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Le concept de nature-histoire

3. Du silence des héros tragiques au silence des vanités baroques

3.2. Les origines de l’allégorie

3.2.1. Le concept de nature-histoire

Tel que l’écrit Adorno dans « L’idée d’histoire de la nature », le tour de force du

Trauerspielbuch est d’avoir envisagé la relation entre l’histoire et la nature non plus selon leur

« distance infinie » mais plutôt à partir de leur « proximité infinie » afin d’en faire l’objet d’une interprétation philosophique382. Il soulève, à cet effet, un passage important de l’œuvre, livré ici de manière plus extensive :

Si l’histoire fait son entrée sur le théâtre de l’action avec le Trauerspiel, c’est en tant qu’écriture. Le mot « histoire » est inscrit sur le visage de la nature dans le langage de signes du passé383. La physionomie allégorique de l’histoire-nature, que le Trauerspiel met en scène,

est vraiment présente comme ruine. Avec elle, l’histoire s’est retirée sur le théâtre de manière sensible. Et dans cette forme, l’histoire n’est pas modelée, figurée comme le processus d’une vie éternelle, mais bien plutôt comme celui d’un déclin inéluctable384.

Selon Adorno, dans le Trauerspiel, l’histoire et la nature converge là où apparaît le « caractère périssable de toute chose385 » : dans l’écriture. « L’expression allégorique elle-même voit le jour dans une étonnante imbrication de la nature et de l’histoire386 », écrit encore Benjamin. Pour comprendre ces affirmations et leurs conséquences philosophiques, il faut approfondir le concept de « seconde nature » que développe Adorno à partir de sa lecture de Benjamin, ainsi que son rôle au sein de la théorie critique. Buck-Morss, qui situe l’origine de la dialectique négative d’Adorno dans certaines thèses de Benjamin, consacre un chapitre complet à l’idée d’histoire de la nature (Naturgeschichte),

381 Ibid., p. 94.

382 ADORNO, Theodor W., « L’idée d’histoire de la nature », dans L’Actualité de la philosophie : Et autres essais, Paris,

Éditions Rue d’Ulm, 2008, p. 44.

383 La tradution du terme « Vergängnis » qui figure dans la traduction française de l’essai d’Adorno remplace le terme

« passé » par « périssement », que les traducteurs ont jugé plus près de l’expression « Vergänglichkeit » que de l’expression « Vergangenheit ». Ceci est important pour la suite de l’analyse. Cf. Ibid., p. 44. Voir note en bas de page.

384 ODBA, p. 243. 385 IHN, p. 45. 386 ODBA, p. 228.

qui recoupe ces deux concepts (histoire et nature) et les transforme en outils critiques servant à la démystification de la réalité en tant qu’ils constituent, dans un premier temps, leur critique réciproque. Ils seraient, en quelque sorte, des idées régulatrices, écrit-elle en citant Kant. Leur relation dialectique détruit le pouvoir que chacun des termes a sur le présent. Mais cette relation n’est pas non plus posée, ajoute-t-elle comme « loi immuable » indépendante de la praxis humaine, comme si elle devait faire signe vers un progrès nécessaire des conditions historico-naturelles qui déterminent notre existence.

Adorno argued, on the one hand, that actual past history was not identical to the concept of history (as rational progress), because of the material nature to which it did violence. At the same time, the ‘‘natural’’ phenomena of the present were not identical to the concept of nature (as essential reality or truth), because (…) they had been historically produced387.

Pour Adorno, les idées de nature et d’histoire ne sont donc pas invariantes, car, articulées à une « facticité historique concrète », en l’occurrence celle du Trauerspiel pour Benjamin, elles font voir en quoi, d’une part, que la nature est périssable et qu’en ce sens elle renferme en elle « le moment de l’histoire » et, d’autre part, que quand « quelque chose d’historique entre en scène », c’est « le naturel qui périt en lui »388.

Ce qui intéresse donc Adorno est le « phénomène archi-historique » fondamental et originaire, qui serait un phénomène passé, mais « signifié dans l’allégorie comme ce qui relève de la lettre ». C’est-à-dire que ce caractère périssable de toute chose transforme ce que c’est que de « signifier » : « Tout être, ou du moins tout être devenu, tout être ayant été, se métamorphose en allégorie, et ce faisant, l’allégorie cesse d’être une simple catégorie de l’histoire de l’art389. » Cette métamorphose est le fait d’apparaître sous le signe de la ruine, du fragment : même les lois immuables de la nature et de la moralité. Le concept de « seconde nature » qui importe ici fait référence à ce qui n’est pas encore « entrée dans l’histoire », pas encore « pénétrée par la raison » et, pour ainsi dire, à ce qui échappe encore au contrôle de l’homme. C’est le caractère « mythique » de la nature qui apparaît comme « éternellement là », « pré-donnée » et « fixe », correspondant finalement aux rituels inchangés des civilisations soumises à sa domination390. La seconde nature est une nature toujours déjà médiatisée, mais dont la forme même de la médiation n’est pas encore apparente et connue. En tant que l’expression de cette médiation, l’allégorie est donc au cœur d’un

387 BUCK-MORSS, op. cit., p. 49. 388 IHN, p. 46.

389 Ibid.,p. 47. 390 Ibid.

concept d’histoire radicalement discontinue : non pas parce qu’elle est peuplée de fragments épars, mais bien en un sens structurel : la véritable discontinuité est celle qui existe entre le matériel de ses fragments et « ce qui émerge dialectiquement de nouveau en elle – nouveau au sens prégnant du mot391. » La véritable nouveauté dans l’histoire se présente comme ce qui est le plus archaïque, confirmant là la théorie de la traduction et le rapport originaire qu’elle trace entre l’original (préhistoire) et la traduction (posthistoire). L’activité cherchant à expliciter ces médiations peut faire ressortir du « qualitativement nouveau » hors de la « pure reproduction » de ce qui existe déjà : tel est le sens qu’Adorno donne à l’histoire. Si le concept de critique est ici le même qui était présenté dans le chapitre précédent, à savoir l’illumination d’un phénomène au moment même où il disparaît – en en faisant quelque chose d’autre, de nouveau – il s’oppose à la pensée dialectique traditionnelle qui illumine plutôt le moment de son origination historique ou de son réveil392. Dans la « Préface », Benjamin stipule que la présentation de l’idée est réussie lorsqu’elle a « parcouru virtuellement le cercle des extrêmes qu’elle peut contenir393. » Telle que l’explique ici Weber, la présentation de l’idée est l’épuisement des possibilités des configurations différentielles entres les éléments particuliers d’une constellation, l’épuisement ou l’arrêt qui fait signe vers son histoire et marque sa rupture. :

Hence the « totality » of which Benjamin speaks does not signify the overcoming of originary incompleteness, but rather the exhausting of the possibilities of differential relations that define the idea. The latter, as Benjamin has already explained (…) can be described, or rather, « circumscribed » (…) as the forming or shaping (Gestaltung) of the context (Zusammenhang) in which the unique and extreme (das Einmalig-Extreme) stands in relation to its countparts394.

C’est donc aussi cela, l’anéantissement de la nature : pas sa mort concrète, la mort des feuilles à l’automne, mais le déclin de son « potentiel » significatif à l’intérieur d’une époque donnée : qu’il n’y ait plus aucune couleur dans l’automne de la forêt massivement rasée. Là où elle apparait, l’idée ou la nature est le signe d’un « épuisement », d’un contexte historique limite. Lorsqu’une idée se donne à la contemplation, c’est qu’elle arrive à échéance. Dans le contexte du Trauerspiel, cette nouveauté, radicalement discontinue, est effacée de l’horizon de l’existence luthérienne, bloquée par l’attente d’une impossible renaissance du printemps terrestre. À l’aune de cette idée, on peut approfondir le rythme de l’origine introduit dans le deuxième chapitre comme ce qui caractérise le rythme

391 Ibid., p. 49.

392 WEIGEL, op. cit., p. 133.

393 ODBA, p. 58.

« révolutionnaire » des blocages ponctuant l’histoire d’instants explosifs et limites. Ces idées trouveront écho jusqu’en 1940, alors qu’il écrit ses thèses « Sur le concept d’histoire » : « Lorsque la pensée s’immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade395. » Le « pouvoir messianique » de la nature fait alors signe vers une « chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé », écrit-il toujours en 1940, dans ses Thèses. La critique débloque le passé de ses propres limites, donnant la chance au présent de se concevoir encore autrement. Buck-Morss écrit : « To identify the historical ‘‘source’’ (Ursprung) or historical prototype (Urbild) or historical development (Urgeschichte) was to construct it from the perspective of the present, and for the purpose of criticizing the present396. » Or, de retour à la forme littéraire baroque, si la « nature » demeure la source d’inspiration des poètes dramatiques, écrit Benjamin, ces derniers n’y ajoutent pour ainsi dire aucune « nouveauté » : la vision allégorique de la nature ne voit ni fleurs ni bourgeons, car son regard saturnien ne les perçoit que dans un « état de maturité avancée », comme en témoignent les fleurs desséchées et ostentatoires des vanités397. Devant un tel spectacle, l’allégoriste ne procède pas à la création de nouveaux symboles, qui viendraient remplacer les anciens, comme s’il rêvait de manoirs lugubres garnis de bouquets délétères : il débusque plutôt l’illusion du caractère substantiel et « rempli de sens » de la forme du symbole tragique (antique)398, et ce, afin de critiquer son présent endeuillé par l’imposture des transfigurations symboliques que dépeignait alors la Renaissance.