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CHAPITRE 3. METHODOLOGIE ET DEMARCHES DE LA RECHERCHE

4.3. Une appartenance fondée sur le territoire : un mythe associant l'humain et la

Si les Kanaks ont été évangélisés vers la fin du XIXe siècle, cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient abandonné leurs anciennes croyances ni d’ailleurs qu’ils les aient maintenues en l’état. Aujourd’hui, plusieurs types de croyances, christianisme et autres, se superposent. (…) « l’espace des esprits est littéralement coextensif à celui des humains » (...) déterminant ainsi, selon Peter Dwyer, « un rapport entre le degré d’intensification des modes d’exploitation du milieu avec l’occupation spatiale du monde invisible au sein de l’espace territorial » (Brunois, supra : 8) (Leblic 2008 : 97).

Dans les représentations kanak, la terre fait l’objet d’une forte liaison spirituelle. S'il y a un rapport entre l'humain et la terre rappelant sensiblement celui de la propriété, la terre est avant tout perçue comme un privilège, un don fait au possesseur qui se doit de se montrer digne envers ce présent qui lui est fait (Participant n°8 : 09/14). Nous l'avons vu, chez les Mélanésiens ce don est en fait celui des Ancêtres et les héritiers en sont les descendants, soit les clans occupant les lieux aujourd’hui.

La responsabilité du clan est donc d’en user avec parcimonie et de veiller à la protection et à la préservation du milieu, tout en conservant un certain équilibre entre l'humain et le non humain. C'est une relation de réciprocité et de responsabilité qui est soulignée : « the intimacy between human beings and their emplacement on land begins with the imprint this ongoing substantial transfer leaves on the bodies of both » (Rumsey et Weiner 2004 : 2).

On cherche à « constituer une unité exogame d'une part, dotée d'un territoire d'autre part, dont l'exploitation des ressources et la propriété commune servent de fondement à l'organisation du groupe » (Deroche 2008 : 41). Le territoire est ainsi central dans la société kanak. L'espace ainsi délimité permet de s'identifier au groupe d'appartenance au travers du lien établi avec un endroit donné. Le lien unissant un groupe à un territoire dépend ainsi d'une histoire, de son occupation et de son aménagement au travers le temps (Winslow 1995, Kowasch 2012, Herrera et Tetoe 2012) et ceci définit un itinéraire mémoriel allant du site originel au lieu de vie actuel. La terre est garante d'une historicité commune et partagée par les membres composant un clan et cet héritage est inscrit dans le territoire occupé. Jean-

la valorisation de la culture mélanésienne en Nouvelle-Calédonie, rend compte de cet aspect dans ses écrits. Son analyse est pertinente, empreinte de son appartenance à la culture kanak :

les parcelles de terre, à partir des tertres qui les réunissent en leur donnant une structure d'organisation, se trouvent dans un réseau de relations qui les relient les uns aux autres ; tout comme les clans ont un réseau d'alliance qui suit les rivières, traverse les chaînes et les vallées suivant des itinéraires précis. L'espace ainsi n'est pas perçu comme tel, mais comme le tissu imprégné du réseau de relations des humains. Il sert d'archives vivantes du groupe et comme tel constitue une des bases du monde mélanésien et, par le fait même, apparaît comme un des éléments fondamentaux de la personnalité canaque. Il est donc en définitive non pas seulement un élément du cosmos, mais un des aspects essentiels du mythe. Par rapport à la personne, il n'apparaît pas seulement comme le support matériel, mais une de ses qualités. L'homme de la tribu accède à la personnalité par sa relation au mythe et par sa relation avec l'espace (Tjibaou 1976 : 285).

L'appartenance du clan à la terre de ses ancêtres peut également se retrouver dans les toponymes en langue vernaculaire. Les noms des lieux sont porteurs d'une forte valeur, qu’elle soit culturelle, identitaire ou géographique. Les toponymes renvoient à une signification qui peut être dû à la géomorphologie du paysage (observation personnelle : 10/14). Chaque particularité du paysage a une certaine importance dans le sens où on lui attribue un nom, un mythe et un statut. Le paysage physique est ici dessiné mentalement. À titre d'exemple, entre Touaourou et Goro, il y a une colline sur le bord de mer où culmine un énorme rocher à la forme d’une tête. Il est appelé le Bonhomme ou l’homme de Goro et est perçu comme la réincarnation d'un ancêtre. Occupant le lieu autrefois, celui-ci en devient le protecteur, garant du droit exercé par son clan à travers le temps. Le lieu et son histoire ainsi expliqués composent le mythe d'origine et participent à la sacralisation d'un endroit donné. Ce dernier est ainsi, et communément, appelé « lieu tabou » (Participant n°5 : 10/14) et fait l'objet d'un rapport particulier mêlant le respect et l'interdit.

On retrouve ces marqueurs dans le nom d’un clan qui est ou était autrefois attribué à une rivière ou à une montagne. Le paysage est un vecteur de la conservation des origines dans la mémoire collective. Le territoire est alors expérimenté, partagé et pensé en lien direct

Chaque généalogie, parallèle au mythe, correspond donc à une succession, autant de références spatiales, d'anciens habitats occupés tout au long des déplacements des membres du clan, que d'ancêtres. (…) Chaque groupe garde la mémoire des déplacements dans la tradition orale, par les récits historico- mythiques, les histoires de clans, de migrations, d'alliance, etc., qui sont les supports essentiels des relations entre groupes, entre personnes, soit autant d'éléments formalisés d'un savoir non pas mort, figé ou folklorique, mais opératoire à tous les niveaux de la vie sociale. Les groupes se déplacent ici en fonction des réseaux de relations (maternelles et paternelles) dont ils disposent ; cette mobilité permet par là-même de faire vivre ces réseaux. La terre définit donc une identité sociale mobile (Leblic 2009 : 284).

Ces divers aspects peuvent se retrouver dans les revendications autochtones pour la reconnaissance de leur identité et de leurs droits. Un exemple à cet effet nous a d’ailleurs été rapporté lors de notre terrain. À l’approche de l’usine de Goro se trouve la montagne de l’Aigle liée à un clan dont le totem était un rapace (le nom en langue vernaculaire est inconnu). Suite à un projet de prospection minière dans les années 2000, la population de la tribu de Goro, tous clans confondus, s'est mobilisée pour faire valoir ses droits sur le site et s'opposer à sa mise en exploitation. Les autorités coutumières de l'aire Djubéa Kapomé et les chefs de Goro, de Touaourou et d'Unia ont alors décidé de rendre l'endroit sacré en y posant ce qui est appelé un « bois tabou », un totem sculpté représentant à la fois la présence d'un Ancêtre et l'interdit qui en résulte. Le lieu est ainsi devenu inexploitable,

rendant toute entreprise impossible sans l'accord préalable des clans possesseurs

(Participant n°5 : 10/14).

Ce dernier élément peut être résumé par la formule employée par Joël Bonnemaison à propos du Vanuatu qui est évocatrice et représentative de ce rapport entre l’humain et le territoire que l'on retrouve en Océanie : « entre l’espace et la mythologie, les lieux et la culture, la symbiose est totale » (Bonnemaison 1986 : 161). L'auteur poursuit son raisonnement en démontrant que « la connaissance de la toponymie contenue dans le mythe est d’ailleurs perçue comme une sorte de « propriété locale », car le fait qu’elle ait été mémorisée puis transmise de génération en génération à l’intérieur d’un groupe est la meilleure preuve de l’authenticité de ses droits sur le territoire » (Bonnemaison 1986 : 162). Les propos suivants nous ont été rapportés lors d'un entretien, témoignant du fait que le lieu est porteur de sens et de relations entre clans et lignages :

Tous les creeks, ils portent un nom, un nom qui signifie quelque chose. Ça a une valeur. Une rivière peut porter le nom d’une branche qui fait deux doigts, d’un caillou ou d’une pierre qui vient pas d’ici mais de l’Ile des Pins. Et toujours, c'est rapport avec un clan ou un lignage. Si dans cette rivière, tu trouves des cailloux bleus, par exemple, et ce caillou bleu il vient de l'Ile des Pins … c’est le nom de l’Ile des Pins. Tu sais qu'il y a des gens de l'Ile des Pins qui sont passés avant et qu'il y a une alliance, un échange. Et ben voilà, ça a une signification, ça a une histoire (Participant n°8 : 10/14).

La géosymbolique des lieux est ainsi directement attachée à l’identité du groupe. Les toponymes deviennent des patronymes et le territoire représente un vecteur spatio-temporel qui fonde l’unité sociale et culturelle du groupe à un moment donné. Cette unité se retrouve à travers le temps par le biais d'une pérennité entre les ancêtres et les contemporains (David 1997). En effet, elle perdurera tant que la population occupera cet espace et se conservera dans le temps et dans la mémoire collective par la transmission et des pratiques rappelant cet attachement (chants, danses, etc.).

Lors du terrain, j'ai assisté à une cérémonie coutumière commémorant les alliances entre les chefferies de Touaourou et de Goro. Celle-ci s'est déroulée au village même de Yaté durant la journée du 18 septembre 2014. L'événement a débuté par la coutume d'accueil avec l'échange d'objets tels que du tabac, un manou (tissu) et un billet de 1000 francs CFP, suivi d'un échange oral entre chefs de clans et représentants de chaque groupe présent. Lors des échanges verbaux, les alliances sont rappelées, les liens entre familles hérités des ancêtres sont régulièrement mentionnés, et on encourage d'ailleurs à les faire perdurer. Les orateurs valorisent également l'identité et le patrimoine kanak, le statut de premier occupant et des responsabilités qui en découlent. Des chants et des danses ont ensuite été présentés, les paroles et les chorégraphies faisant toujours allusion aux alliances, aux clans et à leurs totems, et les danseurs imitant tantôt des animaux, tantôt des végétaux. Un interlocuteur a ainsi présenté une des performances :

La Aé, c'est la musique et c’est les vieux qui l'ont inventé. Ceux qui habitaient dans les vallées avant. Il y avait des personnes qui vivaient dans les vallées, dans les montagnes, il y a des personnes qui habitaient sur le littoral. Le son du Aé des gens qui étaient dans les vallées, c’était pas pareil que le son du Aé des gens qui étaient en bas sur le littoral. Le son qui était dans les vallées par exemple, il était un peu plus profond et plus sourd, c’est pareil un peu comme le

son de la rivière. Comme quand il y a une cascade qui tombe en bas-là : boum, boum, boum. Donc ils faisaient pareil. Et dans ce son qui faisait « boum boum boum » là, il y a le rythme. Après, ils remontent un peu plus haut, ils trouvent les oiseaux. Les sons des oiseaux, c’est les chants, et leurs couleurs, c’est les costumes. Pour faire le son des oiseaux, ils avaient leur façon de faire à eux, avec les flûtes ou les cris aussi. Ils ont fait cette musique-là, le chant et la danse qu’ils ont créés eux-mêmes. Au bord de mer, c'est les vagues, les bruits sur le récif, coquillages tout ça qui ont donné les sons (Participant n°2 : 09/14).

Les conditions géomorphologiques et autres éléments constitutifs du paysage sont des géosymboles qui non seulement organisent les territoires claniques (Bonnemaison 1986, David 1997), ils sont des sources d’inspiration pour la musique, les chants et les danses. L'entité territoriale devient ainsi le témoin direct de la généalogie du peuple, de la communauté ou encore du clan. Cet héritage est régulièrement rappelé lors des cérémonies coutumières (Participant n°2 : 10/14). Les échanges coutumiers participent à la conservation de ce trait fondamental de la société kanak. C'est une manière de faire vivre et de réactualiser les relations sociales entretenues entre les différents groupes et les territoires composant le paysage culturel et régional calédonien, comme nous le rappelle ici Tjibaou :

Paysages, dessin de village, société, défunts et êtres mythiques ne forment qu'un ensemble non seulement indivisible, mais encore pratiquement indifférencié. Ce qui veut dire que l'espace ici est peu intéressant par sa réalité objective. On ne peut donc l'hypothéquer, le vendre ou le violer par des travaux qui en bouleversent la physionomie, car ce serait porter atteinte à des aspects divers de l'incarnation du mythe. C'est en effet un espace connu de chacun et reconnu par tous les membres de la tribu. Chaque parcelle est identifiée par tous, car elle est nommée et chacun la désigne par son nom, connu comme faisant partie des lieux attachés à un autre nom, celui de tel ou tel clan. Il n'y pas d'espace vide ou de terres vierges dans cet univers. Et constamment les conversations, les récits des événements qui se sont passés à la tribu, les légendes, les berceuses, les chants de pilous [danse traditionnelle et cérémonielle kanak marquant des événements importants] et les discours coutumiers qui reviennent fréquemment dans l'année rappellent ces noms. L'espace de la tribu apparaît ainsi comme la scène immense d'un théâtre perpétuel où chacun joue son rôle à une place assignée (Tjibaou 1976 : 284).

La terre est ainsi une des armatures du monde mélanésien, permettant à la société kanak de négocier avec des structures traditionnelles solides et vivantes, qui peuvent néanmoins se mouvoir, se transformer et s'adapter aux conjonctures du développement qui s'opère et s'accélère actuellement en Nouvelle-Calédonie.