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REGARD SUR LA PRODUCTION DU SEL À SALINS AU MOYEN ÂGE

Dans le domaine économique, la grande originalité de la Franche-Comté au Moyen Âge est d’avoir été productrice de sel. Son importance pour la conservation et la préparation des aliments explique qu’elle ait retenu l’attention des historiens soucieux d’en retracer la riche et complexe évolution, pendant un millénaire diversement documenté.

En effet, c’est surtout les trois derniers siècles médiévaux qui abondent en sources réparties essentiellement dans les dépôts comtois, aux

Archives départementales de la Côte d’Or et à Paris.2 Parmi les

publications, celles de René Locatelli, Denis Brun, Henri Dubois et ce dernier avec Catherine Bébéar méritent une attention particulière, en

ouvrant une piste ingrate mais combien précieuse à suivre3.

Quant à l’approche historique traditionnelle, en dehors de rares études

globales4, elle se répartit de façon inégale entre les divers centres

d’exploitation de l’eau salée dont Salins qui, avec ses trois entreprises, l’emportait sur tous les autres. C’est plusieurs dizaines d’articles et d’ouvrages qu’il faudrait égrener pour dresser un état des travaux dont

on dispose5, et tel n’est pas notre propos.

Aussi nous contenterons-nous de mettre en perspective quelques aspects du sujet permettant de mieux comprendre le sens des deux journées du Groupe d’Histoire des Forêts Françaises à Montmorot (Archives départementales du Jura) et à Salins, sans oublier la visite de la forêt des Moidons à proximité de cette dernière ville.

1 Professeur honoraire en Histoire médiévale à l’Université de Franche-Comté.

2 Les Archives départementales de Côte d’Or renferment les comptes médiévaux de la trésorerie

de Salins.

3 René Locatelli, Henri Dubois, Denis Brun, Les salines de Salins au XIIIesiècle. Cartulaire et livre des rentiers, Besançon : Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1991. Catherine

Bébéar, Henri Dubois, Le livre des délibérations de la Grande Saunerie de Salins (1466-1481).

Transcription du Ms. 1B187 des Archives départementales du Doubs, Ostfildern : Jan Thorbecke

Verlag, 2004 (Deutsches historisches Institut, Instrumenta, Band 13).

4 Parmi les ouvrages anciens de référence, citons : Jules Finot, Essai historique sur les origines de la gabelle et sur l’exploitation des salines de Lons-le-Saunier et de Salins jusqu’au XVesiècle,

thèse de l’École des Chartes, Paris, 1865 (édit. dans Mémoires de la Société d’émulation du

Jura, 1866, p. 1-87). Max Prinet, L’industrie du sel en Franche-Comté avant la conquête française, Besançon : impr. Dodivers, 1900.

I. Première approche

C’est sur un socle ancien que reposent, à la périphérie de la chaîne jurassienne, les couches géologiques du secondaire (trias et lias). Le Keuper, partie supérieure du trias renferme des argiles à gypses et des marnes contenant du sel gemme. Lorsque l’eau entre en contact avec ces dépôts, elle se charge en sel et devient la muire, captable par écoulement naturel ou par forage. La majorité des sources salées est logiquement localisée dans des contrées où le trias et le lias affleurent.

Parmi les sources de muire, une distinction s’impose entre celles dont on ne connaît que le nom, et celles qui ont une histoire. Au sujet de ces dernières, pour le Moyen Âge, nous sommes en présence de deux ensembles : le Vignoble, micro-région qui, au sens large, s’étend de Salins, au nord, à Lons-le- Saunier, au sud, avec Salins, Grozon, Lons-le-Saunier et Montmorot ; au nord des terres comtoises, trois salines sont dispersées : Soulce et Saint-Hippolyte, Saulnot et Scey-sur-Saône. En fait, la première question qui se pose pour chacun des centres producteurs est de connaître à partir de quand la muire fut exploitée. Ensuite, il est remarquable de constater

que plusieurs salines

fermèrent au bas Moyen Âge. En marge du Jura : Lons-le

Saunier au début du XIVe

siècle ; Grozon en 1369 ; Montmorot, à une date antérieure à 1456. Mais à Tourmont, l’enquête de 1447-1448 consécutive à l’apparition d’une source pourtant rentable, ne déboucha pas sur la construction des bernes (bâtiments abritant une ou plusieurs

chaudières)6. Une certitude, Salins se développa avec trois entreprises d’inégale

importance : la Grande Saunerie, le Puits à Muire et la Chauderette de Rosières7.

6Pierre Gresser, « Histoire d’une source salée au XVesiècle : Tourmont (Jura », dans Mémoires de la Société

pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons et comtois, 1982, p. 31-81.

7Claude-Isabelle Brelot et René Locatelli, Les salines de Salins. Un millénaire d’exploitation du sel en Franche- Comté : contribution à l’archéologie industrielle des salines de Salins (Jura), Besançon : Centre régional de

documentation pédagogique, 1981. Christiane Roussel, Jean-François Belhoste, Une manufacture princière au

XVesiècle. La Grande saline de Salins-les-Bains, Jura. Site et territoire, Besançon : ASPRODIC, 2006. Ivan

Grassias, Philippe Markadian, Pierre Pétrequin, Olivier Weller, De pierre et de sel. Les salines de Salins-les-

Bains, Besançon : Musées des techniques et cultures comtoises, 2015.

Salines et sources salées en Franche-Comté au XVIIIesiècle

(carte extraite de Cl. Is. Brelot, R. Locatelli, Les salines de Salins, un millénaire d’exploitation du sel en Franche-Comté, CRDT,

DANS LES PAS DES ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DU JURA THÈME 2

II. Salins

À partir du XIesiècle, la croissance démographique en Franche-Comté se traduisit

par la création d’une série de villages, bourgs et villes, ces dernières étant peu nombreuses par rapport à d’autres régions. Or, si Besançon l’emportait sur toutes les localités avec ses 10 000 habitants environ vers 1300, Salins venait en seconde position. Elle devait son essor non seulement à sa situation géographique, mais aussi parce qu’elle était le principal centre producteur de sel du comté de Bourgogne (une grande partie de la Comté actuelle).

Au fond d’une des reculées jurassiennes où coule la Furieuse, si la ville bénéficia d’être au contact des plateaux à l’est, de la plaine à l’ouest, tout en étant traversée par une route importante reliant l’Italie, la Suisse, la Champagne, célèbre pour ses

foires du XIIIesiècle, surtout elle se trouvait bâtie sur des sources salées qu’elle sut

exploiter.

Originalité urbaine, Salins était composée de deux bourgs distincts protégés par des murailles : le Bourg-Dessus (Bourg-le-Sire), le Bourg-Dessous (Bourg-le-Comte). Dans le Bourg-Dessus fonctionnait la Grande Saunerie alimentée par deux sources et une autre entreprise, la Chauderette de Rosières. Quant au Bourg-Dessous il possédait le Puits à Muire. On comprend que trois châteaux (Bracon, Châtelbelin et Châtelguyon) aient protégé la localité.

La Grande Saunerie appartenait à plusieurs co-propriétaires (les parçonniers), dont le comte de Bourgogne, qui se partageaient les revenus et les dépenses de l’entreprise. Cette pluralité des possesseurs se traduisit par une histoire complexe qui fut loin d’être toujours sereine. Mais, pour donner une idée du poids du prince parmi ceux qui étaient directement intéressés par la réussite économique de la Grande Saunerie, Charles le Téméraire (1467-1477) touchait la moitié des recettes nettes et payait la moitié des frais. Cependant l’établissement n’exploitait pas la totalité de la muire qu’elle captait puisqu’elle alimentait la Chauderette de Rosières. Les « rentiers » qui recevaient des quantités d’eau salée devaient soit fournir le bois nécessaire à l’évaporation, soit payer les frais de celle-là. La particularité de la Chauderette de Rosières résidait dans sa dépendance à l’égard de la Grande Saunerie pour son approvisionnement en matière première. Quant au Puits à Muire, qualifié de « saline privée » par Henri Dubois, il s’agissait d’une véritable société par actions dont les parts étaient détenues par des particuliers laïques mais aussi par des établissements religieux.

Sauf pour la Chauderette de Rosières, l’eau était captée dans des puits : deux à la Grande Saunerie (le Grand Puits et le Puits à Grès). Pour ce faire, soit on utilisait un « griau » (balancier avec un seau et un contre-poids), soit on avait recours à une sorte de noria dénommée « petit rouage ou signole ». Puis l’eau était dirigée dans des bâtiments (les « bernes ») où se produisait l’évaporation. Ces édifices renfermaient les « nauds » destinés à stocker la muire, cuves pour recevoir l’eau, les chaudières pour la chauffer et le bois indispensable au déroulement de l’opération. L’eau d’une chaudière (le « bouillon ») nécessitait tout un travail (la « cuite ») pour être traitée. Au Grand Puits il y avait trois bernes alors qu’au Puits à Grès le nombre s’élevait à cinq.

Grâce aux travaux d’Henri Dubois, nous connaissons les quantités de sel qui sortirent des salines de Salins. La Grande Saunerie l’emportait sur le Puits à Muire et celui- là sur la Chauderette. Sans entrer dans le détail, relevons que la production annuelle

totale à la fin du XVesiècle atteignit 7400 tonnes, somme impressionnante qui place

l’activité salicole parmi la pré-industrialisation8.

III. Le bois, un précieux combustible

Même si les quantités de sel produites par les trois entreprises salinoises ont varié au cours du Moyen Âge, elles nécessitaient en permanence une consommation de

bois pour chauffer la muire. Remarquons que la gruerie, office du XIVeet XVesiècles

chargé de l’administration des eaux et forêts comtales, ne contient quasiment pas de renseignements sur l’approvisionnement en bois de la principale entreprise où

les ducs-comtes étaient les principaux propriétaires9Quant à la bibliographie, si les

références au combustible sont fréquentes dans bon nombre de travaux, elle ne

comporte pas un ouvrage de référence comme celui de Patricia Guyard pour le XVIe

siècle. L’étude entièrement consacrée au bois demeure celle de Frédéric Dame dont

je regrette qu’elle n’ait pas été poursuivie en thèse10.

Progressivement, c’est tout un espace boisé autour de Salins qui fut exploité, avec des routes et des chemins empruntés par les bûcherons et les voituriers, le plus souvent des paysans propriétaires des animaux de trait, des chariots et des charrettes. Toute une série de forêts plus ou moins proches de la ville divisées en « fassures » (quartiers réservés aux salines) sous la direction d’un « fasseur » fit l’objet de coupes régulières. Il s’agissait de « chevasses », petites bûches aux dimensions réglementées, le « fassin » valant deux « chevasses ». L’abattage avait lieu surtout d’avril à juin, à l’inverse chronologiquement des travaux agricoles. Deux essences étaient particulièrement recherchées : le charme et le hêtre.

D’après Henri Dubois, la Grande Saunerie recevait à elle seule 11 000 charrettes de bois par an, c’est-à-dire une trentaine en moyenne par jour. Et le médiéviste d’affirmer que l’approvisionnement en bois avait un rôle plus important que le débit des sources pour rendre compte de la production. Mais l’on ne saurait oublier la météorologie, les épidémies ou épisodes guerriers qui pouvaient perturber le transport des « chevasses » et le bon fonctionnement des entreprises. Le prix du combustible variait en fonction des réserves et, parfois, il fallait avoir recours à l’achat à des particuliers pour ne pas ralentir l’activité des ouvriers.

Il est évident que la consommation considérable de bois pour alimenter les salines eut une répercussion considérable sur l’environnement naturel, en créant progressivement un nouveau paysage forestier. C’est en vain que l’on chercherait de nos jours dans les forêts proches de Salins l’image du paysage boisé à la fin du Moyen Âge. C’est en visitant ce qui reste de la Grande Saunerie que l’on mesure le mieux l’importance de cette entreprise qui, avec deux autres salines, alimentait en sel le diocèse de Besançon et exporta ce précieux produit en Suisse et dans le duché de Bourgogne.

8Henri Dubois, « L’activité de la saunerie de Salins au XVesiècle d’après le compte de 1459 », dans Le Moyen

Age, 1964, p. 419-471.

9Pierre Gresser, La gruerie du comté de Bourgogne aux XIVeet XVesiècles, Turnhout : Brepols, 2004. 10Patricia Guyard, Les forêts des salines. Gestion forestière et approvisionnement en bois des salines de Salins au XVIesiècle, (vol. 1, édition de textes, vol. 2, annexes), Besançon : Association des Amis des Archives de

Franche-Comté, 2013. Frédéric Dame, L’approvisionnement en bois de la Grande Saunerie de Salins. XVe-début XVIesiècle, Besançon : Université de Besançon, 1996 (mémoire de maîtrise dact.).

Baptiste BOUJAILLAT, Emma CHOLEY, Sébastien GALLAND,