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Chapitre 3 : La distinction entre le philosophe et le peuple : un conservatisme dans la

3.1 Le fonctionnement des écoles philosophiques : le reflet de la paideia

3.1.1 Des cercles philosophiques homogènes

Les membres des écoles de l’Antiquité tardive étaient tous des notabilités de province487. Qu’un individu ait été voué ou non à l’apprentissage philosophique, le fait de fréquenter ces écoles exigeait une grande sécurité financière488. Quoique fréquentée par des disciples assez nombreux, l’école de Plotin construisait face au peuple une barrière sociale et financière489. En effet, parmi les auditeurs, il y avait de nombreux sénateurs (οἱ σύγκλητοι). Plotin était entouré de Porphyre et Amélius, mais également du rhéteur Sérapion d’Alexandrie, du médecin Paulin, du poète Zoticus et d’autres hommes engagés dans la vie politique ou professionnelle490. Plotin avait également comme disciples certaines femmes (αἱ

γυναίκες)491, des membres de familles très nobles (ευγενέστατοι), notamment Gémina chez

487 Goulet, op. cit, 2014, p. 129.

488 Garth Fowden, «The Pagan Holy Man in Late Antique Society», The Journal of Hellenic Studies, vol. 102,

1982, p. 48.

489Clark, op. cit, 2000, p. 39. Longtemps considérée par les historiens comme une schola, un niveau élevé

d’organisation institutionnelle, cette école est vue aujourd’hui comme une forme d’association. À l’école se trouvaient à la fois des akroatai (auditeurs) et des zêlôtai (disciples fervents) de Plotin. Les scholai existaient déjà lors de la période hellénistique, en particulier à Athènes. Voir Tiziano Dorandi, «Organization and structure of the philosophical schools», Keimpe Algra, dir. The Cambridge History of Hellenistic Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, pp. 55-62. Cette distinction, entre ceux qui écoutaient seulement le maître et les individus qui avaient le privilège d’être dans son entourage, est présentée également dans la Vie de Pythagore écrite par Jamblique. Selon ce dernier, afin d’être digne de voir et de communiquer avec Pythagore, ce philosophe présocratique, il fallait d’abord que les individus écoutent ses doctrines derrière un rideau pendant cinq ans. Jamblique, Vie de Pythagore, 72, texte établi et traduit par Luc Brisson et Alain Philippe Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2011, 240 p. Cette pratique avait ainsi pour effet de renforcer la cohésion au sein du cercle intime du maître.

490 Porphyre, Vie de Plotin, 7.

491 Il semble qu’au sein de l’école de Plotin, hommes et femmes aient été mis sur un certain pied d’égalité. Par

la suite, au sein de différentes écoles néoplatoniciennes, plusieurs femmes se sont illustrées comme philosophes, notamment Sosipatra, Hypatie, Théodora et ses sœurs ainsi que la fille d’Olympiodore l’Ancien. Voir Marie-Odile Goulet-Cazé. «L’arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin», Luc Brisson, dir.

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laquelle il habitait492. L’école de Plotin reflétait les mentalités propres à la paideia. Par son

processus coûteux, l’éducation classique creusait un fossé entre l’élite et le peuple. Au cours de l’Antiquité tardive, alors que la philosophie et la rhétorique étaient enseignées à l’élite, la population en général avait uniquement la possibilité de fréquenter l’école de lettres (γραμματοδιδασκαλεῖον)493. Dans ce milieu, le peuple avait tout au plus la possibilité d’apprendre de façon fonctionnelle la lecture et l’écriture, comme base pour la vie quotidienne en société, mais seulement les «wealthy, fortunate, or doggedly determinated families could provide their children with a thorough classical education»494 À défaut d’avoir la possibilité de fréquenter les écoles philosophiques, les populations non-élites dans l’Empire romain utilisaient plusieurs fables et proverbes, une richesse en matière de conseils moraux qui montrait leur goût pour la philosophie495.

Les individus de ce milieu scolaire s’identifiaient particulièrement à leur microsociété. Et ils avaient recours à différents moyens pour maintenir un sentiment de cohésion au sein de ces écoles496. Entre les membres de l’école de Plotin étaient célébrés, par exemple, les anniversaires traditionnels de Socrate et de Platon. À cette occasion, on y faisait un sacrifice, et un repas était partagé entre compagnons (ἑταίροι)497. Le fait de célébrer ces anniversaires contribuait à souder des liens entre les membres498. Outre les fêtes, un riche

réseau de relations humaines maintenait une cohésion au sein des cercles, en particulier des liens familiaux499. Amphiclée, disciple de Plotin, est devenue la femme d’Ariston, fils de

Jamblique500. Ces relations faisaient de la société des philosophes une grande famille

Porphyre, La vie de Plotin, travaux préliminaires et index grec complet, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1982, pp. 239-240.

492Porphyre, Vie de Plotin, 9. Il était fréquent, sous l’Empire, d’enseigner la philosophie dans sa propre maison.

Sans doute Plotin enseignait-il dans la maison de la veuve et riche Gémina. Goulet-Cazé, op. cit, pp. 241- 242.

493 Edward Jay Watts. City and school in late antique Athens and Alexandria, Los Angeles, University of

California Press, 2006, pp. 2-3.

494 Ibid, p. 5.

495 Voir Jerry Toner, «The Intellectual Life of the Roman Non-Elite», Lucy Grig, dir. Popular Culture in the

Ancient World, Edinburgh, Cambridge University Press, 2017, pp. 167-188.

496 Goulet, op. cit, 2014, p. 133.

497 Porphyre, Vie de Plotin, 2. Dans la Vie de Plotin, seize fois est employé le terme «ἑταίροι». Tantôt Porphyre

y avait recours pour désigner les disciples de Plotin, tantôt ce terme faisait davantage référence à des amis. Ce mot signifiait sans doute «compagnons», au sens où les membres de l’école partageaient des principes doctrinaux et nouaient entre eux des liens de solidarité et d’amitié. Voir Goulet-Cazé, op. cit, p. 235.

498 Lim, op. cit, p. 39. 499 Goulet, op. cit, p. 129. 500 Porphyre, Vie de Plotin, 9.

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homogène501. Les membres se reconnaissaient entre eux par le biais du langage502. Ils

utilisaient en effet un langage très cultivé tout en présentant dans leurs discours des ambigüités, en ayant notamment recours dans leurs phrases à des codes ou des énigmes, rendant la lecture moins accessible au peuple503. Les philosophes se distinguaient, par le fait même, en faisant l’éloge de leurs connaissances et de leur style d’écriture, un comportement qui était souvent véhiculé au sein de leur milieu504. Le fait d’avoir le privilège d’être cultivé était vu comme synonyme d’excellence (ἄριστον), au détriment du peuple que les élites tendaient à mépriser505. C’est ainsi que les cercles philosophiques construisaient face à la population en général une barrière financière et sociale.