériorisation de /ɔ/ semble admise par tous les auteurs susmentionnés, à l’exception de Léon (1996 : 211). Ce dernier l’interprète plutôt comme découlant d’« une certaine affectation, qui entraîne non seulement l’antériorisation de la prononciation du o ouvert inaccentué, mais aussi de toutes les autres voyelles du système ».

Pour ce qui est de la vitalité du phénomène, Morin (1971 : 55) constate une progression de l’antériorisation de /ɔ/ : il rapporte avoir observé « changes in speakers’ reaction to centralization; forms which were recognized first as not undergoing ɔ-centralization eventually became acceptable with an œ ». Gadet (1992, 1997) considère quant à elle que la tendance à l’antériorisation de /ɔ/ est désormais renversée et que c’est plutôt /œ/ qui tend vers [ɔ]. Carton (2001 : 8) juge plutôt que « [cette inversion] est loin d’être achevé[e], surtout en position inaccentuée ». Pour lui, l’antériorisation de /ɔ/ est en progression, plus spécifiquement en parole spontanée, chez les jeunes femmes. Lyche (2010) considère elle aussi que le phénomène est en progression en français moderne, quoique de façon inégale en fonction des classes sociales; toutefois, l’auteure ne détaille pas cette éventuelle variation diastratique.

1.3.1.1.2. Conditionnement social

La valeur indicielle de l’antériorisation de /ɔ/ et le contexte social de son émergence sont abordées un peu plus souvent que son origine; là encore, toutefois, aucun consensus ne se dégage. Certains auteurs interprètent le phénomène comme un trait caractérisant la classe ouvrière parisienne (Gadet, 1992, 19979; Coveney, 2001; Lyche, 2010). D’autres, toutefois, offrent une explication phonostylistique : ainsi, pour Carton (2001 : 9), l’antériorisation de /ɔ/, vue comme populaire il y a deux siècles selon Desgranges (1821), « a été ensuite considérée comme une variante snob, perçue comme une marque de préciosité inconsciente. Dans les milieux ‘branchés’, il semble plus chic de prononcer heume que

homme. [...] Prononcer meunnaie pour ‘monnaie’, eureilles ‘oreilles’ manifeste aussi un souci de bien

parler. » Ce passage illustre qu’un certain prestige pourrait être associé à l’antériorisation de /ɔ/. Enfin, Léon (1996 : 211) considère que l’antériorisation de /ɔ/ se manifeste « dans les parlers parisiens snobs, qu’ils soient populaires ou non ». Sur la seule base de ces remarques, l’existence d’une éventuelle stratification sociale du phénomène est loin d’être évidente.

1.3.1.1.3. Conditionnement interne

Le conditionnement phonétique de l’antériorisation de /ɔ/ n’est pas, lui non plus, décrit de la même façon par les auteurs d’études impressionnistes. L’effet des segments adjacents n’est abordé en détail que par Morin (1971 : 54), qui pose une règle phonologique optionnelle transformant /ɔ/ en [œ]. L’une des manifestations de cette tendance serait la graphie alternative de certains noms propres, comme Maurice / Meurisse. Certaines restrictions à cette règle phonologique sont énoncées par l’auteur : par exemple, en contexte post-vélaire, elle ne pourrait pas s’appliquer10. La règle d’antériorisation que suggère Morin (1971 : 55) est également bloquée dans le contexte où /ɔ/ figure en syllabe fermée par /ʁ/. Dans ce même environnement consonantique, l’auteur précise que l’antériorisation peut se réaliser si la syllabe est ouverte : cela serait toutefois « completely

9 Bien que Gadet (1992, 1997) ne fasse pas mention explicitement de cette association dans le texte de ses ouvrages, ces derniers sont explicitement consacrés au français populaire.

10 Dans une telle position, une prononciation [œ] de /ɔ/ entraîne, selon Morin (1971), la perception d’un « problème » avec la consonne précédente. En temps normal, cette dernière serait palatalisée devant une voyelle antérieure. Or, si cette palatalisation ne se produit pas, mais que la voyelle s’antériorise, l’impression auditive sera qu’il y a eu une erreur de production.

idiolectal », sauf pour les verbes se terminant en /ɔʁize/ ou en /ɔʁe/ ayant une forme historique en -/œʁ/, comme améliorer (meilleur), vaporiser (vapeur) ou extérioriser (extérieur). Dans ces mots, l’antériorisation serait quasiment lexicalisée. Précisons que dans ces cas, le phonème /ʁ/ n'appartient pas à la même syllabe que /ɔ/. Gadet (1992, 1997), à l’inverse, considère que l’antériorisation se produit « surtout devant [r] ([alœr] pour alors) ». On voit se profiler ici une certaine controverse quant à l’effet de la consonne /ʁ/ sur le lieu d’articulation d’un /ɔ/ la précédant, que remarque aussi Coveney (2001). Ce dernier rapporte cette absence de consensus et s’étonne de voir une opposition aussi paradoxale entre un /ʁ/ catalyseur et un /ʁ/ inhibiteur de l’antériorisation.

Du point de vue de la structure syllabique, Léon (1996 : 211) parle d’antériorisation spécifiquement pour le « o ouvert inaccentué ». Des exemples écrits (« petit rond pour potiron » et « Beaujelais ») relevés par Gadet (1992 : 33) sur des vitrines de Paris indiquent également qu’un contexte CV inaccentué serait propice à la manifestation de l’antériorisation de /ɔ/. Carton (2000 : 30) fournit lui aussi des exemples écrits du même genre, typiques, selon l’auteur, de la parole des gens de l’Est de la France : « Nous vous serions gré… (lettre administrative, Nancy 1998), des reuleurs [rollers], du

fromage leucal [local] (FR3 Nancy 1998) ». À l’oral, Coveney (2001 : 96) souligne que

l’antériorisation se produit fréquemment dans des mots ou des expressions comme communiquer,

économique et bon appétit. Il s’agit, de nouveau, de voyelles en syllabes ouvertes inaccentuées.

L’auteur (2001 : 97) souligne d’ailleurs qu’« it is probably significant that the occurrence of /ɔ/ [in these examples] falls in a non-final, hence normally unstressed syllable, and that the following syllables all include front vowels ». Il interprète l’antériorisation de /ɔ/ comme un exemple d’harmonie vocalique en français11.

Les études impressionnistes fournissent un premier aperçu de la vitalité et du conditionnement social et phonétique de l’antériorisation de /ɔ/, mais demeurent peu nombreuses (nous en avons recensé 8). Paris et ses environs ont toutefois aussi été le terrain d’enquête pour plusieurs autres auteurs travaillant à partir de corpus de parole, traités auditivement ou acoustiquement.