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1. La philosophie qui vient

1.2. Le médium de l’expérience absolue

1.2.3. Sur le langage en général

Bien que publié après la mort de Benjamin, l’essai sur le langage développe les thèses fondamentales de plusieurs essais qui ont paru de son vivant106. Lavelle explique qu’il servira non seulement de base conceptuelle à « La tâche du traducteur », paru quelques sept années plus tard, en 1923, mais aussi – et tel que le confirme la note des traducteurs de l’essai – il sera le fondement de textes beaucoup plus tardifs, tels que « Sur le pouvoir d’imitation » (1933) et « Sur la faculté mimétique » (1932)107. Or, ces textes témoignent d’une orientation anthropologique qui tend à rendre invisible la teneur théologique de sa théorie du langage, elle qui est pourtant « l’encre » imbibant le buvard de ses pensées108. Cette encre ne renvoie pas à un contenu spécifique de la religion, mais bien justement à la nature linguistique de la connaissance109. La théorie entretient d’abord avec le texte sacré une affinité quant à la conception du langage comme « réalité dernière ». Les deux conceptions sont tournées « vers le langage des choses mêmes, écrit-il, lesquelles à leur tour, silencieusement, dans la muette magie de la nature, font rayonner le verbe de Dieu110. » C’est en ce sens qu’il faut d’abord interpréter la distinction initiale que Benjamin pose entre l’essence linguistique et l’essence spirituelle : si le langage est une réalité dernière, il existe un rapport très complexe entre l’expression linguistique et ce qui s’exprime en elle.

« L’essence linguistique des choses est leur langage », c’est-à-dire qu’elle est la manière qu’elles ont en propre de communiquer ; et « ce qui est communicable dans une essence spirituelle est son langage », c’est-à-dire que toute « vérité », dans la mesure où elle peut être communiquée, communique alors une essence linguistique111. En d’autres mots, pour autant qu’elle soit communicable,

106 LAVELLE, op. cit., p. 48.

107 DE GANDILLAC, Maurice et Rainer ROCHLITZ, (trad.), « Sur le langage en général et sur le langage humain », dans Œuvres I, Paris : Éditions Gallimard, « Folio/essais », 2000, p. 142.

108 BENJAMIN, Walter, Paris capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Passages », 2009,

§ N 7a, 7, p. 488. « Ma pensée se rapport à la théologie comme le buvard à l’encre : elle en est totalement imbibée. Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit. »

109 Cf. P, p. 194. « Un concept de connaissance acquis par une réflexion sur l’essence linguistique de celle-ci forgera

corrélativement un concept d’expérience, qui englobera aussi des domaines que Kant n’a pas vraiment réussi à intégrer dans un ordre systématique. Parmi ces domaines, le plus élevé est celui de la religion. » Voir aussi L, p. 152. Lorsque dans la suite nous allons considérer l’essence du langage à la lumière des premiers chapitres de la Genèse, nous n’entendons ni poursuivre un projet d’exégèse biblique, ni, dans ce contexte, faire objectivement de la Bible, comme vérité révélée, la base de notre réflexion, mais simplement explorer ce que nous présente la Bible, quant à la nature même du langage ; et la Bible n’est au départ indispensable à notre projet que parce que nous la suivrons ici dans son principe en présupposant avec elle le langage comme une réalité dernière, inexplicable, mystique, qui ne peut être observée que dans son développement.

110 Ibid., p. 156. 111 Ibid., p. 145.

l’essence spirituelle se communique dans un langage dont l’essence linguistique est la forme concrète de son expression (la peinture, l’allemand, ou le cliquetis d’un trousseau de clefs).

Ce qui signifie, par exemple, que l’allemand n’est aucunement l’expression de tout ce que par lui nous croyons pouvoir exprimer, mais bien l’expression immédiate de ce qui en lui se communique. Ce « se » est une essence spirituelle. Il est donc évident dès l’abord que l’essence spirituelle qui se communique dans le langage n’est pas le langage même, mais quelque chose qu’il convient d’en distinguer112.

La distinction repose sur le fait que ce à quoi réfère le « se » n’est d’abord ni le sujet d’une communication (le pronom ne réfère à aucune intentionnalité subjective) ni l’ensemble des contenus d’une langue particulière (le pronom ne réfère à aucun objet en particulier). Il est l’expression d’une infinité spéculative distincte du contexte « transcendantal » de son énonciation effective, explique Caygill113. Selon lui, Benjamin distingue l’infinité de contenus possibles qui peuvent être communiqués par un langage et l’infinité qui se communique dans le langage114.

Here Benjamin distinguishes between the communication of discrete ‘spiritual contents’ (geistige Inhalte) through their expression in a particular language, and the expression and communication of a ‘spiritual essence’ (geistige Wesen) in languages.Discrete languages provide the transcendental conditions of the possibility of expressing spiritual contents, while being themselves expressions of the speculative spiritual essence of language. The latter, which expresses and communicates itself in the totality of languages, is seen as the speculative sphere of linguistic intention underlying discrete linguistic surfaces115.

Selon cette interprétation, lorsque Benjamin distingue l’essence spirituelle de l’essence linguistique, cela ne présuppose et ne correspond pas d’emblée à la distinction entre le signifiant et le signifié, car d’une part l’essence spirituelle n’est pas d’abord un contenu spirituel, mais bien ce qui s’exprime dans la totalité des langages ; et d’autre part, l’essence linguistique, bien qu’elle communique des contenus, est immédiatement l’expression d’une essence spirituelle. Il n’y a pas de locuteur du langage, écrit Benjamin, mais il y a, dans le langage, dans l’essence linguistique d’une chose, une essence spirituelle qui se communique. L’essence spirituelle du langage s’énonce en ces termes : tout langage se communique en lui-même, « il est, au sens le plus pur du terme, le ‘‘médium’’ de la communication116. » Ce médium-de-la-communication est ce que le médium-de-la-réflexion représentait pour l’expérience absolue des premiers romantiques : l’idée d’une connexion d’ordre médiale entre les choses. Or cette fois, la connexion ne s’opère pas entre des centres de réflexions,

112 Ibid., p. 143.

113 CAYGILL, op. cit., p. 15. 114 Ibid., p. 16.

115 Ibid. 116 L, p. 145.

mais bien entre des langues. Il n’y a pas de contenu ni de locuteur, car « comme communication, le langage communique une essence spirituelle, c’est-à-dire purement et simplement une communicabilité117 ». Ce qui excède la totalité sémantique et extensive d’une langue est une « communicabilité » (ou signifiabilité) intensive et partagée par toute langue. Ce qu’il s’agit de percevoir est un degré ou, dans le vocabulaire kantien et selon l’interprétation d’Hamacher, l’intensio d’un quelque chose, d’une matérialité qui se communique dans la perception, de manière a

priori118 : ce que Benjamin nomme « le pur médium ». La perception n’est donc pas une forme d’intuition, laquelle ne désignerait que l’intuition de quantités extensives spatio-temporelles, mais le rapport de la perception au matériel de l’intuition, à sa foncière matérialité119. Le caractère a priori de la perception ne désigne que la réalité de l’intensité – le degré – avec laquelle quelque chose de réel, matériel, affecte l’impression dans un langage120. Le sens du médium dans la théorie est donc double : une matière (linguistique) et une intensité de la matière (spirituelle) où se pose l’infinité de ses transformations possibles. La communication immédiate de cette communicabilité est ce que Benjamin nomme la « magie du langage », qui signifie que « ce qui se communique dans le langage ne peut être limité ou mesuré du dehors, et c’est pourquoi chaque langue a son infinité incommensurable et unique en son genre121. » L’immédiateté du médium, ou encore la magie du médium, tel est le problème de la philosophie du langage, écrit-il.