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CHAPITRE 3. METHODOLOGIE ET DEMARCHES DE LA RECHERCHE

4.4. Regards actuels sur les habitants des tribus du sud-est de la commune de Yaté

Le contexte développementaliste en Nouvelle-Calédonie, mentionné au Chapitre 2, repose en grande partie sur la dynamique socio-économique sous-jacente à l'économie de marché et à la volonté de rééquilibrage entre les provinces et les régions. On assiste aujourd'hui à des changements importants au sein de la société kanak. Pour les Kanak, il s’agit de s’adapter tout en tâchant de conserver de fortes valeurs (Participant n°4 : 10/14).

La population totale de la commune de Yaté est aujourd'hui estimée à 1747 habitants dont 95 % sont issue du peuple kanak. De la période s'étendant entre 2009 et 2014, on constate une diminution de la population à Yaté de 7% (Participant n°18 : 11/14). Cette conjecture démographique s'expliquerait dans un premier temps par une baisse du taux de natalité, les familles nombreuses d’autrefois, de six à dix enfants, ont fait place à des familles de trois ou quatre enfants. Dans un second temps, la diminution démographique de la commune peut également s'expliquer par l'exode rural vers la capitale Nouméa. Se situant à environ 75 km de Yaté et représentant un trajet d'une durée d'environ une heure, l'attractivité de la capitale réside dans le fait qu'elle concentre la majorité des activités et des services, offrant notoirement de potentiels débouchés en termes d'emploi. Nouméa est un facteur important de migration pendulaire au niveau local, que ce soit pour le salariat ou pour la scolarité des plus jeunes (Participant n°18 : 11/14). Les individus concernés se rendent sur place en semaine et ne rentrent en tribus que le week-end, ceci n'étant toutefois pas systématique. Un des aspects relatifs à ces changements, également mentionné lors de notre terrain, s'observait au niveau de la langue, un trait fondamental de l'identité autochtone. La langue vernaculaire se perd dans le Sud et ce rapidement. En effet, la génération comprise entre 25 et 35 ans, ne la pratique quasiment plus et les adolescents et les enfants ne la parlent plus du tout (observation personnelle : 09-10-11/14). Nous signalons ici la perte de la langue car c'est un élément qui nous a souvent été présenté comme un facteur décisif du déclin de certaines pratiques et de certaines valeurs chez les Kanak. Nos interlocuteurs plus âgés, de 50 ans et plus, ont systématiquement associé la langue vernaculaire à la préservation de la coutume et à celle de la notion traditionnelle de territoire.

Nous l'avons vu, la coutume rappelle l'histoire de l'espace d'origine, des ancêtres fondateurs, du clan et des alliances. Autrement dit, la coutume préserve l'identité territoriale et insiste sur l'appartenance du Kanak à la terre. Un interlocuteur partageait ses craintes à ce sujet et les formulaient comme suit :

Si ceux qui viennent après nous ils savent plus parler la langue, ils vont oublier la vraie histoire qu'il y a avec l'endroit. Ça fait que ils vont faire comme les blancs en fait. Ils vont habiter dans un coin, dire ici c'est chez moi, c'est ma propriété, faut pas passer la clôture. C'est pas comme ça la vraie signification de la terre pour nous. Chez nous la maison elle est là, mais ce qui a autour aussi c'est la maison. Si tu connais pas l'histoire, les noms, tout ça, tu oublies tes racines (Participant n°1 : 09/14).

Le français est donc devenu la langue majoritaire et il faut revenir sur les raisons de ce déficit des langues vernaculaires en Nouvelle-Calédonie. Fabrice Wacalie, spécialiste en linguistique océanienne, propose une analyse sommaire en lien avec l’histoire coloniale :

Au milieu du 19ème siècle (...) le nombre de locuteurs de langues kanak a chuté, d’une part à cause des guerres tribales qui ont sévi à cette période, mais aussi en raison des épidémies dues aux premiers contacts avec les colons. Puis l’administration coloniale a généré d’importants mouvements de population en établissant sa capitale à Nouméa, bouleversant ainsi les aires linguistiques kanak traditionnelles (…) Lorsque les colons se sont installés dans la ville, les clans qui y vivaient ont été spoliés de leurs terres et repoussés. Certains clans sont partis plus au Sud et d’autres dans le nord. Les langues actuelles sont ainsi le résultat de l’amalgame de plusieurs langues.

L’expansion de la religion chrétienne dans la langue des colons a encore accentué le phénomène d’abandon des langues kanak (…) Cela a occasionné une rupture dans la dynamique de transmission intergénérationnelle (Wacalie 2010 : 1).

L'auteur nous donne également un exemple concernant le cas de la commune de Yaté, avec le recueil du témoignage d'une interlocutrice originaire de la commune qui raconte ses échanges en langue avec ses petits-enfants : « Quand les enfants m’entendent parler en langue, ils rient et me disent : Wawa (grand-mère), tu parles bien anglais ! » (Wacalie 2010 : 1). Un cas similaire nous a été rapporté pendant notre terrain. Lors d'un entretien, un répondant mentionnait ceci : « Un jour, il y a un gosse qui est revenu de l'école et qui a dit que la prof elle parlait bien anglais et que c'était difficile à comprendre. Le petit a été impressionné parce que la prof est kanak, c'est une fille de chez nous. On s'est rendu compte après qu'il parlait du cours de langue » (Participant n°8 : 11/14).

Le recul de la langue kanak pourrait s'expliquer par le fait que la langue française est devenue la langue nationale, parlée par tous et permettant l'intercommunication. Les jeunes générations sont ainsi encouragées, et dans bien des cas par leurs parents, à privilégier le français pour leur scolarité et leur avenir.

Des efforts de valorisation et de préservation de la langue s'insèrent toutefois au sein de la localité avec un cours de langue vernaculaire, des ateliers de lecture (poème, légende, etc.) et autres activités scolaires ou périscolaires (observation personnelle : 10/14). Ces efforts mis en place restent toutefois limités, dans le sens où les dispositifs sont peu nombreux et considérés par certains interlocuteurs comme relativement inefficaces : « Apprendre un poème ou une chanson n’est pas apprendre une langue. Réciter n’est pas parler. On peut peut-être … je dis bien peut-être ... se demander si la langue est encore vraiment utile aujourd’hui ? ... » (Participant n°2 : 10/14).

Actuellement, on estime que 44,4 % de la communauté kanak de Yaté parle encore la langue (ISEE, 2015). Devant ce recul notable, un constat s'y attenant peut être fait autour des cérémonies coutumières ; le français y occuperait une place grandissante et ce, afin de permettre la compréhension par tous (Participant n°9 : 10/14).

L’intégration de valeurs exogènes à la société kanak amène ainsi son lot de bouleversements et de changements sur le plan culturel. Nous aborderons maintenant ce qui peut avoir trait aux rapports socio-économiques inhérents à ce contexte. Une autre de ces valeurs qui étaient autrefois absentes du monde mélanésien est l'argent et nous entrons ici dans la dichotomie entre le système de subsistance, basé sur les relations d’échange, et le système capitaliste, basé sur les relations marchandes. Bensa et Freyss soumettent une observation pertinente, bien que datant de 1994, du rapport entre les Kanak et l'argent :

Enchâssée dans une société dominée par des logiques post-coloniales, la société kanak n'est plus fondée sur la seule économie domestique. Mais sa dynamique n'est pas pour autant assimilable à celle d'une société capitaliste. Simple affaire de temps, simple question de « période de transition » ? Rien n'est moins sûr car les facteurs du changement sont contrariés selon un double mouvement : ce qui est « autour » de la société kanak « ne tire pas » vers le changement et ce qui est « dedans » ne pousse pas dans sa direction. (…)

La régulation sociale du monde kanak ne valorise ni l'initiative productive marchande, ni la quête du pouvoir par l'argent. « Enrichissez-vous » serait ici un slogan bien incongru puisque personne ne parviendrait à le mettre en œuvre sans qu'en résultent des ruptures avec le milieu social kanak ambiant. Toutefois, l'argent est de plus en plus présent au sein du monde kanak ; mais conçue seulement comme moyen d'accès à la consommation, la monnaie ne parvient pas à effectuer son cycle complet, à être relancée dans le circuit par la production.

Pour l'heure, l'argent se révèle plus soluble dans la société kanak que la société kanak dans l'argent… (Bensa et Freyss 1994 : 11-12).

Dans la commune de Yaté, sur le plan économique, on note la coexistence d’une économie de subsistance et d’une économie de marché. Ainsi, on retrouve encore en tribu de nombreux jardins destinés à l’autosuffisance. Les champs, ainsi localement nommés, se situent généralement à quelques dizaines de mètres des habitations, l'espace autour de la maisonnée étant alloué aux plantes ornementales (observation personnelle : 09-10/14). Ces plantes peuvent d'ailleurs être décoratives mais certaines d'entre-elles possèdent des vertus ou des caractéristiques issues de la cosmologie kanak. Par exemples, la cordeline est une protection contre le malheur, le gaïac préserve des mauvais sorts issus de la magie, le corossol détient une forte valeur nutritive mais il est également utilisé comme remède contre la varicelle, le pandanus sert à la confection des nattes pour les cérémonies coutumières, etc. De nombreuses autres plantes détiennent ainsi des fonctions bien précises mais les citer toutes ici serait trop long. Il faut toutefois savoir que les plantes ornementales sont aussi des objets d'échange, surtout entre les femmes qui s'occupent de ces jardins, en s'appliquant à les rendre beaux et utiles à la fois. Avoir un beau jardin autour de sa maison est une fierté chez les Kanak et la volonté de l'embellir grâce à l'ajout de nouvelles espèces participe à ce troc (Participant n°6 : 10/14).

Pour en revenir aux pratiques horticoles, les Kanak cultivent l'igname, le tarot et le manioc, des tubercules présents dans tous les champs observés. Ils sont la base de l'alimentation locale et nécessitent un travail et un entretien important (horticulture de brûlis sur billons et usage de tuteurs pour les ignames, culture pluviale ou irriguée pour les tarots). On peut également observer la culture de fruits et de légumes variés tels que le chou kanak, la patate douce, la tomate, la salade, le squash, la banane, la papaye ou encore l'ananas, ces produits étant plutôt cultivés en fonction des goûts et préférences de chacun (observation

Ceci reflète certains principes et valeurs mélanésiennes pour lesquels l’organisation de la production est faite pour le bien de la collectivité et pour subvenir aux besoins primaires. Les activités de production font donc l’objet d’un travail collectif et l’échange et le partage sont au centre de la distribution. C’est ce que l’on nomme « la réciprocité des biens et des services » (Hyndman 2005). Le pilier de l'organisation est ici l’espace domestique dans lequel « all interrelate to provide a continuous circulation of labor, food, and materials within a village, the rate of which is geared by need and social relationship, not by Western economic cost accounting » (Hyndman 2005 : 76).

Les Kanak de la commune de Yaté restent en partie dépendants de l’agriculture vivrière, de la chasse et de la pêche. La majorité des foyers disposent de jardins qui sont établis sur les terres du clan auquel ils appartiennent. Ainsi, les maisons et les champs des membres d'une même famille seront installés sur les terres qui leurs ont été attribuées et seront proches les uns des autres, séparés d'une dizaine de mètres. Le domaine vivrier était autrefois l'activité principale des populations de tribus et cet exercice est encore fortement présent au sein des localités. Ces activités m'ont d'ailleurs été présentés comme rythmant le quotidien des individus, faisant partie des habitudes partagées par l'ensemble de la communauté :

Un kanak qui n'a pas de champs d'ignames c'est pas un Kanak. On se lève avec le soleil, le matin de bonne heure il fait moins chaud et puis c'est comme ça … quand il fait jour, on doit se lever et faire quelque chose. La nature elle nous donne tout, à manger, à boire, tout. La terre on doit la travailler puis planter et récolter. Quand on n'est pas au champ on va faire la pêche ou la chasse, des fois. Puis c'est assez. C'est comme ça tous les jours. Après c'est un peu pour la maison, on échange, on partage aussi. On utilise notre travail et nos produits pour la chefferie. C'est obligé, on a besoin aussi de l'igname, tout ça, pour faire les coutumes. Et puis c'est normal, c'est comme ça chez nous. Les vieux y faisaient comme ça puis nous, on doit faire pareil (Participant n°1 : 09/14).

On observe néanmoins une certaine spécialisation des tâches dans ce secteur et on peut distinguer deux types d'agricultures (observation personnelle : 09-10/14). D'une part, les jardins domestiques qui sont essentiellement destinés à la ponction des besoins alimentaires familiaux et qui peuvent atteindre une surface de 10 à 30 m². L'entretien est effectué par les plus âgés ou les personnes non-salariées en semaine et fait l'objet d'une occupation collective le week-end.

Le travail s'y effectue principalement à la main avec des outils tels que le sabre d’abattis, la pelle ou encore la pioche. En fonction des rendements, une partie des produits peut également être revendue au marché du village qui se tient deux fois par semaine (observation personnelle : 10/14).

D'autre part, nous pouvons observer des champs de plus grande envergure, s'étalant sur des surfaces pouvant avoisiner les 50 ares et plus, qui seront source d'une activité salariale à plein temps. Ce type d'agriculture est davantage mécanisé avec l'usage de machines tels que des tracteurs ou des bineuses mais l'on observe aussi des domaines dotés d'infrastructures modernes et le recours à la mise en culture sous serres ou à l'hydroponie (observation personnelle : 10/14). Ce second cas reste toutefois minoritaire mais serait encouragé par les autorités communales. Dans le but de développer le salariat, des aides et subventions peuvent être octroyées par le biais d'institutions publiques au sein de la localité. Nous retrouvons par exemple, le cas de l'ADEVY (Agence de Développement de Yaté) qui apporte un soutien financier et logistique aux personnes désireuses de s'investir dans ce secteur. L'agence prend également en charge l'achat, le conditionnement et la revente des productions. Les produits peuvent être revendus sur le marché et les commerces du village mais une majeure partie de ceux-ci sont acheminés vers les marchés ou grandes surfaces de Nouméa (Participant n°7 : 11/14).

Le développement des secteurs d'activités tels que l'agriculture marchande, le tourisme ou encore l'industrie minière reste toutefois des secteurs considérés comme étrangers par une partie de la communauté (observation personnelle : 10/14). Nous avons ainsi pu constater une certaine réticence à l'intégration d'un modèle exogène. Des alternatives sont toutefois présentes avec l'existence de marchés du village ainsi que le développement du tourisme en tribu (gîte, table d'hôte). Séverine Bouard et Jean-Michel Sourisseau (2010) définissent ce processus par une hybridation entre le modèle mélanésien et la modèle occidental et ajoutent que « le recours généralisé à la pluriactivité, la diversité des pratiques agricoles et les choix de valorisation des produits ruraux résultent bien d’une hybridation entre logiques marchandes et non marchandes » (Bouard et Sourrisseau 2010: 267). On assiste aujourd’hui à l’intégration et à la participation grandissante des Kanak à l’économie de marché.

Dans la commune de Yaté, entre 50 et 55% de la population totale occuperait aujourd'hui un emploi et parmi ceux recensés, 90% des actifs mélanésiens sont des habitants de la commune (Roine et Boutrolle 2016). Une part croissante de la population s'intègre dans le salariat et cette recherche continue d'accès à l'emploi entraîne simultanément une diminution considérable de l'agriculture vivrière. Le temps consacré aux champs est amputé du temps accordé au travail salarié.

Conclusion.

Christian Jost revient sur ces aspects dans un article de 2010 et démontre les effets et conséquences de la cohabitation entre ces deux sociétés présentes sur le sol calédonien. L'analyse qui est ici soumise établit un parallèle entre les deux conceptions du développement que l'on peut retrouver au sein de l'archipel, une approche démontrant qu'un même concept peut amener à diverses appréhensions et avoir de nombreuses alternatives en termes de configurations et/ou d'actions au sein des divers groupes sociaux :

Tant du point de vue économique, politique que culturel, le monde calédonien est un monde biface, partagé entre deux grandes visions du Monde, entre deux acceptions et acceptations du concept, importé, de « développement ». L’une est occidentale et fonctionne selon les règles et les valeurs du capitalisme et de l’individualisme, l’autre est océanienne et est régie par des règles et des valeurs communautaires. Rappelons que, même sur le plan juridique, coexistent le droit républicain et un droit local coutumier reconnu aux Kanak (...)

Si l’on s’en tient au mode d’évaluation de la « performance » ou « degré de développement » d’une région ou d’un pays selon les critères économiques employés par les grandes agences (…) on s’aperçoit vite que les grilles d’analyse « à l’occidentale » sont essentiellement quantitatives et ne sont pas adaptées pour prendre en compte les modes de fonctionnement locaux, notamment en brousse, qui relèvent pour une large part d’un système d’agriculture de proximité et d’économie que l’OCDE qualifierait d’informelle (Jost 2010 : 3).

Les référentiels des deux sociétés peuvent s'opposer et se confronter dans un tel contexte mais il est toutefois intéressant de voir en quoi les populations autochtones tendent à s'accorder et à s'affirmer face au système hégémonique en présence. Les Kanak prennent de plus en plus part au débat relatif à l'avenir socio-économique de la Nouvelle-Calédonie en opérant à l'heure actuelle des stratégies et des procédés mêlant coutume océanienne et développement occidental.

Au cœur de ce débat, la question de la régulation du foncier et des ressources naturelles est aujourd'hui récurrente, et disons même, qu'elle peut être considérée comme la principale préoccupation pour les populations du Sud calédonien. Afin de permettre un consensus entre les groupes d'acteurs que sont la Province Sud, l'entreprise minière VALE Nouvelle- Calédonie et les Kanak habitant la région, le foncier est réparti entre trois statuts différents qui octroient une autorité et des droits pour chacun : le domaine public détenu par le

Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et la Province Sud, le domaine minier ou privé détenu par la compagnie minière et le domaine coutumier dont les autochtones sont responsables et garants. Nous détaillerons cette partie de l'analyse dans le chapitre suivant en précisant les termes de la régulation du foncier entre ces trois statuts attribués à la terre, les groupes qui en sont les possesseurs, leur rôle respectif et les passerelles qui sont mises en place pour le développement d'une gestion participative des ressources naturelles dans le Sud calédonien.

CHAPITRE 5. ENVIRONNEMENT ET TERRITORIALITE : VERS UNE