• Aucun résultat trouvé

La religion et le matérialisme

CHAPITRE III – LA DÉMOCRATIE ET L’ÉPANOUISSEMENT HUMAIN

3.2 L’ ESPRIT DE RELIGION

3.2.5 La religion et le matérialisme

En plus de freiner ces tares inhérentes à l’état social démocratique que sont les individualismes social et intellectuel, l’esprit de religion est nécessaire également pour affronter cet obstacle de taille que représente le matérialisme. Dans la confidence à Mme Swetchine que nous avons précédemment citée, on peut remarquer que le jeune Alexis a été

1 Lettre à Sophie Swetchine, 4 août 1856, ibid., p. 1188. 2 DA I, II, IX, p. 346-347.

102

extirpé de ses terreurs et de son désespoir par des «passions violentes», que son âme s’est tournée du côté des «objets sensibles». On peut constater aussi comment ce détour momentané de l’âme vers les plaisirs sensoriels ne lui a procuré qu’un apaisement passager de son «extrême dégoût de la vie sans la connaître». L’homme a une attirance toute naturelle pour l’infini, pour l’immortel, pour l’immatériel. Et jamais les plaisirs éphémères d’ici-bas ne le combleront :

Ce n’est pas l’homme qui s’est donné à lui-même le goût de l’infini et l’amour de ce qui est immortel. Ces instincts sublimes ne naissent point d’un caprice de sa volonté : ils ont leur fondement immobile dans sa nature; ils existent en dépit de ses efforts. Il peut les gêner et les déformer, mais non les détruire. L’âme a des besoins qu’il faut satisfaire; et, quelque soin que l’on prenne de la distraire d’elle-même, elle s’ennuie bientôt, s’inquiète et s’agite au milieu des jouissances des sens1.

Qui plus est, ne pas nourrir l’âme de biens immatériels présente le risque immense pour l’homme qu’il en perde ses plus nobles qualités et qu’il finisse ainsi par s’abêtir : «Mais tandis que l’homme se complaît dans cette recherche honnête et légitime du bien-être, il est à craindre qu’il ne perde enfin l’usage de ses plus sublimes facultés, et qu’en voulant tout améliorer autour de lui, il ne se dégrade enfin lui-même. C’est là qu’est le péril, et non point

ailleurs2.» La religion est le remède par excellence à ce mal démocratique qui cloisonne

l’homme dans sa dimension matérielle, car en plus de le ralentir, de le modérer dans sa quête constante de plaisirs matériels multiples, elle lui fait goûter de temps à autre à la grandeur, au divin :

Aux États-Unis, quand arrive le septième jour de chaque semaine, la vie commerciale et industrielle de la nation semble suspendue; tous les bruits cessent. Un profond repos, ou plutôt une sorte de recueillement solennel lui succède; l’âme rentre enfin en possession d’elle-même, et se contemple. Durant ce jour, les lieux consacrés au commerce sont déserts; chaque citoyen, entouré de ses enfants, se rend dans un temple; là on lui tient d’étranges discours qui semblent peu faits pour son oreille. On l’entretient des maux innombrables causés par l’orgueil et la convoitise. On lui parle de la nécessité de régler ses désirs, des jouissances délicates attachées à la seule vertu, et du vrai bonheur qui l’accompagne. […] C’est ainsi que, de temps en temps, l’Américain se dérobe en

1 DA II, II, XII, p. 647. 2 DA II, II,

103

quelque sorte à lui-même, et que, s’arrachant pour un moment aux petites passions qui agitent sa vie et aux intérêts passagers qui la remplissent, il pénètre

tout à coup dans un monde idéal où tout est grand, pur, éternel1.

Derechef, on est à même de constater la volonté tocquevillienne d’une recherche de l’équilibre, de la juste mesure. Si l’égalité des conditions dirige le regard de l’homme vers ses pieds, les esprits les plus éclairés se doivent de soulever sa tête vers le ciel.

Indéniablement, la religion a un pouvoir dématérialisant puissant pour notre auteur. Il ne faut pas oublier qu’elle constitue aussi un contrepoids des plus efficaces contre la doctrine matérialiste en professant le spiritualisme : «La plupart des religions ne sont que des moyens généraux, simples et pratiques, d’enseigner aux hommes l’immortalité de l’âme. C’est là le plus grand avantage qu’un peuple démocratique retire des croyances, et ce qui les

rend plus nécessaires à un tel peuple qu’à tous les autres2.» En effet, comme la démocratie

encourage naturellement les jouissances matérielles déchaînées, l’esprit finit par penser que tout n’est que matière et la philosophie matérialiste ne fait que renforcer cette tendance nocive pour l’homme, comme nous l’explique ici Agnès Antoine : «Il y a là à nouveau une sorte de cercle vicieux démocratique, puisqu’à son tour ce credo matérialiste renforce le goût

des satisfactions terrestres et la hâte de jouir du plus grand nombre d’entre elles3.» Il s’agit

alors d’éviter ces extrêmes vers lesquels peuvent conduire le spiritualisme et le matérialisme. Dans un passage célèbre, Tocqueville expose ces extrémités périlleuses au milieu desquelles se trouve le meilleur compromis :

Ne s’occuper que de satisfaire les besoins du corps, et oublier l’âme, voilà le dernier terme où conduit le matérialisme. Finir dans les déserts, s’infliger des souffrances et des privations pour vivre la vie de l’âme, voilà le dernier du spiritualisme. J’aperçois à l’un des bouts de cette tendance Héliogabale et à

l’autre bout saint Jérôme4. Je voudrais bien qu’on pût trouver entre ces deux

voies, un chemin qui ne fût pas un acheminement pour l’une ou pour l’autre. Car 1 Ibid., p. 655-656. 2 Ibid., p. 658. 3 Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie, p. 160-161. 4 Héliogabale (203-222) fut un empereur romain incarnant pour plusieurs la débauche et la controverse religieuse ; saint Jérôme (347-420), quant à lui, fut moine et docteur de l’Église ; une période de sa vie fut consacrée à l’ascétisme dans le désert.

104

si chacun des deux chemins opposés peut convenir à quelques hommes, cette

route moyenne est la seule qui puisse convenir au genre humain1.

L’homme est fait de chair et d’esprit, il doit impérativement prendre soin de ces deux dimensions qui le constituent. S’il n’essaie de combler qu’une seule des deux, il finira par n’en satisfaire aucune. Selon Tocqueville, la démocratie fait pencher naturellement la balance

du côté de cette «maladie dangereuse de l’esprit humain2» qu’est le matérialisme. Il importe

donc de diffuser l’idée, avec insistance, que l’âme existe, qu’elle a ses besoins particuliers et qu’elle survit au corps : «Il faut donc que les législateurs des démocraties et tous les hommes honnêtes et éclairés qui y vivent, s’appliquent sans relâche à y soulever les âmes et à les tenir dressées vers le ciel. Il est nécessaire que tous ceux qui s’intéressent à l’avenir des sociétés démocratiques s’unissent, et que tous, de concert, fassent de continuels efforts pour répandre dans le sein de ces sociétés le goût de l’infini, le sentiment du grand et l’amour des plaisirs

immatériels3.»