• Aucun résultat trouvé

Le regard micrologique du philosophe

2. L’exigence du langage : de la critique littéraire à la traduction

2.1. Vérité et apparence

2.1.1. Le regard micrologique du philosophe

Dans son « Portrait de Walter Benjamin », Adorno écrit : « Parmi ses objets préférés, il y avait des boules de verre renfermant un paysage sur lequel il neige lorsqu’on les secoue194. » ou encore « Ce que Benjamin disait et écrivait suggérait que la pensée prenait au mot les promesses des contes de fées et des livres d’enfants, au lieu de les rejeter avec une maturité honteuse (…)195. » Que de formules qui suggèrent à quel point les « éléments pétrifiés, gelés ou obsolètes de la culture » sont, pour Benjamin, les derniers bastions où séjourne encore une promesse de bonheur. Mais la portée de ces formules outrepasse la courbe de leur style, car elles redéfinissent d’abord le rapport du singulier à l’universel, du phénomène à la totalité et de l’insignifiance arbitraire à la rigueur de la méthode, explique Adorno. C’était d’abord, comme il l’indique, afin d’éviter que la logique formelle « noie » ou fasse abstraction du particulier dans l’universel, et ce, afin de « [s’emparer] de l’essence à l’endroit précis où le mur de la factualité pure et simple interdit inexorablement l’accès à l’essentialité illusoire196 ».

Chez Benjamin, l’origine de la critique du positivisme trouve encore ses assises dans les premiers fragments qui composent son œuvre et qui dénoncent le glissement fallacieux de la « validité » à la « justesse » de la science qui se fonde sur des jugements synthétiques a priori. La dichotomie problématique entre l’entendement et la sensibilité repose sur la priorité qu’accord la science à la démonstration logique des jugements synthétiques a priori (ou des intuitions pures) qui,

191 ODBA, p.54. 192 AEG, p.351.

193 MONNOYER, op. cit., p. 135. 194 PWB, p. 16.

195 Ibid., p. 11. 196 Ibid, p. 11.

une fois établie, abandonne la question de leur usage légitime. La démonstration transforme alors leur validité logique en « justesse » théorique, dès que les jugements ou les intuitions purs ne doivent plus « coïncider » de manière pertinente avec l’expérience empirique (avec la matière des choses). Kant mène ainsi tout droit la philosophie vers l’imposture de la facticité des sciences « positivistes », suggère Benjamin : la démonstration logique des jugements a priori englobe la « justesse de la conviction logique » qui l’accompagne197. Le positivisme scientifique qui en découle se soumet à la conviction que la science est le factum à présenter198. Ce qui est, est donc juste, et nécessaire. Et ceci s’applique autant aux phénomènes observables qu’aux phénomènes de la conscience, c’est-à-dire aux concepts purs de l’entendement qui, pour reprendre une idée d’Adorno, se transforment en données brutes199. Pour Benjamin, ce soubassement idéologique occulte la matière concrète de la connaissance positive200 laquelle, pour le dire encore autrement, disparaît dans ce qui apparaît positivement et nécessairement. Ce dernier donne préséance au concret « immatériel » (essentiellement « médial ») par-delà le factice/factuel, en évacuant la vérité qui se dit sur la chose pour laisser place à celle qui est en elle201. C’est bien là qu’il faut s’emparer de l’essence : ni derrière les apparences, ni sur les apparences, mais à partir de ce qui reste invisible dans l’apparaître ou « inexpressif » dans « l’expression ».

Ainsi, pour déjouer le nominalisme et le positivisme, Benjamin entreprend de « sauver » la matière de ce qui apparaît en un sens tout autre : ce qui « apparaît à la surface », le lieu véritable de la généralité, explique Buck-Morss, ce sont les caractéristiques « atypiques » et « extrêmes » du particulier qui se donnent à percevoir sous le regard micrologique du philosophe pour lequel l’objet ordinaire constitue souvent la réserve de surprises remarquables202. Évitant de sacrifier la matérialité de ce qui se donne à voir au profit d’une généralisation abstraite et anhistorique, la chose acquiert alors une signification qui fait éclater sa propre identité : elle n’est plus ce qu’elle paraît être (et doit être) et pourtant, c’est encore dans son apparaître même que se loge le germe de cette explosion.

197 F, fr. 31, p. 55. 198 Ibid., fr. 31, p. 56.

199 JARVIS, Simon, « The coastline of experience - Materialism and metaphysics in Adorno », Radical Philosophy, vol. 85,

(1997), p. 12.

200 F,fr. 31, p. 55.

201 Ibid., fr. 29, p. 52. On peut y lire : « Aussi ces contradictions ne contredisent-elles pas le concept de la vérité, puisqu’il

n’y a pas de vérité sur une chose, mais en elle. Et la vérité dans une chose peut devenir évidente dans des présentations d’une chose qui, selon le contexte et la structure temporelle, diffèrent fondamentalement et qui ne se contredisent qu’en apparence, c’est-à-dire si on adopte un point de vue non dans la chose, mais sur elle. » Ici, il est clair que son concept de vérité ne peut se fonder sur le principe formel de non-contradiction.

Ceci ne rappelle-t-il pas ce que cherchait à montrer Benjamin lorsqu’il distinguait, originairement, l’essence linguistique de l’essence spirituelle par le biais d’un nouveau concept de « médium »? Pour échapper à la tautologie qui les relèguerait au seul rapport entre le signifiant et le signifié, Benjamin pose un « se communiquer » qui se trouve communiqué dans une essence linguistique en tant qu’il est lui-même langage, et qui pourtant excède ou échappe pour ainsi dire à la signification proprement « transmise » au sein d’une communication instrumentale. Cette nouvelle signification « concrète », explique Buck-Morss transcende donc l’objet immédiatement donné sans transcender sa particularité203, comme l’essence spirituelle transcendait le langage de la communication sans transcender la particularité propre de chaque communication : leur communicabilité « infinie ».

Si le langage d’une chose doit être traduit par le langage de l’homme pour être communiqué en tant que communicabilité et si l’objet doit être médiatisé par le sujet pour être connu, mais que ni le langage, ni la matière objective ne doivent être hypostasiés en des essences inconditionnées, le sujet (et son langage) doit donc toujours porter une attention particulière et renouvelée aux choses, leur matière et leur langage (ou au langage de la matière). Ce retour « inlassable et discontinu à la chose », aux rebuts et autres rognures, cette attention particulière aux extrêmes, aux antithèses et aux contradictions de l’expérience204 évoquent la méthode discontinue qui fragmente la réalité de par son refus de continuité systématique qui en cache le caractère fragmenté. Le travail du philosophe doit s’arrêter, reprendre sans cesse haleine, et puis repartir à zéro pour interrompre le « cours ininterrompu de l’intention » et se faire surprendre par la prégnance du plus insignifiant détail d’une œuvre, ou encore par le « moche » intouchable d’un genre qui afflige l’histoire d’une trace qu’elle tente parfois activement et parfois sans savoir d’oublier.