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Chapitre 1 : La démonologie de Platon à Plotin: la construction d’une société complexe de

1.3 Les démons entre les hommes et les dieux : leur rôle spirituel et religieux

1.3.2 Les démons et la société humaine

Si Platon a défendu la philosophie par sa démonologie, les platoniciens ont proposé eux aussi leur représentation des démons en faisant l’éloge des philosophes, qui prétendaient mener un mode de vie parfait. Nous verrons que les platoniciens sont restés fidèles à Platon en se donnant eux-mêmes une aura, et qu’ils ont sensiblement tous adopté la même attitude envers le peuple qu’ils considéraient comme différent d’eux.

Les platoniciens ont tenté de creuser un fossé avec le peuple en proposant leur vision des démons en général. Ils prétendaient que les philosophes étaient, par rapport au peuple, plus aimés des démons. L’auteur de l’Épinomis affirmait d’abord que les bons démons, dotés de sagesse, éprouvaient de l’affection pour les hommes de bien, distincts du reste de la population168. Pour lui, ce n’était qu’une poignée d’individus qui pouvaient trouver le bonheur et la félicité169. La majorité des êtres vivants sur terre ne connaissaient pas la

166 Fick, op. cit, p. 241.

167 Apulée, De deo Socratis, III, 123. 168 Épinomis, 985a.

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sagesse170. Il méprisait différentes professions du peuple, alors qu’il faisait l’éloge de l’étude

du ciel, une discipline des philosophes. Selon lui, le travail manuel ne conduisait pas à la vertu171. D’autre part, contrairement au peuple qu’il qualifiait d’insensé, ceux qui étudiaient le ciel avaient, selon lui, une vraie connaissance des êtres supérieurs et des astres, et ils possédaient une âme puissante, douée d’intellect172. L’auteur fait ainsi l’éloge de

l’astronomie, réservée aux philosophes. Il était ainsi fidèle à Platon en donnant une forme d’aura aux philosophes. L’Épinomis laissait entrevoir l’émergence d’une nouvelle piété à Athènes, dans la deuxième moitié du IVe siècle av. J.-C. La contemplation du ciel, le raisonnement et les mathématiques constituaient des privilèges d’une élite intellectuelle173.

Philon, quant à lui, a voulu montrer dans sa démonologie que les philosophes pouvaient, contrairement à la plupart des hommes, connaitre une déification après leur mort en devenant des êtres supérieurs. Certaines âmes angéliques étaient selon lui tombées dans des corps. La plupart d’entre elles n’avaient pas la capacité de se détacher du sensible et restaient emprisonnées dans les corps. D’autres âmes, en revanche, pouvaient aspirer à retourner à leur origine céleste, et redevenir des anges. Ces dernières âmes étaient pour Philon celles des philosophes, qui menaient une vie vertueuse et parvenaient à se purifier au cours de leur vie. Quant à la plupart des hommes, leur âme restait attachée au sensible174. Philon

considérait donc les philosophes comme supérieurs au peuple. L’Alexandrin valorisait l’élite philosophique, si bien qu’elle pouvait connaitre un meilleur sort après la mort, contrairement à la majorité des individus. Ainsi, pour Philon, rendre plus mince la frontière entre les hommes et les démons était surtout, à notre avis, une façon de rendre exceptionnel le philosophe.

Alcinoos suivait l’auteur de l’Épinomis en présentant la philosophie comme une tâche réservée à une poignée d’individus, associée aux bons démons et au bonheur. Atteindre le bien et la contemplation était pour lui une tâche particulièrement difficile. Lorsque ce but était atteint, il était dangereux de révéler ses bienfaits à la population175. La source du bonheur était pour lui le fait d’avoir un bon démon, en se purifiant par des enseignements élevés

170 Épinomis, 982 b 171 Épinomis, 975 c. 172 Épinomis, 982 c-d. 173 Timotin, op. cit, p. 93. 174Philon, De Gigantibus, 12, 14, 175 Whittaker et Louis, op. cit, XXVII.

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comme la musique, l’arithmétique, l’astronomie et la géométrie176. En mentionnant ces

activités comme préalables au soin de l’âme, tout comme l’auteur de l’Épinomis, il excluait aussi le peuple de l’atteinte du salut, qui n’avait pas la possibilité d’exercer ces disciplines, privilèges de l’élite. Aussi Alcinoos valorisait-il le caractère secret de la philosophie; les platoniciens étaient pour lui des initiés – purifiés par les disciplines – qui connaissaient des choses que la majorité des individus ne devaient pas comprendre177. Le fait de vouloir protéger de la sorte les savoirs philosophiques renvoyait d’ailleurs à l’idée – empruntée aux cultes à mystères et aux pythagoriciens – d’avoir recours au symbole (σύμβολον) et à l’énigme (αἴνιγμα)178. Ces emprunts, qui faisaient que les textes platoniciens étaient plus

difficiles à comprendre, rendaient profanes ceux qui n'avaient pas un statut en société leur permettant de faire partie d’un groupe de philosophes.

Leur désir de se distinguer du peuple se voyait aussi dans leur représentation du démon personnel. Platon, nous l’avons vu, a mentionné dans le mythe d’Er que les hommes choisissaient après la mort leur démon personnel. Dans leur exégèse de Platon, bon nombre de platoniciens se sont demandés si cette entité était réservée à certains élus – les philosophes – ou bien à toute la population. Ils cherchaient également à savoir qui avait la capacité de reconnaitre le démon personnel. Pour Plutarque, les individus purifiés, qui atteignaient la tranquillité de l’âme, étaient les seuls à pouvoir reconnaitre le signe surnaturel du démon personnel – sa voix inaudible179. Dans sa démonologie, le moraliste de Chéronée désignait

deux types d’hommes, séparant ainsi le philosophe du peuple. Les uns, qui s’adonnaient aux passions, avaient pour lui l’âme emprisonnée dans leur corps. Les autres en revanche, dont la raison dominait les plaisirs, tendaient au cours de leur vie vers la partie de leur âme qui était extérieure au corps, le νοῦς, correspondant à leur daimon personnel représentant une étoile180. Il affirmait, de façon implicite, que les non-philosophes n’avaient pas la possibilité de détenir un démon personnel181.

176 Ibid., XXVIII

177 Zambon, op. cit, pp. 299-300.

178 Peter Kingsley, Empédocle et la tradition pythagoricienne, Paris, Belles Lettres, 2010, p. 338.

179 Claire Béchec, La vie surnaturelle dans le monde gréco-romain, Rennes, Presses universitaires de Rennes,

2013, p. 153.

180 Plut, De Genio Socratis, 591 d-e.

181 Apulée suivait Plutarque en faisant des philosophes les seuls élus qui avaient la capacité surnaturelle de

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Maxime de Tyr s’est intéressé lui aussi au démon de Socrate, lié au mode de vie exemplaire que pratiquaient les philosophes, mais sans pour autant prétendre que les philosophes étaient les seuls à pouvoir posséder ou reconnaître le daimon intérieur. Il a donné une aura aux philosophes, en présentant le démon socratique comme le symbole de la sagesse et un guide qui accompagnait les sages dans leur mode de vie vertueux182. En revanche, il s’est penché sur le démon personnel que pouvaient aussi posséder les autres individus183. Ce

démon, logé dans l’âme de tous les hommes, inspectait les bonnes et les mauvaises actions dans la cité en accompagnant non seulement les philosophes, mais également ceux qui pratiquaient d’autres domaines que la philosophie comme la politique, le milieu militaire, etc. Toutefois, ceux qui avaient une âme mauvaise et remplie de vices ne bénéficiaient pas de guide184.

Plotin, qui a précisé le lien déjà développé par Plutarque, entre le démon personnel et le démon-νοῦς, creusait la distance entre le philosophe et le peuple. Selon Plotin, le daimon du mythe d’Er correspondait à la partie supérieure de l’âme, l’Intellect. Or, ceux qui menaient pour lui une vie conforme à l’Intellect étaient les philosophes, et non la majorité des individus185. Par ailleurs, le choix du démon personnel, que faisait l’individu après sa mort, dépendait selon lui de la prédisposition liée à la mémoire, à la capacité de se souvenir de la vie antérieure. Les philosophes, qui vivaient selon le bien, avaient forcément pour lui cette prédisposition morale. Sa démonologie faisait l’éloge du philosophe, qui se distinguait non seulement par sa manière de vivre, mais également par ses capacités innées et exceptionnelles. En revanche, les philosophes n’étaient pas pour lui les seuls à pouvoir détenir en eux une puissance démonique; tous les hommes possédaient dans leur âme au moins deux démons personnels186. Les hommes sages, les philosophes, tendaient pour lui vers le démon-Éros associé au Bien, alors que le peuple, laissant inactif ce démon, était guidé par d’autres démons représentant les mauvaises actions associées à l’âme inférieure187.

Certes, Plotin a voulu que tout homme possède des démons personnels, mais uniquement

182 Fick, op. cit, p. 257. 183 Alt, op. cit, p. 75.

184 Maxime de Tyr, Dialexeis, XIV, 8. 185 Timotin, op. cit, pp. 293-294.

186 Plotin, Traité 50, L'Amour-Eros est-il un Dieu ou un démon ou un état de l'âme ?, texte traduit et établi par

Pierre Hadot, Les Éditions du Cerf, 1990, 291 p.

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pour creuser un fossé entre le philosophe et le peuple qu’il ne considérait pas comme vertueux.

En somme, l’élitisme a été une constance dans la démonologie platonicienne. En proposant leur vision du démon personnel, si les platoniciens qui nous ont intéressés se sont donnés une aura, la plupart d’entre eux sont allés plus loin dans leur prétention en méprisant le peuple, que ce soit en indiquant qui avait la capacité de reconnaitre cet être et en présentant également qui pouvait accueillir dans son âme une présence démonique. Autant, bon nombre de platoniciens ont montré leur réticence à dévoiler à la plupart des hommes la voie menant au salut, autant, certains d’entre eux ont été séduits par les révélations divines, qui réconfortaient l’âme de façon plus accessible que la philosophie.