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Chapitre 3 : La distinction entre le philosophe et le peuple : un conservatisme dans la

3.3 Porphyre et Jamblique : des figures d’autorité publique dans l’Empire romain

3.3.1 Redonner une vitalité aux cultes traditionnels

Porphyre et Jamblique étaient tous deux conscients que les cultes traditionnels étaient alors en crise, effet des différents bouleversements survenus dans l’Empire au IIIe siècle. Le culte païen a souffert de la crise des finances des cités, qui toucha au premier le secteur de la construction et de l’entretien de temples, mais aussi l’approvisionnement en matériel pour les besoins du rituel et des fêtes religieuses, comme le montrent plusieurs sources archéologiques et littéraires612. Ces problèmes ont conduit, à plusieurs endroits dans l’Empire, à un certain déclin et une confusion dans les cultes païens613. Cependant, cette

baisse de vitalité dans les pratiques religieuses traditionnelles, telles que la diminution du nombre de prêtres, s’expliquait plus, en ce troisième siècle, par des problèmes financiers que par une réelle baisse de la foi païenne614. Nous tenterons de montrer que, pour répondre à cette crise financière, Porphyre et Jamblique ont tenté de revivifier les rituels.

S’ils étaient témoins de la montée en popularité du christianisme dans l’Empire, ils baignaient également dans un monde conservateur que plusieurs à la cour impériale cherchaient à préserver. Porphyre proposait de revivifier les cultes traditionnels qui respectaient les structures politiques conventionnelles et faisaient la promotion des valeurs conservatrices615. Les sacrifices sanglants devaient être pratiqués conformément aux lois de

la cité616. Comme plusieurs platoniciens, Porphyre défendait les cultes civiques, mais il allait

plus loin qu’eux en ajoutant qu’ils étaient indispensables au maintien de l’ordre et de l’État617.

Il a également introduit sa démonologie dans sa défense du paganisme en affirmant que le sacrifice sanglant était un mal nécessaire pour les cités, dans la mesure où cette pratique faisait éloigner les mauvais démons, ce qui permettait aux populations d’éviter des catastrophes618. Dans une lettre ouverte qu’il adressa vers la fin de sa vie à sa femme Marcella, à laquelle il donnait des conseils à suivre pendant qu’il était en voyage, Porphyre

612 Simmons, op. cit, p. 188.

613 Liefferinge, loc. cit, 1994, p. 207. En se penchant sur Hérakléopolis en Égypte, Roger S. Bagnall constate,

au troisième siècle, une grande baisse dans le nombre de papyri liés au culte païen ainsi qu’un appui impérial moins important dans le financement de la construction et de la rénovation de temples. Voir Roger S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, Princeton, Princeton University Press, 1993, pp. 261-268.

614 Simmons, op. cit, p. 188. 615 Berchman, op. cit, pp. 20-21. 616 Porphyre, De l’abstinence, II, 33. 1.

617 Andrew Smith, Plotinus, Porphyry and Iamblichus: philosophy and religion in Neoplatonism, Farnham,

Ashgate Variorum, 2011, pp. 8-9.

618 Andre Nance, «Porphyry: The Man and His Demons», Hirundo: The McGill Journal of Classical Studies,

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exhortait ses contemporains à suivre les cultes traditionnels619. Selon lui, son épouse ne devait

pas négliger les cultes de la cité, les sacrifices sanglants, car, autrement, cela laisserait en elle une place pour les démons malfaisants620. Il y insistait également sur l’importance de préserver les anciennes pratiques religieuses : «Voici en effet le plus grand fruit de la piété : honorer la divinité selon les traditions ancestrales» (Οὖτος γὰρ μέγιστος καρπὸς εὐσεβείας, τιμᾶν τὸ θεῖον κατὰ πἀτρια)621. Il montrait ainsi son ambition d’exercer une influence sur ses

contemporains en invitant les lecteurs à respecter la tradition. Cela étant, ces lecteurs devaient être surtout des membres de l’élite, car le peuple n’avait probablement pas accès à cette lettre de Porphyre.

Jamblique était tout aussi conservateur à l’égard des cultes civiques; il était même un tenace défenseur de la religion officielle622. Dans le De mysteriis, Jamblique s’efforçait de revivifier les cultes traditionnels, par la théurgie et les pratiques religieuses égyptiennes623. En affirmant que la théurgie servait à nous maintenir à notre rang naturel (ἡ τάξις φύσις), que chaque homme avait sa fonction précise selon sa «classe», d’après son statut en société, Jamblique légitimait les conventions des cultes civiques grecs, qui étaient très hiérarchisés624.

Le philosophe de Chalcis revivifiait également les cultes traditionnels en leur attribuant une référence sacrée orientale : les Oracles chaldaïques625. Il présentait ce texte

sacré en tant qu’autorité païenne à laquelle il était particulièrement lié626. Jamblique a sans

619 Porphyre aurait également écrit à sa femme pour répondre à ses questions sur les raisons de son départ. Avec

le ton qu’il utilise dans cette lettre, il ne devait forcément pas s’adresser uniquement à son épouse, mais également à un large public. Voir Helène Whittaker. «The Purpose of Porphyry’s Letter to Marcella», Symbolae Osloenses, 76, 2010, pp. 150-153. Nous reviendrons un peu plus loin sur cette lettre et les motifs de ce départ.

620 Proctor, loc. cit, p. 437.

621Porphyre, Lettre à Marcella. Texte établi et traduit par Édouard des Places et Alain-Philippe Segonds, Paris,

Belles lettres, 1982, 200 p.

622 Timotin, op. cit, 2011, p. 216. 623 Liefferinge, loc. cit, 1994, p. 209.

624Dans l’Athènes classique, on sacrifiait selon son rang. Dans sa communauté sacrificielle, les prêtres et les

magistrats offraient aux dieux les plus importantes parties de l’animal et distribuaient aux autres citoyens les restes de la victime. Quant aux femmes, aux enfants et aux esclaves, leur rôle dans le sacrifice était beaucoup plus marginal. Voir Nancy A. Evans, «Sanctuaries, Sacrifices, and the Eleusinian Mysteries», Numen, vol. 49, no. 3, 2002, p. 246-247.

625 Liefferinge, loc. cit, p. 217.

626 Athanassiadi, «Apamea and the Chaldean Oracles: A holy city and a holy book», The Philosopher and

Society in Late Antiquity: Essays in Honour of Peter Brown, Swansea, Classical Pr. of Wales, 2005, p. 131.

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doute enseigné près du temple de Bel627 où était professé le contenu des Oracles628.

Jamblique a d’ailleurs pu être attiré par Apamée, pour tirer des oracles le prestige que lui conféraient leur lecture et leur révélation629. «Très divin» (θειότατος), telle était la renommée que lui donnaient ses disciples, selon Eunape630. Cependant, dans les faits, Jamblique devait toucher uniquement l’élite dans son programme de la théurgie. S’il prétendait que chacun avait son rôle à jouer dans la théurgie, nous n’avons trouvé aucune source qui prouverait la participation des hommes du peuple au sein de ce rituel. Eunape affirmait qu’une «foule» (ἡ πληθύς)631 de disciples suivait les enseignements de Jamblique, mais tous ces individus ne

devaient être que des élites qui étaient aisés financièrement. Eunape utilise le terme «ἑταίροι» (compagnons)632, pour désigner ceux avec qui Jamblique accomplissait les sacrifices, ce qui signifie que les individus participant à ce rituel faisaient essentiellement tous partie de l’entourage du néoplatonicien. Quoi qu’il en soit, s’appuyant sur cette littérature sacrée, Jamblique a ainsi à la fois renouvelé le platonisme et les cultes traditionnels. Ce chemin lui a permis d’atteindre, comme ses ancêtres, une notoriété dans l’Empire.

En somme, alors que plusieurs problèmes ébranlaient les pratiques religieuses traditionnelles, Porphyre et Jamblique ont répondu aux attentes de leurs contemporains en proposant de revivifier les cultes païens, bien que, concrètement, ils aient surtout touché l’élite. En renouvelant les rituels et en s’appuyant, pour Jamblique, sur un texte sacré, les

627Bel – ou Baal qui signifiait «seigneur» dans les langues sémitiques – était un dieu d’origine babylonienne,

Bel-Mardouk, qui aurait séduit les prophètes chaldéens par son caractère ancien. Deux temples de Bel existaient dans l’Empire, l’un à Palmyre, l’autre à Apamée. Le temple d’Apamée était un centre oraculaire célèbre de l’Antiquité, que l’empereur Septime Sévère avait d’ailleurs visité à deux reprises pour consulter ce dieu. Julien le Chaldéen, lequel aurait été le père de Julien le Théurge, possiblement l’auteur des Oracles, était peut-être membre d’une caste qui occupait un rôle important dans ce temple. Voir Athanassiadi, op. cit, 2005, pp. 122-123, 130.

628 Saffrey et Segonds, op. cit, XLI. Un autel, de Vaison-la-Romaine en Provence, contient une dédicace

intéressante : «À Bèl, gouverneur de la Fortune, Sextus a dédié un autel, se souvenant des oracles qui se trouvent à Apamée» (Εἰ θυντῆρι τύχης βήλῳ Σέξστος θέτο βωμὸν τῶν ἐν ’Απαμείᾳ μνησάμενος λογίων, IG XIV 2482. L’autel se trouve aujourd’hui au Musée des Antiquités Nationales, à Saint-Germain-en- Laye (MAN 11058). Ces «oracles» (τὰ λόγια) devaient faire allusion aux Oracles chaldaïques. L’association dans cette inscription, entre le dieu Bel, Apamée et les Oracles, pourrait même signifier que le temple de Bel d’Apamée ait constitué en fait le lieu où était entreposé ce fameux texte sacré. Sextus était un membre illustre de l’élite, sans doute le père d’Élagabal, grand prêtre du Soleil à Émèse et empereur romain. Voir Athanassiadi, op. cit, 2006, pp. 59, 130-131.

629 Ibid.

630 Eunape de Sardes, Vies de philosophes et de sophistes, V, 7. 631 Eunapes de Sardes, Vies de philosophes et de sophistes, V, 22. 632 Eunapes de Sardes, Vies de philosophes et de sophistes, V, 6.

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deux philosophes ont sans doute cherché à s’opposer à la montée en popularité du