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Chapitre VII : La généalogie littéraire ou l’intégration dans une lignée littéraire nationale

I. Relations entre les Sei 89

Les six écrivains sur lesquels s’est portée notre attention évoluent tous à la charnière du XVIIIe-XIXe siècle, avec un certain décalage malgré tout entre le premier auteur, Parini, et le dernier, Manzoni, qui fait qu’ils n’ont pas pu tous se rencontrer. En revanche, cela ne signifie pas qu’ils ne se connaissent pas, d’autant plus que le contexte littéraire d’une période comme celle qui les concerne amène souvent à se positionner par rapport à ses prédécesseurs et à ses contemporains dans son travail d’écrivain. Or, ce qui est dit dans la seconde moitié du XIXe siècle des relations entre les Sei peut d’une certaine manière déjà donner des indices sur l’importance qui est accordée à chacun d’eux dans la littérature italienne, en tout cas en ce qui concerne leur propre période. Comment s’établit à partir de cela une généalogie portée par des auteurs piliers de la littérature italienne de la charnière XVIIIe-XIXe siècle ?

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90 Rencontres, influences et hommages

Il va de soi que parmi les six écrivains qui nous intéressent, ceux dont la carrière littéraire s’est déroulée pour partie durant une même période ont probablement eu plus d’interactions entre eux. Cependant, les influences et les hommages ne nécessitent pas une interaction directe, d’où la possibilité d’identifier divers liens entre des auteurs qui ne se sont pas nécessairement côtoyés. Il peut être intéressant de comparer ce que les différentes sources retiennent de ces liens, afin d’en distinguer les effets produits sur la perception et l’image des Sei, afin aussi de mettre en évidence les divergences ou les conformités de représentation quant au positionnement dans la littérature de chacun de ces six auteurs par rapport aux cinq autres.

Giuseppe Parini est légèrement antérieur aux autres écrivains étudiés, ce qui fait qu’il n’a pu évoluer, ou très brièvement pour certains, à leur côté. Néanmoins, beaucoup d’intellectuels de la seconde moitié du XIXe siècle s’accordent pour dire de Giuseppe Parini qu’il est incontestablement un écrivain novateur. Dans ces conditions, il paraît possible que celui-ci ait ouvert une nouvelle voie pour ses successeurs et qu’il représente une référence pour ceux qui lui succèdent. C’est une idée que l’on peut voir transparaître dans certaines histoires littéraires, pour qui « presque tous les poëtes qui ont succédé, Alfieri, Foscolo, Monti, Niccolini, Manzoni, l’ont [Parini] reconnu pour leur maître après Dante »254. Nous reviendrons plus tard sur la comparaison avec Dante mais ce qu’il est important de noter ici est qu’on retrouve une partie des auteurs que nous avons identifié comme sujets d’étude, et que Parini est vu comme une source d’inspiration et d’influence pour eux. Cela est renforcé par le fait que dans cette même histoire littéraire, Louis Etienne affirme que le poème I Sepolcri de Foscolo a été inspiré à ce dernier par la mort dans la pauvreté et l’absence de tombeau de Giuseppe Parini255.

Toutefois, la perception de Parini comme source d’inspiration et influence ne semble pas être un fait acquis dans la seconde moitié du XIXe siècle puisque d’autres écrits sur l’auteur demeurent relativement silencieux sur le sujet et n’établissent pas de lien entre le côté novateur de cet écrivain et une quelconque admiration qu’il aurait pu susciter par la suite au sein de la communauté littéraire. L’influence de Parini et l’hommage rendu par ses successeurs restent donc incertains à ce moment-là. Pourtant, l’éloge qui lui est consacré en 1813 lors de l’inauguration d’un lycée à Milan semble établir déjà l’importance de Parini quant à son influence dans la littérature. Ainsi, « Parini fut à Milan le chef et l’exemple d’une

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Louis Etienne, Op. Cit., p. 530.

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91 nouvelle école poétique, comme Léonard de Vinci le fut d’une nouvelle école de peinture. »256 La comparaison avec la figure nationale qu’est Léonard de Vinci montre la place qui est faite ici à l’influence de Parini dans son domaine.

D’autres interactions entre les Sei sont mises en évidence au XIXe siècle et méritent d’être relevées ici car elles donnent des informations quant à l’image de chaque auteur. Ainsi, les conflits qui opposent Vincenzo Monti à Vittorio Alfieri puis Ugo Foscolo sont évoqués et sont censés mettre en avant à la fois le caractère de Monti, qui est vu comme ne supportant pas d’être en concurrence avec un autre auteur, mais aussi les divergences littéraires et politiques qui conduisent à la rupture d’une amitié. La rivalité entre Monti et Alfieri est exposée à de nombreuses reprises et donne à voir une véritable concurrence entre les deux écrivains qui cherchent à être chacun le meilleur de leur époque dans le domaine du théâtre257. Pour ce qui est de la relation de Monti avec Foscolo, c’est d’abord l’amitié entre les deux écrivains qui est retenue dans un premier temps, puis leur différend du début du XIXe siècle qui y met fin. Les explications données la plupart du temps penchent plutôt pour une cause littéraire, alors que désormais la part de politique dans cette rupture, en plus de celle littéraire, est reconnue258. On peut donc se demander si ce n’est pas là une manifestation du manque de prise en compte et de considération de l’engagement politique des deux auteurs dans les écrits qui ne présentent pas d’affinité particulière avec le Risorgimento et qui se concentrent avant tout sur l’aspect littéraire.

Pour ce qui est des liens entre Alfieri et Foscolo, l’accent est mis sur l’influence du premier sur le second et du surpassement du maître par l’élève, puisqu’il est dit au sujet de Foscolo que « la vue d’Alfieri, alors à Florence, acheva de déterminer son caractère poétique » et qu’Alfieri aurait affirmé que Foscolo serait un jour plus grand poète que lui259. Enfin, nous avons déjà pu évoquer l’opposition qui est faite entre Manzoni et Leopardi, qui sont finalement d’une certaine manière perçus comme deux revers d’une médaille, avec cependant un large avantage donné au premier. Néanmoins, l’acharnement à les opposer l’un à l’autre tend à montrer la place que prend malgré tout Leopardi dans la littérature de son époque, et il est même signalé dans la notice biographique du dictionnaire Michaud à propos

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Ambrogio Levati, Op. Cit., « Parini fu in Milano capo ed esemplare di una nuova scuola poetica, come Leonardo da Vinci lo fu di una nuova scuola di pittura. »

257

Voir Cesare Cantù, Op. Cit. Storia della…, p. 517, et surtout Louis Etienne, Op. Cit., p. 569-570 et Michaud,

Op. Cit., Tome XXIX, p. 148.

258

Christian Del Vento, Op. Cit., p. 274.

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92 des Opuscules moraux écrits par Giacomo Leopardi que « Manzoni le proclamait, en 1830, le chef-d’œuvre de la prose italienne contemporaine »260.

Tout cela nous amène en fin de compte à étudier les comparaisons qui sont établies dans la seconde moitié du XIXe siècle entre les Sei, car c’est de cette manière qu’il est possible de distinguer la construction par les historiens de la littérature de cette époque d’une lignée parmi les auteurs de la charnière XVIIIe-XIXe qui met en relief les grands écrivains et en fait des références de la littérature italienne.

Comparaisons, analogies et ressemblances

Il apparaît rapidement que les Sei sont régulièrement associés ou comparés les uns aux autres. De là naît l’impression qu’ils comptent parmi les plus importants auteurs de la charnière du XVIIIe-XIXe siècle, puisque tout est fait pour établir soit une filiation, soit une opposition entre eux, comme une sorte de continuité de la littérature. Intégrer un écrivain à une lignée de son époque, l’inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs ou encore le prendre comme point de référence et de comparaison souligne l’importance qu’il peut avoir dans la littérature par rapport à la période dans laquelle il se trouve. C’est ainsi que Vincenzo Monti sert de référence et est mis en comparaison avec Ugo Foscolo, Vittorio Alfieri et Alessandro Manzoni à plusieurs reprises et par différents intellectuels, ce qui tend à montrer qu’il est vu comme un écrivain important, qu’il est un point de repère dans la littérature de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Même Cesare Cantù, pourtant peu enclin à établir des comparaisons entre les auteurs, perçoit Monti de cette manière. Il consacre ainsi tout un chapitre à « Monti et son école », puis, dans un autre chapitre, n’hésite pas à faire un parallèle entre Monti et Manzoni dans le but de montrer les spécificités de chacun de ces deux grands écrivains261. Giuseppe Parini est vu de la même manière par d’autres intellectuels, mais pas par Cesare Cantù qui semble réticent à construire une lignée de grands auteurs du XVIIIe-XIXe siècle, qui l’envisage comme une référence pour ses successeurs comme nous l’avons vu un peu plus haut. Giosuè Carducci en fait même pour sa part, au-delà de l’aspect purement littéraire, le premier à défendre des idées en rapport avec le Risorgimento puisque l’un des textes de Parini est le premier texte des Letture del Risorgimento.

La comparaison peut aussi servir à nuancer l’importance d’un auteur par rapport à un autre d’un point de vue littéraire et c’est précisément ce qui se passe lorsqu’il est écrit au sujet

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Ibid., Tome XXIV, p. 196.

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93 de Foscolo que celui-ci « n’a été que le principal imitateur d’Alfieri »262. Le jugement paraît négatif pour Foscolo, tandis qu’il fait apparaître Alfieri comme une influence majeure dans la littérature de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Pour autant cette représentation d’Ugo Foscolo semble tenir ici principalement à l’avis personnel de l’auteur de la notice car d’autres écrits à peu près de la même période ne considèrent pas Foscolo comme l’imitateur d’Alfieri, mais plutôt comme un écrivain inspiré par des auteurs étrangers, ce sur quoi nous reviendrons. La mise en face à face de deux auteurs est en fin de compte un bon moyen d’évaluer l’importance qui est accordée à chacun d’eux par la critique littéraire, de voir s’ils sont mis sur un pied d’égalité et si ils sont des références majeures de la littérature italienne. Ainsi, des considérations comme celle-ci : « si Alfieri a créé en Italie un nouveau style tragique, Parini s’en est fait un pour la satire »263 montrent l’apport de chacun et la place particulière qu’ils occupent dans l’histoire de la littérature. Ici, les deux écrivains semblent mis à égalité, parce qu’ils sont tous deux des novateurs dans un domaine différent et que, tel que cela est présenté, leur apport paraît de même importance pour la littérature. Par ailleurs, une fois de plus Alfieri apparaît comme un point de comparaison, une référence censée permettre d’apporter des explications sur les autres auteurs, en quelques sortes à la simple évocation de son nom.

Enfin, le fait d’associer certains écrivains les uns avec les autres permet d’élaborer une sorte de lignée de grands auteurs italiens pour une période particulière autour de la littérature, dans la même idée de ce que fait Carducci avec ses Letture à propos d’idées politiques dans la littérature. Toujours est-il que quelques auteurs en particulier de la période fin XVIIIe-début XIXe siècle semblent être mis en avant par les historiens de la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle qui paraissent en faire de véritables piliers. Pour Louis Etienne, « Alfieri, Monti, Foscolo sont les triumvirs de la littérature dans l’époque révolutionnaire »264, tandis que pour Carducci, la poésie de l’Italie des vingt premières années du XIXe siècle peut être divisée en trois catégories : « celle de Foscolo pour les jeunes, celle de Monti pour la génération en exercice, celle de Parini pour les plus âgés. »265 Ainsi la littérature de la charnière XVIIIe-XIXe siècle paraît trouver ses meilleurs représentants dans ses écrivains là, qui y impriment chacun leur marque à leur manière et qui sont de ce fait mis en parallèle. Les cas de Leopardi et de Manzoni sont un peu différents car ils sont plutôt de la

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Michaud, Op. Cit., Tome XIV, p. 445.

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Ibid., Tome XXXII, p. 136.

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Louis Etienne, Op. Cit., p. 574.

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Giosuè Carducci, Op. Cit. A proposito…, p. 20 : « quella del Foscolo per i giovani, quella del Monti per la generazione in esercizio, quella del Parini per i vecchi. »

94 génération littéraire suivante. Ils sont eux aussi comparés, comme nous l’avons montré un peu plus tôt, ce qui en fait là encore deux des écrivains les plus importants de leur génération sur le plan littéraire.

Au final, pour ce qui est de l’aspect littéraire, les Sei font bel et bien partie de ceux qui comptent au XIXe siècle. Ils sont des références importantes de leur période d’après les critiques littéraires de la seconde moitié du XIXe siècle qui s’intéressent aux contacts et aux influences qu’ils ont pu avoir entre eux et qui les comparent, dans le but d’estimer leur valeur les uns par rapport aux autres. Si toutes ne sont pas d’accord quant aux liens entretenus, en revanche pour la plupart se dégage une sorte de continuité, de lignée, dans la littérature italienne de cette période à travers ses écrivains talentueux et novateurs. Cesare Cantù paraît cependant être réticent à cela et on peut se demander alors si ses opinions concernant l’unité italienne, ou alors ses goûts personnels en matière d’écrivains, ne jouent pas un rôle ici. En effet, en ne distinguant pas de filiations, d’influences et en refusant les comparaisons, il ne met pas particulièrement en avant certains auteurs et évite ainsi d’en faire des figures de la littérature nationale.

Pour autant, mettre en avant quelques écrivains par rapport à leur époque ne suffit pas non plus à en faire des figures de la littérature nationale au point de voir en eux de potentiels pères de la nation, comme peuvent l’être Dante, Pétrarque ou encore Boccacce. Ces derniers, et quelques autres écrivains majeurs, représentent de véritables modèles et sont d’incontournables références de la littérature italienne. Si être parmi les écrivains les plus reconnus de sa génération ne permet pas d’affirmer que l’on est en présence d’une éventuelle figure nationale, en revanche, être intégré à cette lignée d’auteurs mythiques de la littérature italienne peut être interprété comme un signe encore plus fort de son importance au sein de cette littérature, et par là même donner la possibilité d’accéder à un statut de figure nationale. Dès lors, relève-ton des comparaisons entre les Sei et les auteurs représentatifs de la tradition littéraire italienne et que peut-on en déduire quant à la représentation qui est alors faite des écrivains ainsi comparés ?