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Chapitre II. Des relations plurielles

3.2. La religion

Les premiers récits des hommes et des dieux ont évolué avec la construction des sociétés en récits unificateurs, sous forme de spiritualités ou de religions. Ce sont là des systèmes plus codifiés de notre relation au divin, mais qui portent toujours en leur sein des éléments importants quant à la relation à la nature.

La religion est entendue ici plutôt comme spiritualité, non pas avec un caractère dogmatique mais au sens de système de représentation et d’explication du monde, qui a un impact sur la toile de fond culturelle. Elle agit comme une forme de cosmogonie commune, de formulation du monde qui nous entoure. En tant que tel, elle a nécessairement un impact sur la perception, et le comportement de l’homme vis-à-vis de la nature. Elle agit aussi comme sorte de guide moral, de précepte quant au comportement à adopter. Par exemple, le christianisme se place dans une logique très verticale, là où le protestantisme vient pulvériser la hiérarchie instaurée. Jean Viard souligne bien cette différence, d’autant plus intéressante à constater que nous parlons d’un schisme religieux, conceptuel, et non pas de deux religions ou spiritualités qui n’auraient rien en commun :

« Le protestantisme est aussi destruction de la hiérarchie traditionnelle catholique qui plaçait, entre Dieu et Sa créature, une quantité d’intermédiaires : saints, bienheureux, pontifes, dont l’histoire constituait une bonne partie de l’iconographie chrétienne. Or, c’en est fini, ou quasiment, dans les pays protestants, de cette prolifération d’images hagiographiques. […] Désormais, Dieu n’est plus une

114 sorte de super Jupiter assis sur un nuage ; mais il reste “incompréhensible tellement sa majesté est cachée bien loin de tous nos sens” (Calvin). » 83

Ce que nous rappelle ici Jean Viard c’est que la cause principale du schisme protestant est la volonté de rapprocher l’homme de Dieu, de supprimer les intermédiaires multiples dans le christianisme. Il s’agit donc en premier lieu d’une révolution dans le rapport de l’homme à l’institution religieuse. Mais cette révolution conceptuelle n’est pas sans conséquence non plus sur la perception de la nature. La figure d’un Dieu, distant et distinct de l’humanité par les différentes hiérarchies menant à sa connaissance fait disparaître en tant que tel le Dieu omniprésent et omnipotent posant depuis en haut un regard sur les choses du bas. Le protestantisme sort Dieu de sa position de figure supérieure, absente du monde des humains, dans laquelle le place le christianisme, et met la présence de Dieu en toute chose sur Terre. Il en résulte une sacralisation de la nature, qui est une des représentations de Dieu.

Le caractère vertical de la relation de l’homme à la nature est quant à lui inscrit dans les textes sacrés de la religion chrétienne, dès la Genèse même :

« 26 : Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur les reptiles qui rampent sur la terre.

27 : Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, et il créa l’homme et la femme. 28 : Dieu les bénit et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »84

Le texte semble a priori relativement limpide quant aux consignes données par Dieu à l’homme, ce dès le commencement de l’humanité. Mais deux interprétations assez différentes de cette injonction divine ont été formulées. En effet, il est possible d’y lire, très littéralement, que la nature est à la disposition du bon vouloir de l’homme, et même qu’il lui est enjoint de la dominer. C’est ce que John Baird Callicott nomme « l’interprétation despotique » : « Les

intentions divines semblent claires : l’homme est le maître et la nature l’esclave, puisque l’homme n’est pas seulement appelé à dominer la terre, mais qu’il lui est expressément enjoint de la soumettre […] comme si la nature, sortie indisciplinée des mains de Dieu, avait besoin d’être dressée pour s’accomplir. »85. Dans cette interprétation, le présupposé de départ est celui de la relation dominant / dominé, dans laquelle l’homme s’impose comme un despote, qui ordonne la nature comme il le souhaite, et la domine comme bon lui semble. Dès

83 Jean Viard, Penser la nature, Editions de l’Aube, Avignon, 2012, p.98

84 La Bible en vers, Tome 1, La Genèse, Chapitre I, Golias, Villeurbanne, 2013, p.24 85

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lors, dans une telle lecture, la religion légitime absolument l’action de l’homme sur la nature, sa domination absolue, et l’absout de manière inconditionnelle, quelle qu’en soit la nature.

Mais John Baird Callicott propose une autre lecture de la Genèse, ou plutôt une lecture plus approfondie. De fait, sans aller jusqu’à la dialectique hégélienne, une relation de domination implique aussi une forme de responsabilité envers l’objet de la domination. C’est ce qu’il appelle l’« interprétation de l’intendance » : Dieu ne confère pas à l’homme une liberté absolue quant à la nature, il lui confère la responsabilité de sa bonne gestion, et donc un devoir associé : « [E]tre créés à l’image de Dieu ne confère pas seulement aux êtres humains

des droits et des privilèges exceptionnels, mais des devoirs et des responsabilités tout aussi exceptionnels. »86. Etre l’image de Dieu ne signifie pas agir selon son bon vouloir mais aussi agir avec responsabilité, sagesse et omniscience. Cette notion de responsabilité dans la gestion des ressources, dans l’usage de la Terre, est aussi prôné par une autre religion monothéiste, l’Islam, qui partage aussi avec le christianisme la notion de création divine dont l’utilisation est donnée à l’homme :

« C’est à Dieu, “qui a créé toutes choses” (Coran 25 : 2), qu’appartient “ce qui est dans les cieux, ce qui est sur la terre, ce qui est entre eux deux, ce qui est sous la terre” (Coran 20 : 6 ; 30 : 26). La volonté divine est donc le préalable nécessaire à l’approvisionnement suffisant de tous les êtres vivants. “Qui vous a donné la terre pour lit de repos et qui y a tracé des chemins pour vous? Qui fait descendre du ciel l’eau avec laquelle il produit les espèces de plantes vivantes ? Nourrissez-vous et paissez vos troupeaux. Il y a dans ceci des signes pour les hommes doués d’intelligence” (Coran 20 : 53). » 87

Dans les préceptes islamiques comme chrétiens, la volonté divine reste première, et Dieu étant à l’origine de la création, ne pas prendre soin de cette création est une forme d’affront à Dieu.

Quelle que soit au demeurant la lecture des textes, la nature dans la religion chrétienne est une nature gérée, domestiquée et humanisée. L’homme est enjoint de gérer la nature, ce qui nous renvoie à l’idée que la nature sauvage, non humanisée, est une nature qui va à l’encontre de la volonté divine. Le point commun de ces deux lectures est la sacralité conférée à la nature, mais à une nature bien particulière, la nature domestiquée et humanisée, assimilant en creux la nature sauvage à une forme de diabolisme.Les récits religieux sont de puissantes mythologies sur lesquelles se construisent nos sociétés, par-delà le fait religieux lui-même. Loin de n’être

86 Ibid., p.87 87

Dominique de Courcelles, « Traditions sapientielles, équité démocratique : quel développement « vraiment durable » ? », Vraiment durable 1/2012 (n° 1), p. 41-54

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que des récits constitutifs des religions, ils construisent aussi une lecture commune du monde. Prenons à cet effet l’exemple de la perception de la forêt en lien avec l’Eglise.

L’imaginaire collectif a pendant longtemps perçu une nature peuplée d’êtres vivants, et vivante elle-même. Elle est habitée d’esprits qui la protègent, lui donne vie. L’imaginaire autour de la forêt en Europe est intéressant à cet égard, construit autour d’êtres la peuplant et lui donnant vie, lieu de mystère et d’intrigue. La forêt est un domaine, une zone de non-droit, qui ne se régit pas facilement par les hommes, que ce soit par le droit civil ou le droit canonique. Véritable barrière de l’Eglise pendant très longtemps, la forêt se soustrait aux lois habituelles. En Angleterre, les terres forestières sont confisquées pour la royauté et régies par un corpus de lois spécifiques, les lois de la forêt, mais la forêt reste en définitive un territoire surtout dominé par la loi de la nature. Sanctuaire naturel peuplé de bêtes sauvages, mais aussi territoire sacré et mystique, lieu de courage, d’ermites et d’hors-la-loi, la forêt et l’évolution de sa conception pourrait être pour ainsi dire un concentré de perception de la nature, un exemple représentatif du caractère mystique, attirant, insupportable pour les pouvoirs en place, un lieu naturel dans toute sa splendeur qui arrivé à l’âge de la raison de l’homme a quasiment entièrement disparu. De fait, aujourd’hui la totalité des forêts existantes en France et dans le monde ne sont plus des forêts primaires, il, s’agit de forêt replantées. Les trois plus grandes forêts primaires subsistant dans le monde sont situées en Amazonie, en République démocratique du Congo et en Indonésie. En Europe, seules de rares poches de forêts primaires existent encore, les plus importantes étant situées en Scandinavie et en Finlande (respectivement 100 000 et 99 000 hectares). En France la surface totale ne dépasse pas 1 000 hectares, la plus grande étant située dans les Vosges. 88

Le shintô comporte lui aussi une valeur très spécifique accordée à la nature. Dans la spiritualité shintô, les divinités sont des kamis, des esprits divins qui peuplent tous les êtres naturels. Chaque élément naturel est donc respecté comme divin, une place toute particulière étant accordée aux arbres, sacrés dans le shintô. Si aujourd’hui la religion se pratique dans des temples c’est par l’influence du bouddhisme, qui a formé un syncrétisme avec le shintô au Japon puisqu’une grande partie de la population se revendique aujourd’hui des deux religions. La spiritualité shintô se pratiquait avant dans des clairières, en pleine nature, là où la nature elle-même signalait des endroits particuliers par sa physionomie, en pleine communion avec

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les kamis. Plus encore, dans la spiritualité shintô, qui comporte de forts accents animistes par la vie qu’elle confère à des entités considérées comme sans vie par d’autres cultures, il n’y a pas de discontinuité physique entre les kamis, les divinités et aussi êtres naturels, et les êtres humains, comme le rappelle Jean Herbert :

« L’homme est indissolublement lié au Kami par des liens à la fois biologiques et spirituels. En lui coule le même sang divin qui coule aussi dans les animaux, les plantes, les minéraux et toutes autres choses dans la Nature… Homme, terre, montagne, rivière, vallée, brume, arbre, herbe sont tous hara-

kara, frères-nés-du-sein-de-la-Mère-divine. »89

S’instaure ainsi un rapport triangulaire tout à fait particulier entre l’homme, la nature et les divinités. Cette triangularité s’est développée dans le shintô et prolongée dans la rencontre syncrétique avec le bouddhisme. Arrivée au VIème siècle par la Corée, le bouddhisme fut progressivement assimilé à la culture japonaise, en vase clos en raison de la quasi absence de contacts avec les pays de religion similaire. Au caractère divin des êtres naturels, les kamis, s’ajoute leur caractère de bouddhéité, Bouddha étant en toute chose :

« [Le bouddhisme] fut modifié par l’atmosphère intellectuelle du shinto en arrivant au Japon. Le shinto (un mot qui provient du chinois shin tao, et qui signifie “la Voie des Dieux”) considère que le monde naturel est saturé de kamis, ou dieux, qui ne peuplent pas seulement le ciel et les couches supérieures de l’atmosphère, mais aussi les montagnes, les ruisseaux, les lacs, les arbres et les cavernes. […] La considération pour les êtres doués de sensation (qui, en Inde, avaient été admis avec condescendance sur le long et difficile chemin de l’Eveil) s’étendait au Japon aux plantes comme aux animaux. Et les êtres vivants naturels, plutôt que d’être considérés par les bouddhistes japonais comme s’ils se tenaient à un degré inférieur de l’Eveil, furent élevés au statut de bouddhéité. »90

Le syncrétisme japonais accorde ainsi une valeur tout à fait particulière aux êtres naturels, qui sont des divinités à part entière, et même des bouddhéités qui loin d’être des êtres inférieurs aux hommes guident celui-ci sur le chemin de l’Eveil. La nature accompagne l’homme sur le chemin du satori, l’éveil épiphanique, mais elle est aussi source du salut. Ainsi, la nature n’est pas uniquement un objet sacré de vénération mais aussi salvatrice.

Cela confère à la nature une dimension de sacralité tout à fait spécifique. Si dans le protestantisme Dieu est en toute chose, éclatant ainsi la perception d’un dieu dominant la nature, la spiritualité japonaise octroie à cette nature divinisée un rôle de guide vers la spiritualité. Néanmoins, si la forme de la sacralité varie en fonction de la spiritualité et avec l’appréhension de la chose sacrée, parfois création donnée à l’homme par un Dieu inaccessible, manifestation quotidienne du divin, ou guide spirituel sur le chemin de la divinité, le caractère sacré conféré à la nature par les spiritualités est, lui, une constante.

89 Jean Herbert, Aux sources du Japon : le Shintô, Albin Michel, Paris, 1964, p.17-18, citation de Chikao

Fujisawa, philosophe, auteur notamment de Zen and Shintô: the Story of Japanese Philosophy, Westport, Greenwood Eds, 1971

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S’agit-il d’un moyen d’expliquer des forces qui nous dépassent ? Un moyen de donner du sens à des évènements inexplicables, et même à l’origine du monde ? L’« enchevêtrement du

sacré et du profane »91 selon l’expression de Jean-Pierre Berthon propre à la spiritualité japonaise apporte aussi une clé d’entrée spécifique et intéressante. Car si la religion confère indéniablement un caractère sacré à la nature, de manière différente selon les religions, cela pose nécessairement la question de l’impact de la sécularisation progressive des sociétés. Ce caractère sacré donne une valeur toute particulière à la nature, et donc le retrait d’une forme de sacré lié à la religion pose la question de la valeur intrinsèque que nous pouvons accorder à la nature en dehors de la spiritualité. De fait, la nature est aujourd’hui, par la progression des sciences et de la technologie, à la portée de l’homme. Il peut la comprendre, et même la transformer par son action. La progression des explications que l’homme est capable d’apporter à des questions auparavant insolubles peut expliquer le recul du domaine du spirituel, mais dans un mouvement de réciprocité, il est aussi porteur de lourdes conséquences sur la perception de la nature, reclassée depuis une forme du divin à un simple objet à portée de main. Si le caractère sacré de la nature est inextricablement lié à une forme de spiritualité, comment reconstruire une forme de sacré dans des sociétés séculaires, et ainsi redonner une valeur à la préservation de la nature ?

3.3. A l’intersection entre nature et culture : le

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