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Chapitre 4 : Discussion conclusive

4.1. Retour sur les hypothèses et limites des résultats

4.1.2. Effet du contexte consonantique

Les effets du contexte consonantique ont été pris en compte dans le corpus C10-12 tout comme dans le corpus C16-17, où l’inclusion de 51 mots et pseudo-mots additionnels, dont 5 de type VC (hoque,

honne, homme, hotte et ode), permet d’obtenir un portrait plus étoffé de la variation des fréquences

formantiques moyennes associée à l’influence du lieu d’articulation des consonnes adjacentes à /ɔ/. Nos résultats indiquent que notre hypothèse de départ était partiellement plausible : ainsi, les deux consonnes, antéposée et postposée, ont un effet sur la structure acoustique de la voyelle. Cependant, comme nous le verrons et contrairement à ce que nous anticipions, la consonne postposée n’a pas un effet plus marqué que la consonne antéposée. Dans l’ensemble, les effets du contexte consonantique sont identiques à Saguenay et à Québec pour le corpus C10-12, mais présentent certaines différences entre Saguenay et Lyon pour le corpus C16-17.

Dans le corpus C10-12, F1 est marginalement influencé par PRE_LIEU, alors que F3 reste relativement inchangé à travers les contextes consonantiques. L’augmentation du nombre d’occurrences considérées dans le corpus C16-17 explique sans doute l’apparition de tendances significatives pour ces deux formants, puisqu’elle améliore la puissance statistique. Dans le cas du premier formant, les voyelles qui ne sont précédées d’aucune consonne antéposée sont plus ouvertes, dans les deux villes, que toutes les autres. Tel que nous l’avons déjà mentionné dans la section 3.2.1, cette situation pourrait découler du fait que toute constriction dans le conduit vocal est inutile dans le cas où aucune consonne ne précède /ɔ/. À 50 % de la durée, cet effet disparaît. Au dernier point de mesure (voir Figure 34), les résultats indiquent une diminution de F1 au fur et à mesure que le lieu d’articulation de la consonne postposée recule. Cette même tendance, quoique non significative, se dessine également dans le corpus C10-12.

Pour ce qui est du troisième formant, toujours dans le corpus C16-17, les consonnes antérieures semblent favoriser un F3 élevé, du moins à Lyon à 25 et à 50 % de la durée vocalique. Cependant, l’effet le plus saillant est qu’à travers la durée de la voyelle et dans les deux villes, les consonnes postérieures, antéposées ou postposées, abaissent F3 par rapport aux autres environnements consonantiques. Dans le cas de la position antéposée, nos résultats s’inscrivent dans le prolongement

de ceux de Öhman (1965) et de Hillenbrand et al. (2001). Ainsi, dans une étude de cas sur les transitions formantiques dans des séquences V1CV2 en suédois, où C est une occlusive voisée, Öhman (1965 : 154) souligne que le F3 de V2 est plus bas lorsque /ɡ/ la précède. Hillenbrand et

al. (2001) identifient également une tendance similaire, quoique limitée, alors que la fréquence du

troisième formant des voyelles considérées est 0,9 % plus faible que la moyenne lorsqu’elles sont précédées de consonnes vélaires.

Le deuxième formant, quant à lui, varie considérablement d’un environnement à l’autre, et ce, dans les deux corpus. Sans surprise, F2 est plutôt influencé par la consonne antéposée à 25 % de la durée vocalique et par la consonne postposée à 75 %. À 50 %, le patron de l’effet de PRE_LIEU est toujours visible dans les deux corpus. Par contre, POST_LIEU n’a pas d’influence sur F2 à ce point de mesure dans le corpus C10-12, alors qu’il en a une, quoique limitée, dans le corpus C16-17.

Selon notre hypothèse initiale, nous nous attendions à un effet plus fort de la consonne postposée que de la consonne antéposée sur la base du principe selon lequel la coarticulation serait plutôt régressive que progressive en français (Chafcouloff et al., 1989). Or, il semble que nous ayons généralisé ce principe de façon indue. En effet, l’étude de Chafcouloff et al. (1989) est fondée sur des mots bisyllabiques de type V1C1C2V2. Les auteurs indiquent que V1 est davantage affectée par V2 que l’inverse, et en concluent à la prééminence de la coarticulation régressive. Vaissière (2006 : 101) souligne elle aussi que la syllabe finale, en français, est en position prédominante, et que les segments qui la composent sont plus susceptibles que les autres de propager leurs traits aux autres segments du mot. Cependant, ces constats s’appliquent dans le domaine intersyllabique et non intrasyllabique, alors que notre étude a porté sur ce dernier. Parmi les auteurs s’étant intéressés à l’antériorisation de /ɔ/, seuls Armstrong et Low (2008 : 439) supposent le primat de l’assimilation régressive dans le domaine intrasyllabique, soutenant leur postulat par la forte interdépendance existant entre le noyau et la coda d’une syllabe.

Deux faits contribuent donc à infirmer notre intuition initiale et la prémisse adoptée par Armstrong et Low (2008) quant à l’effet plus important de la consonne postposée par rapport à celui de la consonne antéposée : premièrement, il n’existe pas de différence marquée entre les effets des consonnes adjacentes aux points de mesure extrêmes (PRE_LIEU à 25 % et POST_LIEU à 75 %). En ce sens, nos résultats s’écartent aussi de ceux de Hillenbrand et al. (2001) pour l’anglais américain, ces auteurs ayant observé que les consonnes postposées influencent moins F2 que les consonnes antéposées. Deuxièmement, si l’assimilation est surtout régressive en français, on pourrait s’attendre à un fort effet du lieu d’articulation de la consonne postposée sur F2 à 50 % dans tous les cas. La dynamique de la coarticulation observée au point milieu de la voyelle /ɔ/ dans nos données est plutôt inverse. Il semble donc que, pour cette voyelle, la prédominance de l’effet de la consonne postposée ne soit pas opérante. L’absence remarquable d’intérêt pour la consonne antéposée dans la littérature antérieure contraste avec nos données, et il paraît désormais inévitable de la prendre en considération dans les études subséquentes portant sur l’antériorisation de /ɔ/.

En position antéposée comme postposée, le patron des effets de lieu d’articulation sur F2 comporte deux invariants, peu importe le corpus étudié : les occurrences les plus postérieures de /ɔ/ sont en

contact avec des consonnes labiales et les plus antérieures, avec des consonnes antérieures. Dans le corpus C16-17, les mots de structure VC, qui ne comportent pas de consonne antéposée, permettent de constater que lorsque /ɔ/ n’est pas soumis à l’influence de la coarticulation à l’initiale, son F2 moyen est équivalent à celui qu’il a lorsque précédé d’une labiale. On peut donc considérer que c’est dans ces deux contextes que les variantes les plus acoustiquement canoniques de la voyelle sont produites. Par ailleurs, le fait que l’antériorisation de /ɔ/ soit favorisée par les consonnes antérieures est concordant avec la littérature, Woehrling et Boula de Mareüil (2007), Armstrong et Low (2008) et Mooney (2016) ayant identifié le même effet dans leurs études. Toutefois, l’effet des consonnes labiales que nous relevons ne correspond pas entièrement à celui rapporté par Mooney (2016) : en position antéposée, les conclusions convergent, mais en position postposée, l’auteur soutient que les labiales et les antérieures influencent F2 d’une façon semblable en raison d’un « rétrécissement antérieur » (p. 73) qui caractériserait l’ensemble de ces consonnes. Si cette hypothèse se vérifiait, il nous semble alors que les labiales et les antérieures devraient avoir un effet identique de part et d’autre de la consonne, ce qui n’est le cas ni dans l’étude de Mooney (2016), ni dans la nôtre.

À première vue, le mouvement lingual joue certainement un rôle majeur dans l’effet différencié des lieux d’articulation, comme le suggèrent Armstrong et Low (2008). L’avancée de la langue requise par l’articulation de consonnes antérieures explique vraisemblablement l’augmentation du F2 de /ɔ/ que celles-ci entraînent. De même, puisque les consonnes labiales n’impliquent pas de déplacement de la langue, celle-ci peut se déplacer à l’arrière de la bouche pour produire un /ɔ/ postérieur. Cette intuition est confirmée dans l’étude classique sur la coarticulation en syllabe CVC de Stevens et House (1963), dans laquelle les auteurs remarquent une forte augmentation de F2 pour les deux voyelles postérieures arrondies étudiées (/u/ et /ʊ/) lorsque ces dernières sont en contact avec des consonnes antérieures. En comparaison, dans la même étude, ces voyelles, lorsqu’elles sont en contact avec des consonnes labiales ou postérieures, conservent un F2 proche de celui mesuré en contexte « nul » (/hVd/ en anglais américain)69. Hillenbrand et al. (2001), dont l’étude se veut une extension de celle de Stevens et House (1963), décrivent une situation semblable. Toutefois, ces auteurs montrent que les consonnes postérieures antéposées entraînent une augmentation de F2 par rapport aux labiales, quoique beaucoup moins conséquente que celle liée aux consonnes antérieures dans la même position.

Qu’en est-il alors des consonnes postérieures dans notre contribution? Le Tableau 19 rappelle les observations effectuées quant aux patrons des effets de l’environnement consonantique dans chacun des corpus. Étant donné la similarité des effets de PRE_LIEU et de POST_LIEU, ces facteurs n’ont pas été considérés séparément; en outre, le niveau PRE_LIEU = « aucun » a été laissé de côté pour une meilleure comparabilité entre les corpus. Dans le corpus C10-12, à 50 %, les consonnes postérieures n’ont pas d’effet clair par rapport à celui des deux autres types de consonnes, ce qui explique l’absence de coloration de la case.

69 Ce contexte « nul » est réputé susciter des voyelles aussi périphériques que des voyelles isolées (Peterson et Barney, 1952; Stevens et House, 1963). Ainsi, /u/ et /ʊ/ sont plus canoniques au point de vue acoustique lorsque suivies de consonnes postérieures et labiales que dans le cas où elles sont suivies de consonnes antérieures.

Point de mesure C10-12 C16-17 QC, SG SG LY/H LY/F 25% (L = P) < A L < P < A L < P < A L < P < A 50% L < A / P? L < (P = A) (L = P) < A (L = P) < A 75% L < (P = A) L < (P = A) L < (P = A) L < P < A

Tableau 19 – Patrons des effets du lieu d’articulation des consonnes adjacentes sur F2 en fonction du point de mesure, du corpus et du groupe spécifique

Les abréviations utilisées sont détaillées dans la section Convention et abréviations. Les patrons identiques sont colorés de la même façon. Le symbole ‘=’ indique une égalité statistique, alors que ‘<’ indique une différence significative. Le symbole ‘?’, quant à lui, signifie que la relation du lieu d’articulation par rapport

aux autres n’est pas évidente.

Alors que l’effet des consonnes labiales et antérieures est évident et identique dans tous les groupes des deux corpus, en position antéposée comme postposée, il est difficile de saisir la dynamique exacte associée aux consonnes postérieures. Trois faits émergent :

a) Les consonnes postérieures ont un effet différent chez les hommes et les femmes de Lyon à 75 %.

b) Les patrons coarticulatoires ne sont pas identiques à Saguenay entre les deux corpus. c) L’environnement consonantique affecte /ɔ/ différemment en France et au Québec.

Le fait a) sera abordé plus en détail dans la section 4.1.3. Quant au fait b), il pourrait être expliqué par le fait que les consonnes codées comme postérieures en position antéposée et postposée divergent. En effet, le /ʁ/, consonne uvulaire, ne figure qu’à l’initiale des mots roc, roches, rote et robes. La Figure 16 indiquait que ces mots avaient peut-être un comportement particulier par rapport aux autres dans la catégorie PRE_LIEU = « postérieur ». L’observation de l’effet aléatoire du MOT dans les modèles statistiques réalisés pour F2 indique en effet que même après la prise en compte de l’effet des consonnes postérieures, ces quatre mots contiennent des voyelles plus postérieures qu’attendu, comme en témoignent leurs modes conditionnels négatifs parmi les plus bas, illustrés dans la Figure 42.

Figure 42 – Modes conditionnels par MOT calculés pour F2 à 25 % (panneau de gauche) et à 50 % (panneau de droite) de la durée vocalique - Corpus C10-12

Les mots en rouge et en bleu ont respectivement un mode conditionnel inférieur et supérieur à 0.

Ces diagrammes suggèrent un fort effet postériorisant du /ʁ/ antéposé, déjà évoqué par Malderez (1995) comme un facteur conditionnant la postériorisation du schwa dans des mots comme

requin et décrit aussi par Mooney (2016) pour le /ɔ/ en Béarn. Il semble donc plausible que les

moyennes marginales estimées pour les consonnes postérieures soient artificiellement basses. En effet, 8 mots sur les 25 contenus dans le corpus C10-12 débutent par une consonne codée comme postérieure; en plus des 4 déjà mentionnés commençant par /ʁ/, on retrouve également cote, code,

coches et colle. Incidemment, cote, code et coches sont caractérisés par des modes conditionnels

positifs parmi les plus élevés. Le fait de scinder le codage des consonnes postérieures en deux catégories de PRE_LIEU, /ʁ/ et /k/, aurait possiblement conduit à l’observation, à Saguenay pour le corpus C10-12, d’un patron L < P < A (en vert dans le Tableau 19) à 25 % et L < (P=A) (en bleu dans le Tableau 19) à 50 %, comme pour le corpus C16-17. En effet, dans ce dernier, l’influence de /ʁ/ dans la catégorie PRE_LIEU = « postérieur » est amoindrie par la présence de 12 mots supplémentaires débutant par /k, ɡ/, même si son effet postériorisant demeure évident, comme le montrent les modes conditionnels par MOT pour F2 à 25 et à 50 % présentés dans la Figure 43.

Figure 43 – Modes conditionnels par MOT calculés pour F2 à 25 % (panneau de gauche) et à 50 % (panneau de droite) de la durée vocalique - Corpus C16-17

Les mots en rouge et en bleu ont respectivement un mode conditionnel inférieur et supérieur à 0.

Le fait c), quant à lui, émerge de l’analyse du corpus C16-17 seulement et ne dépend pas de la proportion relative des mots commençant par /ʁ/ par rapport au nombre total de mots. L’analyse des facteurs internes dans le cadre de la présente étude aura permis de déceler une variation diatopique située au-delà des seules valeurs moyennes des fréquences formantiques dans les villes considérées. D’autres comparaisons entre la France et le Québec devront être faites pour vérifier si l’effet du lieu d’articulation des consonnes adjacentes diverge aussi d’une variété de français à l’autre pour des voyelles autres que /ɔ/.