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L’individualisme intellectuel

CHAPITRE II – LA DÉMOCRATIE ET SES DANGEREUX PENCHANTS

2.4 L A FAIBLESSE DE L ’ HOMME ESSEULE

2.4.2 L’individualisme intellectuel

Le second tome de la Démocratie s’ouvre sur cette idée de l’influence de l’égalité des conditions sur l’aspect intellectuel de la vie américaine, que l’auteur étend, dans une large mesure, à la vie humaine démocratique. Là aussi, Tocqueville dévoile avec énormément de lucidité de dangereuses tendances qu’il faut connaître pour mieux s’en protéger. Nous avons vu, dans la première section de notre travail, que la capacité de penser par soi-même est un trait essentiel de la nature humaine et de sa grandeur. Alors que la démocratie est propice à l’éclosion de ce germe d’indépendance, comment Tocqueville en vient-il, vers la fin de son œuvre, à nous présenter cette vision horrible de l’avenir où l’homme se voit «ôter entièrement

le trouble de penser et la peine de vivre1» par une puissance qui réfléchit à sa place ? Dit

autrement, comment un mode de coexistence suscitant instinctivement l’envie de réfléchir par soi-même peut parvenir aussi à faire choir dans l’esclavage intellectuel ?

«Je pense, affirme Tocqueville, qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays où l’on s’occupe moins de philosophie qu’aux États-Unis. […] Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des États-Unis dirigent leur esprit de la même manière, et le

conduisent d’après les mêmes règles2 […]» Selon notre auteur, les Américains ont des

habitudes intellectuelles, ils partagent même une méthode philosophique s’appuyant sur les préceptes de Descartes, sans même le connaître. Or, c’est ladite méthode qui, poussée à ses limites, risque de réduire l’homme démocratique à une bête au regard vide. En effet, l’égalité des conditions entraîne à vouloir tout questionner, tout juger, tout s’expliquer par les efforts

1 DA II, IV, VI, p. 837. 2 DA II, I,

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de sa propre raison. L’homme se plaît et se gonfle d’orgueil à l’idée de ne compter que sur sa faculté de penser personnelle et non sur les idées de tel ou tel individu, de telle ou telle famille, de telle ou telle classe, ou de telle ou telle tradition. Il y aurait quelque chose de faible et de quasi honteux à vouloir recourir aux idées et aux opinions de ses aïeux par exemple, ou de l’un ou l’autre de ses concitoyens, afin de résoudre tout questionnement que soulève l’existence humaine. L’homme démocratique en vient donc à croire qu’il peut se suffire à lui-même sur le plan intellectuel et qu’il ne doit toucher au vrai que par ses propres moyens : «[J]e découvre que, dans la plupart des opérations de l’esprit, chaque Américain n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison. L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. […] Les Américains […] suivent ses maximes parce que ce même état social dispose naturellement leur esprit à les

adopter1.» Plus les conditions s’égalisent, plus les hommes deviennent semblables et plus il

leur devient désagréable, voire inconcevable de s’imaginer qu’autrui puisse avoir de meilleures idées, soit plus habile et plus créatif en matière de raisonnement. Contrairement à l’état social aristocratique, où il va de soi que certains disent plus vrai que d’autres et où l’on croit à la supériorité intellectuelle des uns sur les autres, c’est le dogme de l’égalité des intelligences qui se répand en démocratie. Si celui-là n’est pas mieux que moi, s’il est mon égal sur le plan des lumières, pourquoi remettrais-je en question mes propres idées ou mes croyances ? Pourquoi lui ferais-je confiance ? Pourquoi l’admirerais-je ? Comment pourrais- je me laisser inspirer et grandir du même coup ? Qu’a-t-il de si extraordinaire que je ne possède pas moi-même ? Visiblement, l’homme démocratique se permettrait de tout passer au crible de sa raison, à l’exception de cette croyance que les intelligences se valent :

Ce n’est pas seulement la confiance dans les lumières de certains individus qui s’affaiblit chez les nations démocratiques, ainsi que je l’ai dit ailleurs, l’idée générale de la supériorité intellectuelle qu’un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas à s’obscurcir. À mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de l’égalité des intelligences s’insinue peu à peu dans leurs croyances, et il devient plus difficile à un novateur quel qu’il soit, d’acquérir et d’exercer un grand pouvoir sur l’esprit d’un peuple. Dans de

pareilles sociétés, les soudaines révolutions intellectuelles sont donc rares2 […]

1 Ibid., p. 513-514. 2 DA II, III,

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L’égalité des conditions conduit l’homme à l’incrédulité, à la méfiance et il devient alors difficile pour les plus grands esprits de se faire entendre par lui et de le persuader avec des idées qui pourraient secouer les siennes tout en le faisant progresser, comme le confirme ici Pierre Manent : «Mais l’homme supérieur en lumières ou en vertus a beaucoup de peine, dans une telle atmosphère sociale, à atteindre son concitoyen, à agir sur lui, à solliciter son amour

de la vérité ou du bien1.» Cet isolement intellectuel rend aussi la tâche extrêmement ardue de

réunir les hommes en corps social. Et une société atomisée n’est plus une société, comme nous l’avons déjà mentionné ; il ne reste alors que des particules errantes de poussière qui tournoient sur elles-mêmes. Afin qu’une communauté d’hommes puisse exister et progresser, ceux-ci doivent absolument se réunir sous des idées et des croyances communes, qui font autorité : «Si chacun entreprenait lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n’est pas probable qu’un grand nombre d’hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune. Or, il est facile de voir qu’il n’y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il

n’y en a point qui subsistent ainsi ; car sans idées communes, il n’y a pas d’action commune2

[…]»

Cet individualisme intellectuel, qui se fait un plaisir à rabaisser tout ce qui dépasse, n’est pas gage de quiétude et d’agrandissement pour l’homme des démocraties. Se refusant ainsi tout joug intellectuel, en répudiant toute autorité particulière autre que la sienne, l’homme démocratique aura tôt fait de goûter au joug du doute qui peut rapidement devenir une paralysie de l’esprit. En effet, si les philosophes sont eux-mêmes enclins à souffrir parfois du déséquilibre amené par le doute, à force d’exercer leur raison à tout remettre en question, que peut-on espérer du commun des mortels qui plongerait dans une tâche semblable au quotidien? L’entreprise cartésienne n’est pas souhaitable pour le quidam ; elle doit être réservée aux esprits d’exception, et encore, même ceux-ci ont besoin de prendre appui sur certaines croyances qu’ils ne discutent pas afin de permettre à leur raison de prendre son envol : «Encore voyons-nous que ces philosophes eux-mêmes sont presque toujours

1 Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, p. 65. 2 DA II, I,

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environnés d’incertitudes ; qu’à chaque pas la lumière naturelle qui les éclaire s’obscurcit et menace de s’éteindre, et que, malgré tous leurs efforts, ils n’ont encore pu découvrir qu’un petit nombre de notions contradictoires, au milieu desquelles l’esprit humain flotte sans cesse depuis des milliers d’années, sans pouvoir saisir fermement la vérité ni même trouver de

nouvelles erreurs1.» Tocqueville amène ainsi l’idée qu’il est nécessaire pour l’homme, à la

fois pour le bien-être de sa vie personnelle et politique, de rencontrer des autorités intellectuelles et morales, de détenir des «croyances dogmatiques». Pour Tocqueville, il

s’agit «d’opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter2». Par son

manque de temps et les limites de son esprit, l’homme se doit d’admettre sans examen des idées provenant d’autrui sur certaines matières, sinon sa pensée s’étourdit en démonstrations futiles et finit par s’immobiliser : «Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d’examiner tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec

solidité dans aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et débile3