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Chapitre 4 : Discussion conclusive

4.1. Retour sur les hypothèses et limites des résultats

4.1.1. Effet de l’origine géographique

Les résultats rapportés dans le chapitre précédent indiquent que conformément à notre hypothèse de départ, la voyelle /ɔ/ a bel et bien une structure acoustique variant d’une ville à l’autre, notamment sur la dimension du deuxième formant. Une variation diatopique existe à la fois à une échelle micro- géographique, dans le domaine linguistique québécois, entre Québec et Saguenay, et à une échelle macro-géographique, entre Saguenay et Lyon.

4.1.1.1. Corpus C10-12

Au Québec, la fréquence de F2 est systématiquement plus élevée pour les voyelles produites par des locuteurs de la capitale que pour celles des locuteurs saguenéens, comme le montre le récapitulatif des moyennes marginales estimées présenté dans le Tableau 17.

VILLE 25 % 50 % 75 %

Saguenay [1127, 1222]1174 [1164, 1249]1207 [1222, 1301]1261 Québec [1244, 1339]1291 [1284, 1369]1327 [1316, 1396]1356 Différence (QC - SG) 117 120 95

Tableau 17 – Moyennes marginales estimées et intervalle de confiance à 95 % (en italique) pour F2 (en Hz) dans chacune des deux villes du Québec en fonction du point de mesure temporel - Corpus C10-12

La différence située entre 95 et 120 Hz qui a été détectée à tous les points de mesure pour le deuxième formant est plus importante que ce que nous avions envisagé. Comme l’effet du lieu d’articulation des consonnes adjacentes, qui sera abordé dans le détail ci-après, ne varie pas de façon marquée d’une ville à l’autre, nous en concluons que l’influence de la coarticulation est similaire entre les deux villes, et par conséquent, que la différence de F2 observée existe dans tous les contextes. /ɔ/ apparaît donc comme une voyelle plus antériorisée à Québec qu’à Saguenay. La trajectoire suivie par les formants entre 25 et 75 % de la durée vocalique est quant à elle très similaire dans les deux villes, tout comme la fréquence moyenne de F1 et de F3.

4.1.1.1.1. Comparaison avec les données antérieures

L’existence de l’antériorisation à Québec n’a été évoquée qu’assez indirectement auparavant : elle est abordée par Lamontagne (2015a) – la capitale constitue un des points d’enquête du projet PFC, auquel il a recours – et peut être supposée aussi à la lecture de l’étude de Martin (2002), qui évoque la présence du phénomène chez les locuteurs qu’il a enregistrés, quelques-uns étant originaires de la capitale nationale. Par ailleurs, Martin (1998) la mentionnait déjà chez des étudiants universitaires d’un autre corpus, cette fois-ci originaires de Québec pour la plupart. Les valeurs moyennes des fréquences formantiques chez nos locuteurs se rapprochent de celles rapportées par cet auteur, dont les deux études sont méthodologiquement similaires à la nôtre : les occurrences de /ɔ/ analysées par Martin (1998, 2002) ont été produites en syllabe CVC lors d’une tâche de lecture en laboratoire soumise à des étudiants universitaires dans la vingtaine. Par extraction automatique des données présentées dans les graphiques de Martin (1998)67, chez les hommes, le F2 moyen à 50 % de la durée vocalique est estimé à 1183 Hz et à 1337 Hz chez les femmes68. Dans l’étude de 2002, les valeurs moyennes rapportées sont respectivement de 1242 Hz pour les hommes et de 1356 Hz pour les femmes. Comme le montre l’Annexe 8, nous obtenons pour notre part des moyennes respectives de 1211 Hz et de 1429 Hz chez les hommes et les femmes de la capitale nationale. À travers les trois études, le F2 des hommes est similaire; celui des femmes, quant à lui, semble particulièrement élevé dans notre étude par rapport à celles de Martin (1998, 2002).

À Saguenay, l’antériorisation a seulement été notée par Paradis (1985), et, à nouveau indirectement, par Lamontagne (2015a), étant donné la présence de Chicoutimi parmi les points d’enquête du projet PFC. Étant donné la structure syllabique des mots utilisés dans le corpus C10-12, nous ne sommes pas en mesure de confirmer que, comme l’affirme Paradis (1985 : 149), la classe de mots (ɔrK) (où /ɔ/ est suivi de /ʁ/, puis d’une obstruente quelconque) suscite des voyelles particulièrement postérieures à Saguenay, ce qui serait un marqueur d’identité régionale. L’auteur affirme néanmoins qu’à l’époque, le système vocalique des jeunes saguenéens était en voie de s’aligner sur celui de

67 En effet, ces valeurs ne sont pas données directement par Martin (2002); nous les avons extraites des diagrammes biformantiques fournis par l’auteur pour chaque sexe à l’aide de l’application WebPlotDigitizer (https://apps.automeris.io/wpd/).

68 Ces moyennes sont fondées sur un ensemble de 10 mots, dont 5 sont fermés par /ʁ/; or, comme mentionné dans le Chapitre 1, ce contexte peut induire une diphtongaison de /ɔ/ et modifier sensiblement les valeurs formantiques (Arnaud et Riverin-Coutlée, 2014, 2016).

Québec et de Montréal, en dépit de quelques poches de résistance, comme la classe (ɔrK). Tout comme d’autres auteurs avant nous ayant mené des études similaires à la nôtre (par ex. Sigouin, 2013; Arnaud et Riverin-Coutlée, 2014, 2016; Riverin-Coutlée, 2015), nous avons relevé une importante différence entre les voyelles de Saguenay et de Québec, ce qui porte à croire que l’homogénéisation annoncée par Paradis (1985) est encore loin d’être effective.

Ces résultats sont les premiers à détailler une variation régionale au Québec pour l’antériorisation de /ɔ/; ils complètent en outre le portrait des différences vocaliques entre Québec et Saguenay amorcé par Leblanc (2012), Sigouin (2013), Riverin-Coutlée (2015), Riverin-Coutlée et Arnaud (2014, 2015) et Arnaud et Riverin-Coutlée (2014, 2016).

4.1.1.2. Corpus C16-17

À nouveau en conformité avec notre hypothèse initiale, la variation diatopique entre Saguenay et Lyon, à l’échelle macro-géographique, s’est également avérée importante, non seulement sur la dimension du deuxième formant, mais pour tous les paramètres considérés.

La première différence constatée entre le /ɔ/ à Lyon et à Saguenay réside dans sa trajectoire moyenne dans l’espace F1 × F2 : s’il se produit une antériorisation d’ampleur comparable entre 25 et 75 % de la durée vocalique dans les deux cas, l’évolution de F1 est nettement différente à Lyon.

Sur la dimension du premier formant, il existe une certaine tendance, à travers les points de mesure, à ce que les voyelles prononcées par les locuteurs saguenéens soient caractérisées par un F1 plus élevé que celles prononcées par les locuteurs lyonnais, ce qui indique un degré d’aperture potentiellement un peu plus grand à Saguenay. Ce résultat s’explique selon nous par le fait que les réalisations de /ɔ/ à Lyon pourraient tendre vers l’espace acoustique habituellement occupé par les voyelles mi-fermées en raison d’une tendance moins marquée à l’opposition /o/ ~ /ɔ/. Cette question sera abordée plus avant dans la section 4.2.3.

Quant à F2, en admettant toujours que ce formant permette d’approximer le degré d’antériorité des voyelles, les résultats présentés dans la section 3.2.2.2 indiquent qu’à travers toute la durée de la voyelle, /ɔ/ est une voyelle plus antériorisée à Lyon qu’à Saguenay, comme en témoigne le récapitulatif présenté par le Tableau 18.

VILLE 25 % 50 % 75 %

Saguenay [1201, 1277]1239 [1201, 1273]1237 [1266, 1338]1302 Lyon [1310, 1386]1348 [1336, 1409]1373 [1394, 1466]1430 Différence (LY - SG) 109 136 128

Tableau 18 – Moyennes marginales estimées et intervalle de confiance à 95 % (en italique) pour F2 (en Hz) à Saguenay et à Lyon en fonction du point de mesure temporel - Corpus C16-17

Une différence d’entre 109 et 136 Hz se manifeste dans les différents points de mesure et va systématiquement dans la même direction. Pour nombre de mots, le F2 des occurrences de /ɔ/ des hommes lyonnais atteint ou dépasse celui des voyelles produites par les femmes saguenéennes (voir

la Figure 28 et l’Annexe 10). Autrement dit, la taille d’effet de l’origine géographique dépasse dans plusieurs cas la taille d’effet du sexe. Ces faits confirment notre hypothèse initiale sur la variation diatopique dans le corpus C16-17 : /ɔ/ apparaît comme une voyelle plus antérieure en France qu’au Québec, du moins sur la base de nos observations à Lyon et à Saguenay. Dans cette optique, l’hypothèse d’une régression de l’antériorisation de /ɔ/ en français, avancée par Walter (1976), Lennig (1979) ou encore Gadet (1997), ne semble pas se vérifier à Lyon.

La valeur moyenne de F2 à 50 % de la voyelle à Lyon, rapportée dans l’Annexe 10, s’établit à 1490 Hz chez les femmes et à 1300 Hz chez les hommes. L’étude la plus récente qui se soit intéressée au français septentrional de France et qui rapporte des fréquences formantiques est celle de Woehrling et Boula de Mareüil (2007) : ces auteurs font état de valeurs moyennes de 1350 Hz chez les femmes et 1200 Hz chez les hommes. Il semblerait donc que les occurrences issues de notre corpus soient plus antériorisées que celles de Woehrling et Boula de Mareüil (2007). Cependant, la méthodologie employée par ces auteurs se distingue substantiellement de la nôtre : premièrement, ils ont relevé le F1 et le F2 moyen à travers toute la durée des occurrences de /ɔ/, toutes positions prosodiques et syllabiques confondues, récoltées dans six points d’enquête du nord de la France du corpus PFC, caractérisé par de la parole essentiellement spontanée. L’hétérogénéité des contextes considérés est donc importante par rapport à ce qu’on retrouve dans nos données, issues de syllabes (C)VC accentuées produites lors d’une tâche de lecture en chambre anéchoïque. Deuxièmement, les locuteurs considérés sont d’âges et de classes sociales beaucoup plus diversifiés que ceux de notre propre échantillon. En dépit de ces différences, nous estimons que nos données se rapprochent de celles de Woehrling et Boula de Mareüil (2007), mais il nous semble inapproprié de conclure à une antériorisation plus marquée à Lyon que dans le nord de la France en général.

Le troisième formant est également marqué d’une variation diatopique dans le corpus C16-17 : dans ce cas, à 25 et à 50 % de la durée vocalique, sa valeur moyenne est plus élevée à Saguenay qu’à Lyon, peu importe le sexe. Cette tendance existe également à 75 %, mais seulement pour les mots débutant par une consonne labiale. Nous émettons l’hypothèse que cette différence pourrait être induite par un degré d’arrondissement des lèvres variable dans les deux villes pour la voyelle /ɔ/. Par exemple, Lindblom et Sundberg (1971 : 1176), dans leur étude classique, indiquent que « "rounding" lowers all formant frequencies under all conditions ». En français, les études de Mantakas, Schwartz et Escudier (1986) et de Schwartz et al. (1993) montrent que F3 (et F4, par ailleurs) participent à la construction du contraste entre les voyelles antérieures arrondies et non arrondies (ex. /i/ ~ /y/, /e/ ~ /ø/...). En particulier, pour le contraste /i/ ~ /y/, Schwartz et al. (1993) mettent au jour l’existence d’une dynamique particulière liée à l’arrondissement des lèvres : on peut observer chez différents locuteurs deux stratégies de réalisation de /y/ par rapport à /i/ au niveau acoustique, soit a) un abaissement de F3 avec un F2 identique et b) un abaissement de F3 et de F2. Selon les auteurs, cette situation est liée à une interversion de F2 et de F3 chez certains locuteurs. Ainsi, en diminuant avec l’arrondissement des lèvres, F3 atteint parfois une fréquence si basse qu’il prend la place de F2, ce qui résulte en un F3 et un F2 plus bas pour /y/ que pour /i/. En somme, bien que cette littérature soit concentrée sur les voyelles antérieures, elle permet de penser qu’un degré d’arrondissement différent à Saguenay et à Lyon pourrait affecter F3, mais également F2. La variation diatopique observée dans

la présente étude pourrait donc relever à la fois d’un degré d’arrondissement variable et d’une position variable de la langue dans les deux villes.

Si la prise en considération de F3 pour la voyelle /ɔ/ est novatrice, il reste que la situation évoquée ci- haut doit être clarifiée. Dans le domaine acoustique, une technique comme celle employée par Harrington, Kleber et Reubold (2011) pour l’antériorisation de /u/ en anglais britannique pourrait être utilisée. Ces auteurs ont comparé le centre de gravité de la fricative /s/ dans les mots seep et soup pour savoir si /u/ était sujet à un désarrondissement, puisque l’anticipation du geste labial modifie la structure spectrale de /s/. Le corpus que nous avons utilisé contenant à la fois les mots sel et sol, ce type d’analyse pourrait être envisagé. Par ailleurs, des études articulatoires, potentiellement fondées sur des données audiovisuelles (comme le suggèrent Armstrong et Low, 2008), seraient nécessaires. Cette approche a notamment été exploitée par Harrington et al. (2011).