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Chapitre 2 : Les influences des religions du salut sur la pensée de Porphyre et Jamblique

2.3 La démonologie au cœur des doctrines de salut universel

2.3.2 Les fonctions des démons dans la vie des hommes

En présentant les rôles des daimones, ces intermédiaires entre les hommes et les dieux, Porphyre et Jamblique se sont montrés fidèles à plusieurs platoniciens en expliquant le bien et le mal dans le monde d’ici-bas, et en proposant de réconforter l’âme humaine. Par ailleurs, comme nous le verrons, leur volonté de proposer le salut universel se manifestait particulièrement dans les différents rôles qu’ils attribuaient aux démons. Selon Porphyre, les bons démons administraient la région sublunaire et étaient responsables de plusieurs bienfaits dans le monde. Ils régissaient notamment les récoltes (καρποί), les pluies (ὄμβροι), les vents modérés (πνεύματα μέτριοι) et le beau temps (εὐδία). Ils présidaient également à plusieurs disciplines comme la médecine (ἰατρική)435. Porphyre était fidèle à l’idée de faire jouer aux bons démons un rôle dans les cultes traditionnels, en les présentant comme les messagers qui transmettaient «aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux»436, ce que Platon avait déjà souligné dans le Banquet (202e)437.

Jamblique, pour sa part, a introduit plusieurs nouveautés à la démonologie. Non que ces entités aient perdu leur rôle d’intermédiaires entre l’homme et le divin, mais elles se sont intégrées au rituel théurgique qui permettait également aux hommes une médiation avec les dieux. Il a renouvelé et adapté les fonctions des démons à la théurgie; ces êtres étaient essentiels au sein de ce rituel, non seulement pour favoriser le contact intime avec le divin, mais également pour d’autres raisons qui nous intéressent particulièrement. Les bons démons, qui étaient pour lui au service du divin, rendaient visible la bonté invisible des dieux. Ces démons faisaient en sorte que le message venant des dieux, d’abord inexprimable (ἄρρητος), devienne exprimable (ρητός) auprès des hommes438. Les bons démons avaient en effet pour rôle précis de déployer la raison divine en manifestation matérielle439.

Ils aidaient en outre les humains à mieux comprendre les dieux par l’intermédiaire d’objets ou d’êtres symboliques. Par ailleurs, ils annonçaient le futur et jouaient un rôle

435 Porphyre, De l’abstinence, II, 38. 1. Ces rôles ressemblaient beaucoup à ceux qu’avaient déjà mentionnés

le médio-platonicien Maxime de Tyr, pour qui ces êtres étaient notamment les médecins des malades. Maxime de Tyr, Dialexeis, VIII, 8.

436 Porphyre, De l’abstinence, II, 38, 3. τὰ παρ’ ἀνθρώπων θεοῖς καὶ τὰ παρὰ θεῶν ἀνθρώποις, 437 Brisson, op. cit, 2018, p. 96.

438 Jamblique, De mysteriis, I 5.

439 Gregory Shaw, «Demon est Deus Inversus : Honoring the Daemonic in Iamblichean Theurgy», Gnosis:

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important dans les révélations440. Selon Jamblique, «les démons assurent la garde des

mystères indicibles […]»441. Les démons permettaient aux messages divins de garder leur

caractère pur et symbolique, ce pourquoi il fallait conserver les mots sacrés dans leur langue originelle, afin qu’ils préservent leur caractère symbolique qui soudait le lien avec le divin442.

Selon Jamblique, le fait que les mystères demeurent cachés, purs et sacrés constituait «ce par quoi l’univers trouve son salut»443. La survie du monde et de tous ses êtres dépendait ainsi

de ces mystères, auxquels les bons démons assuraient la protection. C’est ainsi que le néoplatonicien faisait jouer à ces êtres un rôle important dans le salut universel.

Il fallait également, pour Jamblique, offrir des sacrifices matériels aux bons démons. De fait, les cultes corporels devaient selon lui être pratiqués en vue de la communion avec les êtres ayant un corps444. Il devait par-là faire référence aux bons démons, car il faisait allusion à leur véhicule (ὄχημα)445. Ayant reçu les sacrifices sanglants, les bons démons aidaient les hommes en subvenant aux «besoins nécessaires du corps»446. Ces besoins du corps constituaient pour la vie humaine une purification (κάθαρσις). Les bons démons en effet pouvaient purifier la population d’une souillure (κηλίς), les délivrer des maladies (νόσοι) et leur offrir la santé (ὑγεία)447. Jamblique offrait ainsi un réconfort aux individus

d’un point de vue pratique448. Aussi offrir des sacrifices d’animaux aux bons démons pouvait-

il à la fois mener à des succès dans la vie et détourner des malheurs449. Les bons démons

répondaient ainsi aux difficultés quotidiennes que pouvait rencontrer la population, en la soulageant de différents maux. Alors que la tradition platonicienne a souvent réservé aux philosophes les bienfaits venant des bons démons, Jamblique a montré, tout comme les diffétentes religions du salut, une certaine attention envers le peuple, en lui proposant une forme de purification.

Quant à Porphyre, il a attribué aux mauvais démons maintes fonctions liées aux maux dans le monde ainsi qu’aux passions de l’âme. Ils provoquaient notamment des épidémies

440 Jamblique, De Mysteriis, III 15.

441 Τῶν ἀπορρήτων μυστηρίων οἱ δαίμονες ἐπιτροπεύουσι τὴν φυλακήν. Jamblique, De Mysteriis, VI 7. 442 Jamblique, De Mysteriis, VII 4-5.

443 Οἷς ἔχει τὴν σωτηρίαν τὰ ὅλα Jamblique, De Mysteriis, VI 7. 444 Jamblique, De Mysteriis, V 15.

445 Saffrey et Segonds, op. cit, p. 312.

446 De Mysteriis, V 16. Τῆς τοῦ σώματος ἕνεκα ἀναγκαίας χρείας. 447 Jamblique, De Mysteriis, V 16.

448 Simmons, op. cit, p. 155. 449 Jamblique, De Mysteriis, V 17.

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(λοιμοί) et des tremblements de terre (σεισμοί)450. Les mauvais démons, à la recherche de

vapeurs qui provenaient de la chair, pouvaient également causer de nombreux troubles aux humains451. Ils cherchaient jusqu’à s’installer à l’intérieur des hommes, dont le ventre était selon lui gonflé de jouissance, et ils s’établissaient également en grand nombre dans leur maison452. Ainsi les mauvais démons étaient pour lui partout, tout comme le pensaient plusieurs de ses contemporains453. Porphyre insistait également sur le fait que la consommation de viande attirait ces êtres malfaisants454.

Certes, pour Porphyre, les démons malfaisants pouvaient s’introduire dans le corps des hommes, mais il était également possible de les éloigner. Les individus qui ne menaient pas un mode de vie philosophique et d’abstinence étaient hantés par les mauvais démons, et c’est pourquoi ils devaient avoir recours aux sacrifices sanglants pour les chasser455. Les

prêtres devaient selon lui agiter des lanières de cuir dans les temples et placer à terre des animaux. Ensuite, pendant une cérémonie, ils devaient apaiser les mauvais démons et nourrir leur souffle, en leur offrant du sang d’animaux et en leur donnant également un coup d’air456.

En présentant cette méthode d’exorcisme, Porphyre montrait que le sacrifice sanglant, dans les cultes traditionnels ou la théurgie, permettait une forme de purification au peuple en éloignant les mauvais démons457.

Jamblique, quant à lui, s’est penché sur deux types de démons qui semblaient avoir des aspects négatifs. Le premier était explicitement désigné comme malfaisant. Il était trompeur (ἀπατηλός) de nature, et tentait de nuire à la théurgie. Ces démons en effet se liaient à ceux qui pratiquaient la théurgie de manière désordonnée et contraire aux lois des dieux, pouvant rendre les individus méchants, fanatiques, et leur donner une inspiration très mauvaise458. En présentant cette fonction, Jamblique défendait et voulait protéger en même

450 Porphyre, De l’abstinence, II, 40, 1. Le fait d’imputer aux mauvais démons les tremblements de terre était

sans doute d’origine orientale. Pour les chaldéens, par exemple, les mauvais démons, qui jaillissaient de la terre, étaient associés aux séismes. Voir Seng, op. cit, p. 49.

451 Porphyre, Lettre à Anébon, Fr. 65.

452 Porphyre, La philosophie des oracles, II, II. 453 Beatrice, op. cit, p. 245.

454 Kasteel, op. cit, p. 229. 455 Alt, op. cit, p. 80.

456 Porphyre, La philosophie des oracles, II, II. Dans cet oracle, Porphyre souligne que le dieu Sérapis, associé

à Pluton, avait révélé aux prêtres égyptiens et aux phéniciens ce moyen de pratiquer convenablement les sacrifices sanglants.

457 Simmons, op. cit, p. 49.

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temps la théurgie, en liant ces démons à l’origine du mal et à l’échec dans cette pratique459.

Un autre type de démons avait un statut plus ambigu : les démons-vengeurs (τιμωροί δαίμονες), qui faisaient subir différents châtiments aux hommes impurs460. Les punitions à

l’endroit des hommes s’intégraient à la théurgie, comme s’il était nécessaire que les individus subissent des châtiments pour se purifier461.

En somme, on peut affirmer que Porphyre et Jamblique ont montré, en exposant les rôles des démons, leur volonté de s’adresser au peuple en lui proposant de se purifier et de s’éloigner des maux, par le sacrifice sanglant. Ils sont aussi restés fidèles au platonisme en percevant les bons daimones comme des intermédiaires entre les hommes et les dieux, tout en intégrant ces êtres à leur doctrine du salut universel. Outre les daimones en général, Porphyre et Jamblique se sont également mesurés sur une autre catégorie d’être : le démon personnel.