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Relations théoriques entre géodiversité et biodiversité

Dans le document et patrimoines environnementaux (Page 29-37)

Les liens théoriques et fonctionnels entre géodiversité et biodiversité sont potentiellement nombreux, compte tenu des interactions, transferts de matière et flux d’énergie qui existent au sein des systèmes naturels, entre composantes biotiques et abiotiques. Plusieurs publications ont déjà tenté de souligner ces multiples relations existantes, dans des approches souvent très variées et nécessairement réductrices [Thwaites, 2000 ; Jonasson et al., 2005 ; Nehlig et Egal, 2005 ; Santucci, 2005 ; Alexandrowicz et Margielewski, 2010 ; Parks et Mulligan, 2010 ; Bruneau et al., 2011 ; Hart, 2012 ; Bétard, 2013a ; Gordon, 2014 ; Mathews, 2014]. Sans prétendre ici à l’exhaustivité, quatre types d’approches me paraissent plus particulièrement intéressantes à mettre en avant dans la compréhension des relations géodiversité–biodiversité : (1) l’approche (géo)écologique, à travers la notion d’écosystème et les nombreuses interrelations biotiques–

abiotiques qu’elle implique ; (2) l’approche pédologique, à travers l’objet « sol » et la notion émergente – et plus englobante – de « Zone Critique » ; (3) l’approche biogéomorphologique, à travers l’étude dynamique des interactions entre formes de relief et organismes biologiques ; (4) l’approche paléontologique, à travers l’étude de la paléobiodiversité et des environnements passés.

1.1.3.1. Écosystèmes et interactions biotiques – abiotiques

L’écologie, en tant que science qui se donne pour objet les relations des êtres vivants avec le milieu physique (abiotique), ainsi qu’avec les autres êtres vivants [Da Lage et Métailié, 2015], s’intéresse de facto aux relations fonctionnelles entre biodiversité et géodiversité. L’un des

29 concepts-phares sur lesquels s’est fondée la jeune science écologique4 est celui d’écosystème, terme forgé en 1935 par l’écologue britannique Arthur Tansley pour désigner l’ensemble constitué d’une biocénose, d’un biotope et de leurs interrelations et interactions. Dans la vision d’A. Tansley, les échanges, transferts de matière et flux d’énergie au sein des écosystèmes se font non seulement entre les organismes biologiques (ex : réseaux trophiques), mais aussi entre l’organique (biocénose) et l’inorganique (biotope), notamment à travers la réalisation des grands cycles biogéochimiques (C, N, O…) qui avaient été décrits quelques années plus tôt par le minéralogiste russe Vladimir Vernadsky [1929]. De fait, les liens entre géodiversité et biodiversité sont omniprésents au sein des écosystèmes, de l’échelle infra-microscopique des échanges ioniques entre le substrat et la plante, à l’échelle globale du cycle du carbone entre les grandes composantes biophysiques de la planète (atmosphère – lithosphère – hydrosphère – biosphère).

De façon générale, la variété des conditions abiotiques observées dans les écosystèmes complexes – variété des types de substrat, des formes de relief, de l’humidité édaphique, etc. – est considérée depuis longtemps comme un facteur favorable à l’expression d’une riche biodiversité, notamment à travers la variété des habitats (i.e. lieux de vie) et des niches écologiques (i.e.

fonctions) offertes aux communautés végétales et animales [Burnett et al., 1998 ; Santucci, 2005 ; Bétard, 2013a ; Mathews, 2014]. La constitution géologique et chimique du substrat, en particulier, exerce une influence déterminante sur les plantes (ex : plantes silicicoles ou calcifuges vs. plantes calcicoles), un aspect de l’écologie des plantes reconnu par les naturalistes depuis longtemps [Nehling et Egal, 2010]. Plus généralement, cette idée renvoie au concept de

« partition de niche » (niche-partitioning) par lequel une sélection naturelle conduit des espèces concurrentes à coexister sur un même espace géographique ou écologique en utilisant des ressources co-variables (eaux, nutriments) ou des niches différentes [Parks et Mulligan, 2010].

Outre l’hétérogénéité biotopique et la variabilité spatiale des habitats qui conduisent à une variation des ressources dans l’espace, la variabilité temporelle des conditions abiotiques est également considérée comme un facteur primordial de la biodiversité. Si les changements climatiques et environnementaux à long terme expliquent en bonne partie l’évolution de la paléobiodiversité sur Terre (voir § 1.1.3.4), la variabilité temporelle à court terme, imprimée par les fluctuations saisonnières et diurnes du climat, crée une variation des ressources dans le temps et autant de niches écologiques supplémentaires occupées par des espèces à des périodes différentes du jour ou de l’année (noctambulisme, hibernation ou migration de certaines espèces animales ; [Parks et Mulligan, 2010]).

Parmi les courants scientifiques dérivés de l’écologie qui se sont plus spécifiquement attachés à étudier les relations implicites entre géodiversité et biodiversité, la « géoécologie » est une approche interdisciplinaire à la frontière entre géosciences, géographie et écologie, qui vise à démêler la myriade d’influences qu’exercent les processus géologiques et abiotiques sur la répartition actuelle et historique du vivant, sans omettre ses relations avec l’Homme [Rajakaruna et Boyd, 2014]. Initialement définie par le botaniste et géographe allemand Carl Troll [1939]

comme une branche de la biogéographie qui ajoute à la composante chorologique et paysagère une prise en compte du fonctionnement « synergique » [Da Lage et Métailié, 2015], l’approche géoécologique s’est surtout développée dans les écoles géographiques d’Europe de l’Est (ex-RDA, Pologne, Tchécoslovaquie, Russie) alors qu’en Europe de l’Ouest elle a été remplacée par un des courants de l’écologie du paysage (Landscape Ecology).

Bien qu’elle soit restée très proche de la Landscape Ecology anglo-saxone par ses principes-sources et ses théories-mères (e.g., théorie de l’insularisation, théorie des perturbations), la géoécologie s’est focalisée sur les milieux et pas seulement sur les paysages, offrant ainsi une

4 Le mot Oekologie a été inventé par le biologiste allemand pro-darwinien Ernst Haeckel en 1866.

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gamme d’approches plus larges à la fois sur le plan spatial et sur le plan des objectifs couverts [Pech, 2013]. En effet, si les deux courants s’attachent à l’examen fondamental de la structure du milieu et du paysage avec une visée systémique, leur usage dans la recherche finalisée, dans une optique de planification et de gestion du territoire, montre des bifurcations notables. Ainsi l’écologie du paysage trouve-t-elle aujourd’hui ses applications principales dans le domaine de la conservation de la biodiversité (y compris en milieu urbain) à travers des notions comme celles des flux d’individus et des corridors écologiques [Burel, 1991 ; Clergeau et Désiré, 1999], tandis que la géoécologie a su trouver des applications plus larges comme dans le domaine de la conservation des monuments historiques [Pashkin et Vyazkova, 1994] et, surtout, dans celui de la conservation de la nature incluant son volet géologique [Dachev, 1991 ; Gordon et al., 2002].

Parmi toutes les approches développées dans les sciences écologiques, l’approche géoécologique semble aujourd’hui l’une des plus à même de répondre aux objectifs visant à concilier conservation de la biodiversité et de la géodiversité sur un même espace (voir Chapitre 4).

1.1.3.2. Sols et Zone Critique, à l’interface du minéral et du vivant

Par leur situation d’interface entre le monde minéral (abiotique) et le monde organique (biotique), les sols sont des objets d’étude privilégiés pour analyser les relations géodiversité-biodiversité [Gray, 2004 ; Santucci, 2005 ; Ibañez et al., 2012]. Leur origine mixte, organo-minérale, constitue un caractère original et fondamental qui permet d’entrer concrètement dans l’analyse des relations structurelles et fonctionnelles entre géodiversité et biodiversité. Dès la fin du XIXe siècle, les travaux précurseurs de Dokuchaev et de son école avaient pointé l’influence majeure exercée par les grands facteurs environnementaux sur la répartition des sols et leur évolution. Cinq principaux facteurs de la pédogenèse sont généralement reconnus par les pédologues : trois concernent des facteurs abiotiques (roche-mère, topographie, climat), un concerne l’univers biotique (végétation), le dernier étant le facteur temps (durée). Il en résulte des processus combinés de formation du sol, faisant intervenir d’une part la transformation de la roche-mère par désagrégation physique et altération chimique, d’autre part l’apport de matières organiques et leur transformation par des organismes biologiques. Le sol apparaît lui-même comme un habitat pour de nombreuses crypto-espèces et constitue un réservoir de biodiversité encore trop peu étudié en tant que tel, compte tenu de la variété des micro- et macro-organismes qui se développent dans les sols et qui représentent pourtant, et de loin, la plus grande part de la biodiversité sur Terre [Decaëns et al., 2006 ; Nehling et Egal, 2010]. En somme, les sols apparaissent comme de parfaits « intégrateurs » de la diversité biotique et abiotique terrestre limitée à la tranche la plus superficielle de la lithosphère, au contact de l’atmosphère et de la biosphère.

Dans une démarche interdisciplinaire, l’approche morphopédologique mise au point par les chercheurs francophones dans les années 1970, sous l’impulsion du pédologue Jean Kilian et du géomorphologue Jean Tricart, a permis de pousser plus loin l’étude systémique du milieu physique, intégrée quelques années plus tard dans une sensibilité « écogéographique » [Tricart et Kilian, 1979] qui présente une certaine parenté avec les divers courants qui touchent à l’écologie du paysage [Da Lage et Métailié, 2015 ; voir supra 1.1.3.1]. En combinant une approche à la fois géomorphologique et pédologique de l’étude du milieu, le courant morphopédologique initié par J. Kilian et J. Tricart se rapproche de la soil geomorphology ou pedogeomorphology développée quelques années plus tard dans le monde anglo-saxon [Johnson, 1985 ; Gerrard, 1988]. En intégrant les facteurs communs (biotiques et abiotiques) de la morphogenèse et de la pédogenèse [Bétard, 2007], la morphopédologie apparaît comme une approche intégrée de l’étude du milieu pouvant

31 servir de support aux études de pédodiversité et, plus largement encore, à l’étude des liens réciproques entre géodiversité et biodiversité.

Plus récemment, un nouveau champ de recherches interdisciplinaires et d’explorations scientifiques à l’échelle internationale a vu le jour sous l’impulsion de l’US National Research Council [National Research Council, 2001] autour du concept de « Zone Critique » (Critical Zone). Cette zone, qui est le milieu de vie de l’Humanité, correspond à la mince pellicule de la planète comprise entre le front d’altération des roches et la basse atmosphère. Elle intègre donc la pédosphère mais elle va au-delà puisqu’elle l’englobe dans un système plus vaste comprenant les aquifères et l’ensemble de la biosphère [Brantley et al., 2007 ; Anderson et al., 2007]. « Critique », elle l’est car c’est là que se concentrent tous les phénomènes indispensables à la vie terrestre (y compris humaine) : réserves d’eau, fertilité des sols, production de biomasse, cycles de l’oxygène et du carbone, etc. ; elle l’est aussi car ses équilibres ont été rompus par les activités humaines, une prise de conscience qui s’est renforcée encore un peu plus depuis le Millennium Ecosystem Assessment [2005]. Concept unificateur à l’interface entre plusieurs disciplines des sciences sociales et des sciences de la nature, il offre un domaine de très forte interdisciplinarité où les relations géodiversité–biodiversité sont implicitement abordées [Amundson et al., 2007]. Sur le plan pratique, un réseau d’observatoires de la Zone Critique a été mis en place au niveau international : ces observatoires sont à la fois des lieux de suivi à long terme et d’expérimentations scientifiques, dans le but de modéliser et prévoir la réponse de cette zone critique dans un contexte de changement global (voir en France le programme OZCAR : Observatoires de la Zone Critique Applications et Recherches, dirigé par Jérôme Gaillardet). Dans cet objectif, les bassins-versants représentent des zones-ateliers idéales d’intégration des différents paramètres du système (biotiques-abiotiques-anthropiques), offrant un cadre privilégié pour la mesure et la modélisation des flux entre les différents compartiments de la Zone Critique [Fort et al., 2015]. Toutefois, on constate que le sol est encore trop peu intégré dans les modèles (que ce soit à l’échelle globale ou régionale) alors qu’il constitue un élément-clé du fonctionnement de la Zone Critique.

1.1.3.3. Interactions entre formes de relief et organismes biologiques

Dans le domaine de la géomorphologie, il est un champ de recherches actuellement en plein essor qui s’intéresse aux interactions entre formes de relief et organismes biologiques : la biogéomorphologie (syn. : écogéomorphologie). En tant que science d’interface, la géomorphologie entretient ici des liens étroits avec l’écologie, dans des approches variées qui mettent en relation les formes du relief avec des paramètres biotiques d’évolution [Viles, 1988].

Trois domaines semblent s’affirmer assez nettement dans la recherche biogéomorphologique actuelle [Fort et al., 2015] : (1) l’étude de la biométéorisation des surfaces rocheuses dans des environnements divers [Étienne, 2010], où le rôle des lichens et de certains microorganismes (bactéries, algues, champignons microscopiques) est mis en avant dans les processus de bioérosion, de bioprotection ou encore de bioconstruction (depuis la formation des croûtes cryptogamiques millimétriques jusqu’à l’édification des récifs coralliens kilométriques) ; (2) l’analyse dendrogéomorphologique des dynamiques de versant, utilisant notamment l’étude des cernes de croissance et des racines déchaussées des arbres pour caractériser la fréquence et l’intensité des mouvements de terrain (glissements de terrain, coulées de débris, avalanches, chutes de blocs ; [Astrade et al., 2012 ; Corona et al., 2011 ; Lopez-Saez et al., 2012]) ; (3) la biogéomorphologie fluviale et littorale, qui s’intéresse à la « coévolution » (ou co-ajustement) des formes de relief et des biocénoses aquatiques et riveraines, ainsi qu’aux systèmes de réponses et de rétroactions permanentes entre les processus morphodynamiques et les dynamiques de succession écologique [Piégay, 1997 ; Corenblit et al., 2008 ; Steiger, 2016].

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Ce type de recherches, dont le caractère interdisciplinaire est indéniable, permet de questionner les relations intrinsèques entre géo(morpho)diversité et biodiversité. Selon que les organismes en présence relèvent du règne végétal ou animal, la biogéomorphologie peut être subdivisée en deux branches : la phytogéomorphologie [Howard et Mitchell, 1985] et la zoogéomorphologie [Butler, 1995]. Si les relations entre dynamique des formes et dynamique de la végétation ont été jusqu’ici les plus étudiées en biogéomorphologie, les études zoogéomor-phologiques restent comparativement peu nombreuses et ne concernent que quelques groupes zoologiques, principalement chez les mammifères terrestres : castoridés [John et Klein, 2004], bovidés [Trimble et Mendel, 1995], éléphantidés [Haynes, 2012], entre autres. Ces études renvoient aux concepts d’ « organismes ingénieurs » et de « construction de niche » par lesquels les formes de relief et les organismes interagissent et co-évoluent (dans le sens d’une évolution biologique et géomorphologique synchronique) grâce à la modulation des formes de relief par ces mêmes organismes ; ces derniers évoluant à leur tour en réponse à leurs propres effets sur le biotope [Corenblit et al., 2008 ; Steiger, 2016]. Moins courantes, les études zoogéomor-phologiques intégrant le rôle des invertébrés, notamment celui des insectes, représentent un domaine d’exploration scientifique à développer, au croisement de la géomorphologie et de l’entomologie (voir encadré 1.1). Ensemble, toutes ces recherches biogéomorphologiques concourent à améliorer notre connaissance des relations fonctionnelles entre géodiversité (ici dans son volet géomorphologique) et biodiversité, dans des gammes spatio-temporelles variées.

1.1.3.4. Paléobiodiversité, entre géodiversité actuelle et biodiversité passée

La paléobiodiversité se réfère à la dimension passée (fossile) de la biodiversité, étudiée par les paléontologues et paléobiologistes. Cette notion est généralement englobée dans le concept plus large de géodiversité, lequel intègre la diversité paléontologique [Gray, 2013 ; voir § 1.1.2.4] basée sur les traces de vie fossiles inscrites dans les roches. Située à la croisée de la géodiversité actuelle et de la biodiversité passée, l’étude de la paléobiodiversité permet d’explorer les relations biotiques-abiotiques dans la durée (temps géologique) et dans l’espace (paléogéographie).

Historiquement, ce sont les fossiles qui ont permis de mettre au point une échelle des temps géologiques pour la planète à partir d’une méthode paléontologique de valeur mondiale éprouvée depuis deux siècles [De Wever, 2012]. L’idée même d’une histoire de la Terre commence à apparaître vers la fin du XVIIIe siècle après que Georges Cuvier eût montré, au sein des strates fossilifères qu’il étudiait, la succession de faunes disparues au cours du temps, dans une vision de l’époque encore emprunte de catastrophisme et de créationnisme. Au siècle suivant, le naturaliste et paléontologue français Alcide d’Orbigny va plus loin en proposant de retenir les assemblages de fossiles comme moyen de corréler et de superposer les couches géologiques, ces dernières pouvant servir d’étalons pour une échelle (bio)stratigraphique basée sur des âges relatifs5. Afin d’établir un cadre conventionnel et de formaliser ces tranches de temps dans une succession chronologique, A. d’Orbigny introduisit la notion d’étage, subdivision du temps géologique déterminée en fonction du contenu paléontologique. Chacun des 27 étages qu’il décrivit minutieusement se basait sur la description de localités-types auxquelles on donnera ensuite le nom de « stratotypes » [De Wever et al., 2008]. L’échelle des temps géologiques a ainsi été initialement construite sur la base de changements de la biodiversité fossile, ce qui explique d’ailleurs que de grandes crises de la paléobiodiversité séparent les grandes ères géologiques (crises d’extinction majeures entre les ères paléozoïque et mésozoïque, au Permo-Trias, et entre les ères mésozoïque et cénozoïque, à la limite Crétacé-Tertiaire).

5 Il faudra attendre les années 1950 pour que des âges « absolus », obtenus par radiochronologie, permettent de calibrer l’échelle des temps géologiques et de reconsidérer (augmenter) les durées envisagées.

33 Encadré 1.1

L’entomogéomorphologie, une nouvelle branche de la zoogéomorphologie ? Insects as Geomorphic Agents

Située au carrefour disciplinaire de la géomorphologie et de l’entomologie, l’introduction du néologisme entomogéomorphologie vise à désigner une nouvelle branche de la zoogéomorphologie qui s’attacherait à étudier les interactions et rétroactions entre formes de relief et communautés d’insectes. Ces dernières apparaissent encore trop peu intégrées aux recherches biogéomorphologiques actuelles, alors que les insectes représentent la plus grande part de la biodiversité animale sur Terre (~1,3 million d’espèces décrites et près de 10 000 nouvelles espèces découvertes par an) pour une biomasse totale quatre fois supérieure à celle des vertébrés. Si les études portant sur les termites et les fourmis comme

« organismes ingénieurs » sont relativement nombreuses et anciennes (cf. les premières descriptions de termitières en Afrique et en Asie dès le XVIIIe siècle), l’exploration des liens entre processus géomorphologiques et éthologie des insectes reste balbutiante, d’autant que l'éthologie de la forme larvaire et celle de la forme imaginale des insectes peuvent être différentes, à l’origine de leur colonisation d’une immense variété de niches écologiques et de leur réussite évolutive depuis leur apparition il y a ~400 millions d’années (Dévonien inférieur). Parmi les comportements et modes de vie des insectes susceptibles d’influencer les processus géomorphologiques et les formes de relief, on peut souligner l’activité fouisseuse connue de nombreux hyménoptères (abeilles et guêpes fouisseuses), coléoptères (carabiques), orthoptères (grillons-taupes), ainsi que de nombreuses larves d’insectes terrestres (hétérocères, cigales) et aquatiques (éphémères, trichoptères, diptères…), à l’origine de cavités souterraines et de réseaux de galeries complexes. L’oviposition (ponte des œufs dans le sol), la lithophagie (perforation des roches par certains insectes à l’état larvaire) et autres activités de creusement pour la recherche ou le stockage de nourriture, contribuent à la formation de modelés d’excavation. Par opposition, les insectes sociaux comme les termites et les fourmis permettent quant à eux la formation de modelés de construction (termitières, fourmilières), qui restent sans doute les modelés entomogéniques les plus spectaculaires (figure 1.3).

Plusieurs espèces d’hyménoptères (abeilles, guêpes, frelons) participent également à l’édification de modelés de construction sous la forme de pseudo-cratères centimétriques (volcano-like mounds). Les effets indirects de la présence et de l’activité des insectes sur les processus géomorphologiques méritent tout autant d’être étudiés, que ce soit le rôle des insectes « ravageurs » (exemple du criquet pèlerin en Afrique) dans la dégradation du couvert végétal et ses effets sur l’érosion des sols (effets sur la saltation pluviale, augmentation du ruissellement superficiel) ou le rôle des insectes fouisseurs dans les changements de la capacité d’infiltration des sols et leurs conséquences sur l’érosion en surface. De telles études demandent non seulement des observations naturalistes précises, mais aussi une quantification des processus et des taux d’érosion induits par l’activité entomo-géomorphologique.

Figure 1.3 – Un exemple de modelé entomogénique de construction : termitière « cathédrale » du nord de l'Australie. D’origine entièrement biogénique, la termitière possède une structure épigée (partie du nid qui émerge au-dessus du sol sous la forme d’un monticule ou d’une cheminée pouvant atteindre jusqu’à 8 mètres de haut) et une structure hypogée formée de galeries souterraines, chaque compartiment géomorphologique ayant ses propres fonctions : réseau de chambres et de galeries d’aération, chambres de fermentation avec meules à champignon pour pré-digérer les restes de végétaux, copularium où le couple royal assure sa reproduction et élève ses premières larves.

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Les crises d’extinction représentent un thème majeur d’étude et de compréhension de la paléobiodiversité, généralement expliquées par des changements brutaux d’origine géologique ou astronomique (changements climatiques, impact météoritique, forte activité volcanique) [Santucci, 2005]. Bien que les évolutions à long terme de la biodiversité et de la géodiversité se soient faites à des rythmes différents et de façon asynchrone (figure 1.4), la biodiversité actuelle est le résultat d’une longue évolution couplée à l’histoire géologique de la Terre, ponctuée de crises biologiques6 ayant joué un rôle déterminant dans la diversification du monde vivant. Selon M. Gray [2013], cette histoire croisée de la géodiversité et de la biodiversité au cours des temps longs géologiques est une piste majeure d’exploration à mener, dans la compréhension globale des relations géodiversité-biodiversité selon un axe vertical ou temporel.

Figure 1.4 – Évolutions comparées de la géodiversité et de la biodiversité au cours de l’histoire de la Terre. L’évolution de la géodiversité (hors paléobiodiversité) est exprimée à travers les courbes de croissance de la croûte continentale proposées par différents auteurs. L’évolution de la (paléo-)biodiversité est exprimée en nombre de familles connues grâce aux données paléontologiques. Noter la période de croissance rapide des continents avant 2 milliards d’années, avant une période de

Figure 1.4 – Évolutions comparées de la géodiversité et de la biodiversité au cours de l’histoire de la Terre. L’évolution de la géodiversité (hors paléobiodiversité) est exprimée à travers les courbes de croissance de la croûte continentale proposées par différents auteurs. L’évolution de la (paléo-)biodiversité est exprimée en nombre de familles connues grâce aux données paléontologiques. Noter la période de croissance rapide des continents avant 2 milliards d’années, avant une période de

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