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Des avis différents sur le lien entre les auteurs et l’unité italienne 32

Chapitre II : Des précurseurs du Risorgimento ? 24

III. Des avis différents sur le lien entre les auteurs et l’unité italienne 32

Si pour certains historiens actuels, à l’image d’Alberto Maria Banti, les écrivains de la fin du XVIIIe siècle sont à l’origine de la diffusion du concept de nation en Italie, quel lien établit-on dans la seconde moitié du XIXe siècle entre les auteurs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, la littérature qu’ils produisent et l’idée d’une unité de la péninsule ?

Un lien critiqué ?

A la lecture de certaines remarques on peut se demander si certains intellectuels dans le dernier tiers du XIXe siècle ne contestent pas par moment le lien entre les écrivains et l’idée d’unité ou de nation italienne. En effet, certaines tournures de phrases laissent entrevoir implicitement qu’une opinion générale est faite autour d’un auteur, mais que celle-ci est fausse. Ce que Cesare Cantù écrit sur Alfieri, à savoir que celui-ci « donna à l’Italie un théâtre nouveau, mais pas national »82 en est un bon exemple. Par le fait qu’il précise qu’Alfieri ne fit pas un théâtre national laisse imaginer que certains aient pu avancer cette idée à un moment donné et que Cesare Cantù réfute ici cette représentation qu’il considère comme erronée. De même, il analyse le style de Leopardi en disant qu’il « exprime le râle d’une société agonisante, non les puissantes soifs de la résurrection (il [Leopardi] se moquait des

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33 renaissances) »83. Ici l’auteur insiste bien sur le fait que l’écrivain dont il parle n’a aucun lien avec le mouvement d’unité et qu’au contraire ce dernier affiche un désintérêt, voire adopte un regard moqueur quant aux volontés de créer, ou plutôt de ressusciter, une nation italienne unie comme aux temps jadis où elle rayonnait. Si pour certains c’est le lien même entre des écrivains et le concept ou le mouvement d’unité qui est écarté fermement, non pas parce qu’ils réfutent l’existence d’un tel lien en général comme nous avons pu le voir précédemment, mais parce qu’ils sont soucieux de ne pas faire de généralité et ainsi de respecter les spécificités des uns et des autres, pour d’autres, il y a plutôt critique de liens entre la célébrité d’écrivains engagés et la qualité de leur production littéraire.

Ainsi, on voit apparaître des commentaires en forme de reproches formulés à l’égard d’écrivains qui ont bâti leur renommée essentiellement sur leur engagement, et non sur une littérature nouvelle ou admirable, digne de rester dans les mémoires et de figurer en très bonne place dans les histoires littéraires. C’est de cette manière que l’on peut comprendre ce type de considérations : « Nous devons nous borner à tirer de la foule quelques écrivains qui survivront sans doute aux circonstances et aux luttes où ils ont figuré. »84 Si visiblement la lutte en faveur de l’unité a pu apporter la gloire à certains écrivains, notamment parce que les thématiques développées correspondaient aux attentes du moment, Louis Etienne souhaite ici distinguer les auteurs ayant marqué une étape importante dans la littérature italienne de ceux n’ayant marqué que leur époque de par leur mobilisation en faveur du mouvement d’unité italienne. C’est pourquoi il écrit à propos de Berchet que celui-ci « a dû l’éclat de sa renommée d’autrefois à son patriotisme et à son exil non moins qu’à son talent. »85 Le jugement est sans appel et pourtant, tel n’est pas l’avis de Cesare Cantù qui, s’il ne lui accorde tout de même que peu de lignes, lui reconnaît en plus de son patriotisme un style certes « dépourvu d’harmonies » mais ayant doté « la langue de quelques formes nouvelles. »86

Le lien entre les écrivains de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle et l’unité italienne n’est donc pas toujours évident et est parfois critiqué sur le plan de la véracité ou sur le plan de la littérature. De même, les avis divergent en ce qui concerne les apports des uns et des autres à la fois à l’unité italienne et à la littérature. L’unité italienne comme thème littéraire et comme engagement plus personnel de la part de l’écrivain est-elle toujours montrée comme allant de pair et est-elle perçue de la même manière ?

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Ibid., p. 614 : « esprime il rantolo d’una società agonizzante, non i potenti aneliti della risorgente (de’ risorgimenti egli si beffava ».

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Louis Etienne, Op. Cit., p. 593.

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Ibid., p. 587.

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34 L’unité italienne comme thème littéraire et comme engagement ?

L’unité italienne comme thème littéraire est finalement la forme sous laquelle elle est le plus évoquée dans les sources choisies. Son intégration à la littérature est ce qui retient le plus l’attention et qui donne lieu à diverses interprétations. Trois attitudes différentes des écrivains envers l’unité viennent alors à être mises en évidence par ce biais, et ne suscitent pas les mêmes commentaires.

Comme nous venons de le voir, l’engagement et la littérature sont parfois dissociés au sujet d’un écrivain patriote, avec l’idée que c’est le thème littéraire de l’unité et l’engagement de l’auteur qui l’emportent sur la qualité littéraire plus formelle. Ainsi, le patriotisme prend parfois le pas sur la littérature, ce qui est considéré comme dommageable par certains auteurs d’histoires littéraires. Il est intéressant de noter ici que c’est l’auteur français d’histoire littéraire italienne qui déplore cela, tandis que cela ne semble pas être le cas des Italiens. Peut être est-ce parce que ces derniers ont vécu eux-mêmes le mouvement d’unité ou parce que cela les touche plus directement qu’il paraît plus facile pour eux de comprendre ou de concevoir le patriotisme de certains écrivains. Inversement, on peut supposer aussi que c’est parce qu’il dispose du recul nécessaire que le Français Louis Etienne peut analyser que la renommée de Berchet, pour reprendre l’exemple précédemment évoqué, tient surtout à ses actions et aux thématiques patriotiques de ses écrits. Au final, les convictions politiques des écrivains ne sont pas nécessairement visibles ou compatibles avec leur production littéraire comme le signale la Biographie universelle de Michaud au sujet de Leopardi, dont elle dit qu’il appartenait par ses opinions au libéralisme italien bien qu’aucune de ses poésies ne célébrait les divers mouvements d’insurrections de son époque87. Nous reviendrons plus tard sur le fait que cette affirmation est contredite par d’autres sources, ce qui nous intéresse ici est de voir que sont distinguées les convictions et la littérature et qu’il arrive que l’on conçoive qu’un auteur puisse mettre ses idées politiques de côté lorsqu’il compose son art.

L’attitude contraire est aussi mise en évidence. En effet, quelques hommes de lettres développent l’idée de l’unité italienne dans leurs œuvres sans que pour autant cet engagement aille plus loin et prenne corps concrètement sur le terrain. Cependant, loin d’être insignifiant ce patriotisme de papier peut être perçu comme le point de départ de tout le reste. C’est ainsi que Giosuè Carducci laisse entendre que ses contemporains de la fin du XIXe siècle, « orateurs et écrivains et journalistes » ont attribué « à Alessandro Manzoni un mérite […] :

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35 celui de créateur et de facteur, comme ils disent aujourd’hui, de l’unité italienne. »88 Or, cela est accordé à Manzoni en vertu de son art, comme le montre Carducci en citant l’un de ses contemporains : « le « fondement unitaire » que Manzoni donna à l’antique art italien. »89 Si Carducci se montre critique envers ces propos, ce n’est pas parce qu’il réfute l’idée d’une littérature unitaire mais bien parce qu’il refuse d’en accorder la primeur à Alessandro Manzoni. Finalement, l’engagement sur le terrain autre que celui des idées et de la littérature ne paraît pas si important que cela aux yeux des intellectuels post-unitaires, nous reviendrons très largement sur ce point dans les chapitres suivants.

Enfin, il arrive que l’unité italienne représente à la fois un thème littéraire et un engagement concret pour des écrivains de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. A ce sujet vient immédiatement l’exemple d’Ugo Foscolo, à propos duquel est régulièrement signalé le fait qu’il ait pris les armes. Un autre exemple bien plus tardif marque très certainement les hommes de lettres post unitaires, celui de Giuseppe Mazzini, écrivain et homme d’action par excellence et figure incontestable du Risorgimento.

Le thème de l’unité dans la littérature est donc d’abord ce qui attire l’attention de ceux qui écrivent sur les auteurs et leurs œuvres, même si les engagements plus concrets de certains auteurs sont aussi exposés. Cela n’empêche cependant pas que les avis divergent autour des auteurs et de leur lien avec le concept d’unité italienne, ce qui montre que l’image de ses auteurs est encore en construction et qu’elle n’est donc pas déjà figée.

La Révolution française et l’occupation de la péninsule par Napoléon Bonaparte sont des références importantes que les réflexions sur les auteurs de la fin du XVIIIe siècle ne manquent pas de rappeler et de lier à l’histoire personnelle de chaque écrivain ayant vécu durant cette période. Cependant, cela n’empêche pas non plus les considérations autour des débuts du concept littéraire puis politique d’unité italienne, ne serait-ce que parce que l’occupation napoléonienne en est perçue comme un point de départ. Pour autant, on remarque que les auteurs de la fin XVIIIe et début XIXe ne sont pas toujours considérés comme des précurseurs du mouvement d’unité et que tous les intellectuels de la seconde moitié du XIXe siècle ne s’accordent pas sur ce point. En revanche, au vu de ce qui a pu être relevé précédemment sur les considérations de Giosuè Carducci à propos des jugements de ses contemporains sur les auteurs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, et en comparaison avec les avis divergents et les conceptions encore peu figées des écrits

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Giosuè Carducci, Op. Cit. A proposito…, p. 43.

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36 légèrement plus anciens de quelques décennies, on peut donc se demander si la fin du XIXe siècle ne marque pas un réveil national.

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Chapitre III : Le réveil national de la fin du XIXe siècle : impact