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Chapitre I. Une histoire commune ?

3.2. L’aporie homme nature

Le caractère résolument contraignant des motifs énoncés explique pour partie notre incapacité à avoir modifié le cours de notre action, tout en sachant que celle-ci mettait en danger notre capacité à poursuivre notre vie en tant qu’être biologique vivant en symbiose avec un milieu naturel dont il fait partie. La mise en lumière du caractère contraignant de ces motifs pourrait à elle seule témoigner de la grande difficulté à modifier le cours d’une action beaucoup moins superficielle qu’elle ne le semble de prime abord. Mais il faut ajouter à cela le caractère aporique de la relation entre homme et nature, se caractérisant par la difficulté à trouver à trouver un consensus, ne serait-ce que dans les termes employés pour décrire la nature en crise et l’homme par rapport à cette nature. Loin d’être symbolique, la profusion de termes décrivant des réalités et des postures différentes atteste de la difficulté de construire une vision commune. Si la posture de l’homme au sein et par rapport à cette nature est problématique, cela se décline nécessairement dans l’appréhension de la crise majeure à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. Ainsi, et les concepts de la nature en crise, et donc la caractérisation de la nature de la crise, et le cours de l’action à mettre en place pour remédier à cette situation posent problème, laissant ainsi entrevoir une forme d’impasse.

3.2.1. Des concepts de crises non partagés

Le constat d’un impact de plus en plus important de l’action de l’homme sur la nature, doublé de celui de la rétroaction de cet impact, a amené logiquement la prise de conscience d’une crise du rapport entre l’homme et la nature, l’état de fait actuel ne pouvant se poursuivre dans le long terme sans de lourdes répercussions humaines. Mais nous l’avons vu, cette prise de conscience n’est pas nouvelle, et l’absence de changement de trajectoire peut s’expliquer par des motifs qui ne sont pas si superficiels qu’ils n’y paraissent. Au constat d’une situation de crise succèdent donc les explications de l’état de fait (les motifs) mais aussi les propositions de solution, lesquelles prennent la forme de la formulation de nouveaux paradigmes. Au cœur de notre relation à la nature se situe notre représentation de la nature, esquisser une solution requiert alors de proposer des formes de perception différentes, en capacité de proposer des rapports nouveaux. Cela n’est pas chose aisée car, comme nous l’avons vu, la représentation de la nature renvoie à des représentations humaines. Les essais de redéfinition de la nature cherchent ainsi à intégrer la nature en crise mais peinent à placer l’homme par rapport à cette

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dernière, en témoignent les concepts de la nature en crise : l’environnement, l’écosystème, l’écologie et le développement durable.

Environnement

Le terme d’environnement n’est pas un terme nouveau, mais son acception a considérablement évolué au cours du temps. Si l’on en retrouve des traces au Moyen-Âge, en tant que « trajectoire circulaire », le terme semble disparaître par la suite de l’usage dans la langue française. En revanche, dans la langue anglaise, dès le XVIIème siècle, le terme

environment est utilisé pour désigner « le milieu dans lequel nous vivons ». Si le terme est très

présent dès le XIXème siècle dans la langue anglaise, avec son acception actuelle, en France c’est le géographe Vidal de la Blache qui le réutilise en ce sens.46 Ainsi, l’acception actuelle, comprenant deux aspects : celui de la spatialité (ce qui nous entoure) et celui de la biologie fonctionnelle (ce dont l’homme dépend) n’est usité qu’à partir du XIXème siècle, ce qui n’est pas surprenant puisque coïncidant avec les premiers constats d’impacts humains de grande ampleur sur la nature. Sa popularisation en France à partir des années 1960 lui donne une historicité, le terme devant être lu dans un contexte de prise de conscience des dégâts provoqués par l’homme. La critique majeure de cette représentation de la nature en crise tient justement à sa spatialité, trop anthropocentrée : le point de départ reste l’homme, qui est entouré d’un monde naturel, rendu un et indifférencié par ce terme englobant. Il peut en ce sens être un peu trop réificateur, donnant à voir un ensemble d’objets séparés et distincts de l’homme, effaçant le côté systémique de la nature. Mais ce serait oublier le deuxième aspect du terme, qui traduit plus la co-dépendance et explique peut-être qu’en dépit des nombreuses critiques, le concept existe encore. Il n’en reste pas moins foncièrement aussi nébuleux que le terme de « nature » lui-même, ayant cependant le mérite de donner à voir une nature différente, fragile et comme à la merci des activités humaines.

Ecosystème

Le terme d’« écosystème » est une contraction de l’expression « ecological system », qui a été utilisé par Roy Clapham pour la première fois en 1930, puis précisé par le botaniste Arthur Tansley en 1935 en ces termes :

46 Jean-Paul Deléage, « Environnement – Un enjeu planétaire », Encyclopaedia Universalis, [en ligne], consulté

le 29 août 2016 http://www.universalis.fr/encyclopedie/environnement-un-enjeu-planetaire/1-le-mot-et-son- histoire/

76 « Un système entier (au sens physique du terme), comprenant non seulement la complexité des organismes mais aussi l’ensemble des facteurs physiques, formant ce que l’on appelle l’environnement du biome … Les systèmes ainsi formés sont, du point de vue de l’écologue, l’unité de base sur la surface de la Terre … Ces “écosystèmes”, ainsi que nous les appelons, existent dans les formes et les tailles les plus variées. Ils forment une catégorie de la multitude des systèmes physiques de l’univers, ces derniers étant à la fois l’univers dans son entièreté, jusqu’au plus petit atome. » 47

L’intégration, au sens d’une même unité physique des organismes mais aussi des processus biologiques, physiques et chimiques, afin d’en avoir une description et une compréhension systémique paraît alors à Arthur Tansley et ses confrères être une évidence, mais elle révolutionne notre manière d’appréhender les processus naturels. Si la première définition qui en est donnée est assez large, elle sera précisée par la suite et permet d’appréhender différemment le monde qui nous entoure, comme étant effectivement et scientifiquement, la résultante d’interactions complexes d’écosystèmes équilibré par tous les organismes le peuplant mais aussi par les interactions entre ces organismes.

La notion d’« écosystème » replace l’homme au cœur de la nature et des processus naturels, parce qu’il influe de fait sur la majeure partie de ces processus naturels du fait de son activité, ce parfois sans même connaître la nature de son influence.

Ces deux nouvelles formes de perception de la nature sont intéressantes car elles apportent chacune leur pierre à l’édifice d’un nouveau regard sur l’action que l’homme a à l’égard de la nature. D’un côté, le terme d’environnement a un apport quasi moral, au sens de préservation de l’environnement, de l’autre la notion d’écosystème renouvelle la compréhension scientifique de la nature. Mais l’apport reste fondamentalement différent, et pose donc la question de la réalité du changement de perception. Le terme d’environnement, étant plus usité sur un plan global pour répondre à un impact humain global sur la nature, est presque doté d’une qualification morale creuse dans la mesure où il reste très anthropocentré. A l’inverse, la notion d’écosystème a très peu imprégné nos considérations morales par rapport à la nature tout en changeant le focus de la question. De fait, n’étant pas capable de concevoir la nature en dehors du prisme de notre perception, sommes-nous en capacité de sortir de l’anthropocentrisme ? Dans quelle mesure faut-il et peut-on penser une valeur intrinsèque à la

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Arthur Tansley, “The use and abuse of vegetational concepts and terms”, cité par David G. Raffaelli, Christopher L. J. Frid, Ecosystem Ecology: A new synthesis, Cambridge University Press, New York, 2010, p.3, Traduction de l’auteur: “[T]he whole system (in the sense of physics), including not only the organism-complex,

but also the whole complex of physical factors forming what we call the environment of the biome… It is the systems so formed which from the point of view of the ecologist are the basic units of nature on the face of the Earth … These ecosystems, as we may call them, are of the most various kinds and sizes. They form one category of the multitudinous physical systems of the universe, which range from the universe as a whole down to the scale of the atom.”

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nature ? Sans entrer dans les enjeux de désirabilité d’un tel modèle, sommes-nous même capables avec Arne Naess d’envisager « un droit égal à vivre et à s’épanouir [à tout être

vivant] » 48 ?

Au-delà des nouvelles formes de conception de la nature, essayant de répondre à cette « crise

d’objectivité » à laquelle nous sommes sujets, de nouvelles propositions de formes d’action se

font aussi jour, pour essayer de changer le cours de notre action.

Ecologie

Le terme d’« écologie » a évolué pour progressivement signifier à la fois la discipline scientifique mais aussi la conviction morale, partisane voire politique, de la défense de enjeux environnementaux. Cette ambigüité fondamentale se révèle compliquée dans la traduction d’une action concrète, impliquant que le discours partisan serait teinté d’une forme de science, et le discours scientifique d’une forme de partisanisme :

« L’écologie scientifique, qui se revendique comme une discipline à part entière au même titre que l’embryologie ou la paléontologie, entretient fatalement un rapport ambivalent avec le mouvement social qui porte le même nom et qui la suit comme son ombre. En règle générale, les scientifiques qui pratiquent l’écologie comme discipline tiennent à se démarquer de l’écologie comme mouvement. La terminologie enregistre cette volonté puisqu’on distingue l’écologue, instruit en écologie, de l’écologiste, partisan de l’écologisme. » 49

La terminologie « écologue » et « écologiste » sépare clairement les deux, le scientifique et le politique, mais la domination du champ restant la même, il y a toujours un soupçon quant à celui auquel nous nous adressons, même si ce soupçon est injustifié. Si nous nous concentrons sur l’écologie en tant qu’idéologie, les trois arguments répertoriés par Kate Soper sont 1. L’argument esthétique 2. L’argument de la valeur intrinsèque 3. L’argument de l’utilité. 50 L’argument esthétique et l’argument de l’utilité posent tous deux le problème de la perspective anthropocentrée, il s’agit de préserver la nature pour une utilité ou un usage de l’homme. L’argument esthétique pose un problème qui lui est spécifique et qui entre en contradiction avec celui de la valeur intrinsèque : si nous pensons une nature qui a une valeur

48 John Baird Callicott, Article « Environnement », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la

direction de Monique Canto-Sperber, Presses universitaires de France, volume 1, 4ème édition, Paris, 2014, p.641

49 Jean-Marc Drouin, Réinventer la nature, L’écologie et son histoire, Desclée de Brouwer, Paris, 1991, p.22 50 Kate Soper, What is nature? Culture, Politics and the Non-Human, Blackwell Publishing, Oxford, p.252: “- The aesthetic argument ‘nature should be preserved for the same reasons we want to preserve a work of art: because of the delight and inspiration it provides.’

- Intrinsic worth of nature ‘nature should be preserved not as a mean to any human end […] but because it is inherently valuable as nature’

- Utility: ‘we have a duty to conserve the resources of nature because they are essential to all human life both now and in the indefinite future’ ”

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en dehors de celle que l’homme lui confère (le pouvons-nous ?), alors nous ne pouvons lui attribuer des mérites esthétiques subjectifs. Nous voyons ainsi rapidement, le discours idéologique est pris dans une contradiction : pour atteindre un objectif de préservation, il est obligé de repasser par le même discours qu’il essaie d’éliminer en abordant les contributions de la nature à l’homme.

Développement durable

Le concept de développement durable a, pour sa part, un point de départ tout à fait clair et revendiqué : le développement. Concept qui est déjà loin de faire consensus en lui-même, le postulat du développement économique étant déjà lourd de sens. Le point de départ est donc la continuité du développement économique des sociétés humaines, mais dans une perspective de durabilité, qui vise à ne pas empêcher les générations futures de pouvoir bénéficier des mêmes opportunités. Se pose ici deux problèmes : celui de la temporalité et celui de la place de l’innovation. La temporalité de l’économie est relativement courte comparée au temps humain, de son vivant une génération a le temps de connaître plusieurs périodes de prospérité et de crise, accélérée encore par le progrès technologique. Comment une temporalité supra- accélérée telle que celle-ci peut coexister avec une temporalité de la nature qui est de tellement longue durée qu’elle nous dépasse à l’échelle de la vie humaine ? Deuxième problème, celui de l’innovation : le développement économique est basé sur des ruptures, qui sont généralement technologiques mais peuvent aussi être des innovations de procédé. Comment un système reposant sur des principes de palier et de ruptures tels que ceux-ci peut- il intégrer dans son fonctionnement les dommages causés à la nature ?

Les concepts de crises et de sortie de crise sont faibles dans leur capacité à faire consensus et à formuler quelque chose de radicalement nouveau qui puisse s’enraciner et changer en profondeur notre action vis-à-vis de la nature. La divergence des termes employés met en évidence la différence de perceptions de crise et des rationalités à l’œuvre. Même en admettant que le constat de crise soit partagé, le caractère aporique des réponses que nous sommes en mesure de formuler (comment l’homme peut percevoir la nature sans se placer en son centre) met bien en évidence une impasse. Nécessairement, cela fait place à des dialogues inopérants car portant sur des réalités qui ne sont pas partagées.

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Ainsi, les formes de dialogue se heurtent à de multiples obstacles, mettant en lumière des rationalités foncièrement opposées. Premièrement, le concept même de crise n’est absolument pas communément partagé, sur le sujet du changement climatique, les discours climato- sceptiques ont encore une audience importante (relative en France mais beaucoup plus importante aux États-Unis par exemple), entretenant le doute sur les modifications climatiques sans précédent et sur la responsabilité des activités humaines. Deuxièmement, quand le constat de crise est partagé, celui de la nécessité de modifier le cours de l’action ne l’est pas forcément : la foi en la capacité de la technologie d’amender les erreurs du passé reste encore extrêmement palpable. Et même lorsque le constat et de la crise et de la nécessité de l’action est partagé, les solutions à mettre en œuvre ne font pas consensus, chacun privilégiant des solutions mettant à moindre mal son intérêt propre. Mais prenons un exemple, avec le principe de précaution, qui illustre bien les différences de temporalité et la difficile prise de position.

L’exemple du principe de précaution

Le principe de précaution illustre à merveille le type de problèmes face auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Ce principe a été appelé de ses vœux, pour une application dans chacun des pays, dans la Déclaration de Rio, à l’issue du sommet de la Terre en 1992 :

« Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. » 51

Ce principe à la croisée entre le droit de l’environnement et le droit de la santé fait alors suite à des affaires relevant à la fois de l’environnement et de la santé humaine telles que la vache folle. S’il a été décliné dans les droits nationaux, son application concrète est complexe car le principe, bien que vital, reste flou et donc son application juridique peu aisée. De fait, il s’agit d’un principe de responsabilité absolument essentiel visant à s’interdire, en cas de connaissance ou de soupçon d’un danger, de mettre en œuvre un nouveau procédé ou matériau etc. Cela semble relever du bon sens le plus absolu et semble aisé à mettre en œuvre. Mais même dans un cas de figure aussi simple que celui-ci, caractériser le danger est malaisé, prouver que le danger était connu l’est aussi, et retirer quelque chose qui est déjà sur le marché impose la double charge de la preuve. Par exemple, dans le cas de l’amiante : ce

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Déclaration de Rio, 1992, principe 15, http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm consulté le 8 mars 2015

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matériau a été utilisé dès la fin du XIXème siècle par les industriels et dès 1890 les risques en sont clairement identifiés mais il a tout de même été utilisé pendant près d’un siècle avant son interdiction.52 En théorie, le principe de précaution encadre parfaitement ce cas de figure aujourd’hui, encore que des controverses récentes (par exemple le glyphosate) montre bien que la mise en œuvre n’en est pas si aisée. Elle est encore plus compliquée que le contexte d’incertitude est total : comment tester toutes les conséquences, possibles et à venir d’une innovation ? Comment décider que le danger de la mise en œuvre est trop grand ? Comment évaluer le risque ? Les tests a priori, à l’état des connaissances en un instant donné posent déjà problème dans la mesure où le principe de précaution est alors perçu comme un frein majeur à l’innovation. Il fait donc débat dans un contexte connu, mais il n’en demeure pas moins que l’incertitude reste partielle car il est impossible de prendre en compte la totalité des risques. Dès lors, au-delà du principe de précaution, il faudrait déterminer un référentiel commun pour juger du bien-fondé, au-delà d’un risque qui est nécessairement pour partie impossible à mesurer. La difficulté à instaurer le dialogue est double : elle tient tout d’abord, dans un environnement complexe tel que celui de la santé humaine par exemple, de la difficulté pour la science de prouver irréfutablement la nocivité ou le danger de certains éléments (pensons notamment au glyphosate où la recherche reste malheureusement pour partie divisée, rendant la prise de décision difficile). S’agissant donc uniquement d’une décision juridique, celle-ci serait déjà compliquée. En outre, il s’agit rarement uniquement d’une décision juridique, mais d’un dialogue entre les sciences, le juridique, le politique et l’industrie.

Un dialogue très important est aussi en panne, celui des sciences. Le cloisonnement des sciences dites dures (type physique, chimie, mathématiques) qui ont façonné notre vision moderne du monde et des sciences dites molles (sciences humaines et sociales) qui n’ont pas encore totalement leur mot à dire en la matière consomme la séparation entre homme et nature. Des exemples récents, appliqués par exemple à l’intelligence artificielle, montrent la nécessité de la contribution des sciences humaines et sociales ainsi que la complémentarité avec les sciences dites dures. Par exemple, le domaine de l’informatique, et ses développements récents autour de formes d’intelligence artificielle, a dû s’interroger sur la nature de l’intelligence, sur ce qu’il faudrait à une machine pour qu’elle puisse prétendre réfléchir comme un être humain. Le domaine technologique a dû ainsi reconnaître que la mécanique seule ne pouvait répondre à ces questions, qu’il fallait avoir recours à des domaines de recherche de l’ordre des sciences humaines et sociales pour exposer les

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