• Aucun résultat trouvé

La construction d’une littérature nationale continue : le choix des ancêtres et de l’esprit

Chapitre IX : la littérature comme manifeste de l’idée nationale ? 112

I. La construction d’une littérature nationale continue : le choix des ancêtres et de l’esprit

Le simple fait d’entreprendre une histoire de la littérature italienne, qui commence à partir du moyen-âge, correspond déjà à la construction du mythe d’une tradition littéraire de la péninsule et à l’idée de l’existence d’une nation unie culturellement depuis des siècles et dont la littérature est l’une des manifestations les plus représentatives. Plus encore, il s’agit de choisir les ancêtres communs à l’ensemble des Italiens, par le biais de ces écrivains censés

303

Laura Fournier-Finocchiaro, Op. Cit. Caractère…

304

Christophe Charle, Op . Cit., p. 347.

305

Pour plus de précisions sur l’idée de choix des ancêtres et d’esprit national, se référer à Laura Fournier- Finocchiaro, Ibid.

113 avoir donné valeurs et dignité à la nation. En somme, c’est l’esprit national qui doit être représenté à travers l’histoire de la littérature italienne.

Une longue tradition littéraire

Depuis la fin du XVIIIe siècle et l’apparition des premières histoires littéraires de l’Italie, et tout au long du XIXe siècle, l’idée qui prédomine est celle d’une littérature continue et rayonnante dans la péninsule, qui a élevé dans ce domaine l’espace italien au rang européen. Le mythe d’une tradition littéraire qui remonte au moyen-âge est très en vogue parmi les élites cultivées italiennes durant le XIXe siècle. Elle l’est aussi parmi les intellectuels étrangers, puisque l’on voit par exemple des Français se lancer de même dans des histoires littéraires de l’Italie qu’ils font débuter au moyen-âge et dont la construction semble être faite pour accréditer cette idée de tradition littéraire, à l’image de ce que fait Louis Etienne. Cette tradition littéraire italienne paraît bien ancrée dans les esprits des lettrés italiens du XIXe siècle, au point que même les intellectuels peu favorables à l’unité perçoivent à travers celle-ci l’existence d’une nation :

« Et en Italie la littérature eut toujours une très grande importance, et l’art et le sentiment du beau furent les instruments de sa renaissance, comme la morale sérieuse et positive pour l’Angleterre, l’esprit et la raison pour la France. A la présomptueuse abjection actuelle, qui répète qu’il n’y eut pas d’Italie et d’Italiens avant 1859 ou tout au plus 1848, nous opposerons toujours une littérature et un art, dans lequel, et peut-être pour lequel vécut toujours le nom d’Italie, soit parmi nous, soit face aux étrangers. Elle commença avec Dante, et sa tradition ne resta jamais interrompue, et même dans les temps les plus funestes elle continua à réfléchir, étudier, agir ; bien que les rhéteurs, son éternelle infection cutanée, aient étouffé les sentiments sous la recherche de la forme. Et nous nous évertuâmes toujours de reconnaître l’Italie vivante et pleine d’espoir dans sa littérature, appliquée aux pensées et aux sentiments d’Italie. » 306

L’idée de la persistance d’un caractère national italien à travers les siècles grâce à la littérature est très clairement exprimée ici. La tradition littéraire italienne apparaît comme un fait qui ne peut être nié et qui surtout depuis Dante, celui par qui tout est arrivé, n’a cessé de se perpétuer. Plus encore, il semblerait que cela soit la littérature qui ait fait l’Italie, et ce bien avant qu’elle ne devienne une réalité, c'est-à-dire bien avant le Risorgimento et la création de la nation. En fait, c’est une nation littéraire, dont découle l’esprit national italien, qui est mise en évidence ici. Pour les intellectuels italiens donc, la littérature italienne est ce qui fait

306

114 l’essence de la péninsule. Nous voyons alors se dessiner ici une volonté de se chercher des ancêtres et des racines communes, de se chercher finalement, à travers la littérature, une histoire. Ainsi, même si Cesare Cantù n’est pas vraiment favorable à l’unité italienne, il reconnaît, et même défend ardemment, l’existence d’une Italie culturelle à défaut d’une Italie politique. La littérature paraît être ce qui parvient en fait à lier les élites cultivées italiennes sous une même bannière, faite d’auteurs et de génies de l’écriture.

Cette tradition littéraire est une idée somme toute visiblement bien ancrée en Italie et le passé glorieux d’une culture italienne rayonnante en Europe ne cesse ainsi d’être rappelé, comme conscience de l’Italie comme un espace littéraire bien à part et caution d’un esprit national ancien, et non inventé par l’unité. Une relecture de toute la littérature italienne dans le sens de cette tradition semble donc à l’œuvre au XIXe siècle, dans un contexte européen de recherche, et de construction, des racines nationales307. C’est dans cette perspective que sont représentés les écrivains italiens et que sont mis en valeur ceux qui, parmi eux, sont censés incarner encore mieux que les autres la longue tradition littéraire italienne. Nous en revenons alors ici à ces grandes figures de la littérature, ces illustres anciens, auxquels sont comparés les auteurs postérieurs afin d’évaluer s’ils en sont dignes et par conséquent s‘ils deviennent eux-mêmes des références de la tradition littéraire.

Au-delà d’une relecture volontairement orientée dans le but de « nationaliser » l’histoire littéraire de la péninsule durant le mouvement d’unité et surtout après la réalisation de l’unité, comme cela est visible dans l’histoire littéraire de Francesco De Sanctis308, il apparaît que l’idée d’une tradition littéraire italienne qui serait à l’origine de la nation, qui la précéderait, dépasse les frontières partisanes et est en fin de compte assez largement partagée parmi les hommes de lettres, et pas seulement les lettrés italiens. En effet, Louis Etienne par exemple, paraît être lui aussi imprégné de cette conception d’une tradition littéraire ayant conduit à l’unité italienne : « Les livres l’ont [l’unité] annoncée, les siècles l’ont mûrie, la littérature italienne en est pénétrée depuis Dante jusqu’à Manzoni »309. Ainsi, il fait de la littérature italienne un grand mouvement continu qui part de celui par qui tout a commencé, et qui termine, provisoirement, par le grand écrivain du XIXe siècle, mort deux ans seulement avant la publication de l’ouvrage de Louis Etienne. Ce dernier fait aussi de la tradition littéraire italienne le support de la nation, la matrice de celle-ci. Au final, cette conception particulière de la littérature italienne amène dans un sens à faire des grands écrivains italiens

307

Au sujet de la recherche et de la création des identités nationales au XIXe siècle en Europe, se référer à Anne- Marie Thiesse, Op. Cit.

308

Laura Fournier-Finocchiaro, Op. Cit. Caractère…

309

115 des pères de la patrie310, puisqu’ils incarnent cette tradition mère de la nation et expression de l’esprit national.

Dans la perspective de l’étude particulière qui nous concerne, il convient alors de voir plus précisément de quelle manière est située la littérature de la charnière XVIIIe-XIXe siècle par rapport à la tradition littéraire italienne, afin d’en tirer des conclusions sur les six auteurs qui nous intéressent.

Intégrer la charnière XVIIIe-XIXe siècle

L’existence d’une tradition littéraire italienne semble donc être acquise pour les esprits cultivés de la seconde moitié du XIXe siècle, mais jusqu’où se perpétue-t-elle et comprend- elle toutes les périodes de la littérature, et notamment la période fin XVIIIe-début XIXe siècle ? Comme nous venons de le voir, pour Louis Etienne elle n’a pas de fin et perdure encore au moment même où il écrit puisqu’il y intègre Alessandro Manzoni. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que la littérature de la charnière XVIIIe-XIXe siècle soit pleinement considérée comme faisant partie intégrante de la tradition littéraire et de l’esprit national qu’elle véhicule. En effet, le XVIIIe siècle italien est considéré à la fin du XIXe siècle par les critiques littéraires de manière assez négative311, et ces mêmes critiques ne disposent pas d’un grand recul sur leur propre siècle, ce qui rend plus difficile une mise en perspective de la littérature de la première moitié du siècle avec une tradition littéraire qui s’étend sur plusieurs siècles. Comment sortir la littérature de cette période de son contexte et la mettre en parallèle avec les grandes œuvres, les grands auteurs, en bref avec les quelques éléments de la littérature italienne qui ont traversé les siècles, qui ont su dépasser leur ancrage temporel pour passer à la postérité ? Comment envisager la permanence d’œuvres qui n’ont pas encore vraiment pu faire leurs preuves dans le temps, comment envisager finalement la continuité de la littérature ?

En comparant les histoires littéraires de Louis Etienne et de Cesare Cantù, il s’avère que la façon d’aborder la continuité de la littérature italienne et de sa tradition diffère de l’une à l’autre, ce qui donne à voir deux rapports divers à celle-ci dont nous pouvons tirer des enseignements intéressants. Pour Louis Etienne, la continuité est de prime abord temporelle, puisqu’il organise son Histoire littéraire par périodes successives, de sorte que la charnière XVIIIe-XIXe siècle s’en trouve répartie sur deux chapitres, voire trois. Chaque période vient finalement tout naturellement à la suite de la précédente, que cela soit en se situant dans une

310

Laura Fournier-Finocchiaro, Op. Cit. Caractère…

311

116 opposition par rapport à celle-ci, comme le montre le chapitre « Réaction contre l’Arcadie », ou dans sa succession, marquée essentiellement par un changement d’époque et de contexte et dont il est laissé penser que cela influe sur la littérature312. Par la suite, dans le corps du texte, la perpétuation de la tradition littéraire passe par des comparaisons et des mises en évidence de liens entre les auteurs et avec les illustres anciens, comme nous avons déjà eu l’occasion de le noter. Pour Cesare Cantù, la logique n’est pas la même. En effet, il respecte la chronologie mais ses chapitres sont avant tout plutôt thématiques313, de sorte que se dessinent plus facilement les hérédités, les héritages et les innovations au sein des groupes ainsi formés. Le chapitre intitulé « Le Théâtre »314 en est un très bon exemple, puisque Cesare Cantù y retrace toute l’histoire de l’écriture dramatique en Italie. La continuité au sein de la tradition littéraire apparaît ici sous un autre jour, avec une période XVIIIe-XIXe siècle qui finalement est intégrée parmi les divers thèmes abordés, et non tout simplement mise à la suite des périodes précédentes. Deux manières donc de présenter la tradition littéraire italienne, avec l’une qui permet une intégration de toutes les périodes dans une certaine continuité à partir de la façon dont est construit l’ouvrage, et l’autre qui ne fait apparaître cela qu’avec le corps du texte.

La volonté d’intégrer la période fin XVIIIe-début XIXe siècle à la tradition littéraire italienne est encore plus flagrante chez Giosuè Carducci, qui s’en fait un ardent défenseur. L’idée de continuité culturelle de la littérature est très importante pour Carducci315 et il tente ainsi de l’exposer à ses contemporains :

« L’art est une modification continue ; et, quand dans l’élaboration collective du sens artistique d’une ou de plusieurs générations une forme a mûri jusqu’à la perfection suprême, tout de suite une autre se développe ; […]. Les spectateurs d’un développement sont sujets à se faire des illusions, otages de l’attraction du mouvement vivant et du sens du présent ; mais, […], tandis qu’ils plaignent leurs pères qui n’eurent rien de semblable et s’étonnent de comment ils purent vivre sans, voilà qu’un autre développement a commencé et une autre forme est en train d’arriver. »316 312 ANNEXE 2. 313 ANNEXE 1. 314 Ibid. 315

Laura Fournier-Finocchiaro, Op. Cit. Les Lumières…, p. 12-13.

316

Giosuè Carducci, Op. Cit. A proposito…, p. 18-19 : «L'arte è continua modificazione; e, quando nell'elaborazione collettiva del senso artistico d' una o più generazioni una forma è maturata alla perfezione suprema, un'altra sùbito se ne svolge ;[…]. Gli spettatori d' uno svolgimento sono soggetti ad illudersi, rapiti dall'attrazione del moto vivo e dal senso del presente ; ma, […] mentre compiangono i padri che nulla ebbero di simile e stupiscono come potessero viverne senza, ecco un altro svolgimento è cominciato e un' altra forma sta per venir fuori. »

117 Non seulement pour Giosuè Carducci la littérature, comprise ici dans l’art, est en perpétuel renouvellement et ce de manière continue, mais il pose aussi la question de la perception de la littérature par ceux qui en sont contemporains, montrant que la littérature précédente est souvent injustement dénigrée. Dans cette perspective il défend en fait la littérature de la charnière XVIIIe-XIXe siècle, que la seconde moitié du XIXe siècle ne considère pas à sa juste valeur selon lui. C’est pourquoi il n’a de cesse de la réhabiliter et de l’intégrer pleinement à la tradition littéraire italienne, comment en témoignent ses commentaires sur Parini, Foscolo et Monti dans A proposito di alcuni giudizi su Alessandro Manzoni ainsi que ses Letture del Risorgimento, premier volume, qui mettent à l’honneur les écrivains de cette période. En fin de compte, il apparaît que Carducci accorde une grande importance à cette période en ce qui concerne la construction d’une « littérature nationale » italienne317, et qu’il la place dans la continuité de la tradition littéraire, détentrice de l’esprit national.

Finalement, la charnière XVIIIe-XIXe siècle vient à être intégrer à cette tradition littéraire italienne défendue par les intellectuels italiens, et acceptée comme fait par certains intellectuels étrangers de la seconde moitié du XIXe siècle. Dès lors, les auteurs de cette période perçus comme étant de grands écrivains peuvent devenir des repères identitaires pour la nation italienne. Au final, la défense et l’affirmation d’une littérature italienne tendent à mettre en avant une nation culturelle qui ne demande qu’à se concrétiser politiquement. Par conséquent, comment percevoir tous les éléments qui vont en direction de l’italianisation de la littérature, si ce n’est comme la mise en évidence des frémissements d’une nation en gestation ?