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L’apprentissage de la liberté

CHAPITRE III – LA DÉMOCRATIE ET L’ÉPANOUISSEMENT HUMAIN

3.1 L’ ESPRIT DE LIBERTE

3.1.1 L’apprentissage de la liberté

«Beaucoup de gens en France, affirme-t-il, considèrent l’égalité des conditions comme un premier mal, et la liberté politique comme un second. Quand ils sont obligés de subir l’une, ils s’efforcent du moins d’échapper à l’autre. Et moi, je dis que, pour combattre les maux que l’égalité peut produire, il n’y a qu’un remède efficace : c’est la liberté

politique1.» Tocqueville propose cette solution afin de contrer l’avancée d’un gouvernement

despotique risquant de réduire l’homme démocratique à l’état de brute. Et c’est par un certain travail éducatif qu’il est possible de freiner cette puissance déshumanisante: «Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indépendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. […] La concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de

l’égalité, mais en raison de l’ignorance2.» Ainsi, il est nécessaire que les lumières progressent

au même rythme que l’égalité des conditions et c’est l’apprentissage de la liberté qui peut empêcher l’individu de tomber dans cet abîme vers lequel le pousse naturellement l’égalité. Pour Tocqueville, donc, être libre constitue un art et une science; c’est l’école fondamentale qui permet à l’homme de créer et de préserver son humanité. La liberté n’est pas un concept creux pour notre auteur; elle se vit au quotidien, s’expérimente, se gagne; elle n’est surtout pas à prendre pour acquise. En démocratie, c’est l’égalité qui exerce d’emblée sa suprématie et c’est vers elle que se tournent naturellement tous les coeurs et tous les esprits, qui s’obscurcissent au fur et à mesure que l’amour pour elle s’enflamme. Le goût de la liberté, comme nous l’avons vu auparavant, fait partie essentiellement de la grandeur humaine, mais il risque de s’étioler et de se laisser engloutir s’il n’est pas constamment suscité artificiellement. L’art d’être libre est le plus important pour Tocqueville puisque c’est en même temps l’art d’être homme; mais c’est aussi le plus difficile: «On ne saurait trop le dire: il n’est rien de plus fécond en merveilles que l’art d’être libre; mais il n’y a rien de plus dur que l’apprentissage de la liberté. Il n’en est pas de même du despotisme. […] Les peuples s’endorment au sein de la prospérité momentanée qu’il fait naître; et lorsqu’ils se réveillent,

ils sont misérables3.» Le meilleur moyen pour éviter cet endormissement, cette apathie qui

1 DA II, II, IV, p. 620. 2 DA II, IV, IV, p. 817-818. 3 DA I, II,

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est le fruit de l’individualisme, demeure d’offrir à l’homme des occasions multiples d’éprouver sa liberté et d’assumer les responsabilités qui viennent avec elle. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est par la liberté que l’homme peut conquérir et sauvegarder sa liberté; elle est à la fois le moyen et la fin, comme le rapporte aussi Daniel Jacques, dans Tocqueville et la Modernité: «En fait, il y a chez Tocqueville une ambiguïté importante en ce qui concerne la notion de liberté, tout particulièrement dans la Démocratie. En effet, il présente parfois celle-ci comme une fin en soi alors même qu’il laisse entendre ensuite que la liberté est le moyen de sauvegarder l’individualité humaine et de fonder une nouvelle solidarité1.»

Et cette quête d’indépendance fondamentalement humanisante est indissociable de l’idée des droits. C’est en accordant à l’homme des droits et l’occasion de les exercer qu’il devient plus habile et plus respectueux; il en va de même de la liberté. Tocqueville établit d’ailleurs une analogie des plus intéressantes entre l’apprentissage de la liberté politique et l’enfant qui découvre pas à pas le monde qui l’entoure:

Lorsque l’enfant commence à se mouvoir au milieu des objets extérieurs, l’instinct le porte à mettre à son usage tout ce qui se rencontre sous ses mains; il n’a pas d’idée de la propriété des autres, pas même de celle de l’existence; mais à mesure qu’il est averti du prix des choses, et qu’il découvre qu’on peut à son tour l’en dépouiller, il devient plus circonspect et finit par respecter dans ses semblables ce qu’il veut qu’on respecte en lui. Ce qui arrive à l’enfant pour ses

jouets, arrive plus tard à l’homme pour tous les objets qui lui appartiennent2.

Comme nous pouvons le déduire de l’emploi du mot «instinct» par Tocqueville, il existe une forme de liberté naturelle, primaire et foncièrement égoïste qui ne peut être dépassée que par l’apprentissage et l’exercice des droits. Comme la démocratie attribue officiellement les mêmes droits à tous et fait en théorie de chacun un souverain, le danger est grand que ce pouvoir se pétrifie sous sa forme tyrannique ou licencieuse infantile, si l’on ne donne pas à l’individu l’occasion d’éclairer ce pouvoir et ses limites par l’expérience: «L’enfant donne la mort quand il ignore le prix de la vie; il enlève la propriété d’autrui avant de connaître qu’on

1 Daniel Jacques, Tocqueville et la Modernité, note 35, p. 164. 2 DA I, II,

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peut lui ravir la sienne. L’homme du peuple, à l’instant où on lui accorde des droits politiques, se trouve, par rapport à ses droits, dans la même position que l’enfant vis-à-vis de toute la

nature, et c’est le cas de lui appliquer ce mot célèbre: Homo puer robustus1.» On peut

comprendre, donc, que la liberté puisse faire peur quand elle repose entre les mains d’un enfant, car elle peut devenir, si elle demeure incomprise, une arme menant à l’anarchie ou à l’esclavage, et à coup sûr à la barbarie. À l’ère démocratique, le souverain doit d’abord être considéré comme un apprenti, et le législateur doit faire en sorte de créer des espaces où il peut s’exercer à manier sa liberté, et à grandir par le fait même.