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La reconfiguration des savoirs et des pouvoirs nomades*

* Paru sous le titre “La hiérarchie des savoirs et des pouvoirs dans la société touarègue précoloniale et la recomposition des rôles socio-politiques pendant la guerre anticoloniale et après la défaite”, in Nomadic peoples, Berghahn, Oxford, 1998.

1. Les textes cités ont été traduits du touareg (tamajaq) par Hawad et H. Claudot-Hawad.

à des images particulières qui en précisent le sens et définissent les critères sur lesquels se base le choix annoncé.

L’un des concepts rapproché de anéfrén est celui de tasakumt, désignant la par-tie que l’on repar-tient d’un ensemble. Par exemple, tasakumt dénomme le lot d’ani-maux que l’on sépare du troupeau pour accomplir une tâche ponctuelle : cette part de bétail mise de côté pour être exploitée équivaut souvent à la croissance annuelle (esadwal) du troupeau de base (désigné par le pluriel éghafawén, litt. “les têtes”), capital dont tout éleveur est soucieux de garantir la conservation.

La deuxième image est celle d’agebbur, poignée, lot d’éléments disparates réunis par le rôle qu’on leur réserve. Ce terme renvoie à la notion de “sangler, attacher, nouer, lier”, mais aussi à “ce qui remplit la main, ce qui peut être empoigné ensemble”. Ainsi, agebbur est imaginé dans ce contexte comme une poignée de lances (igeren) ou de munitions à jeter sur l’ennemi pour assurer la défense. Dans cette représentation, la société est assimilée à un corps, celui d’un guerrier dont la main brandit un faisceau de lances2. Par ailleurs, agebbur est également rapproché d’une gerbe d’épis lourds de grains, à semer dans le futur pour y germer.

Un socle sémantique commun relie ces notions : l’idée que pour assurer la pérennité d’un groupe, d’un ensemble, d’un corps, il faut en soustraire une par-tie (anéfrén, agebbur, tasakumt) et la sacrifier. Un troupeau se gère en vendant ou en immolant chaque année le fruit de sa croissance ; les biens perdurent à condi-tion d’en dilapider le sur-plus; la société se perpétue si elle accepte de donner une partie de soi. Ainsi, ce qui fournit l’élite est souvent assimilé à esadwal, le croît qui chaque année doit être vendu ou consommé pour faire des provisions et nour-rir la société, ou encore à la portion de graines mise de côté pour ensemencer la terre et produire la pro-chaine récolte. Le thème du

“sacrifice” (ikut) à consentir pour assurer la protection, la continuité et le dyna-misme d’un élément, d’un

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2. C’est ce cadre interprétatif qui est utilisé pour la compréhension, le décodage et l’appropriation par les Touaregs des peintures rupestres préhistoriques qui représentent des personnages brandissant des lances.

Gravure rupestre : homme tenant des lances

corps (individuel ou collectif ) en marche, d’une action, est un motif récurrent qui se retrouve non seulement dans les discours recueillis, mais aussi dans des pra-tiques et rituels divers et en particulier dans le culte des martyrs (imaqqaju).

Par exemple, les chants (érawrewen, dermagé…) interprétés par les forge-rons de l’Aïr pendant les cérémonies de mariage dressent le portrait idéal d’une élite protectrice et sacrificielle. Dans un premier temps, les poèmes accompa-gnant les parades (isebriren) des alliés qui arrivent au loin sur leur monture au rythme de la guerre dans le campement de la mariée, comparent la délégation à un troupeau répandu et généreux d’où va sortir l’élite. Celle-ci, représentée par les hommes en armes qui défilent en tête de la colonne, est décrite métaphoriquement par les images successives des taurillons (ighwan) intré-pides, suivis des taureaux (izegran) au cou gras, incarnant la force et la géné-rosité, groupe qui contient le taureau parfait (amaka), ayant atteint la pleine maturité, et finalement la génisse (taghit), tous voués au sacrifice et jugés en fonction de l’importance du don d’eux-mêmes qu’ils s’apprêtent à consentir (courage, force, beauté, chair, sang…) C’est après cet holocauste symbolique, offrande somptueuse qui donne aux donateurs du pouvoir sur les donataires, que sont annoncées les parentes du marié qui vont dès lors négocier très dure-ment leur entrée en scène.

Ainsi, le capital d’honneur et le prestige acquis par un être individuel ou col-lectif apparaissent corrélatifs à sa générosité et à sa capacité de “donner de sa personne” (ikut n iman). Ce don en effet concerne non seulement les biens matériels mais aussi le savoir, l’énergie et le sang, le souffle, la vie. Ce système exalte l’idéal de dépouillement et de sobriété de l’élite. Aussi, pour tenir son rang, un noble ou plus largement un homme de qualité se doit d’afficher son mépris du décorum (la qualité intrinsèque ne nécessite aucun ornement super-flu), son détachement des nourritures terrestres (montrer publiquement de l’appétit pour les richesses ou pour les aliments est déshonorant), et enfin son mépris de la mort, à condition qu’elle le fauche au combat, qualités qui lui per-mettent de comparaître avantageusement devant les juges de l’honneur que représentent notamment les femmes.

Les observateurs extérieurs, mises à part leurs interprétations variées du phé-nomène, ont souvent relevé l’austérité de la noblesse touarègue sur le plan matériel et en particulier dans l’apparence vestimentaire. L’anecdote rapportée par E. Masqueray au sujet de Kenan ag Tissi, neveu du chef des Taïtoq, fait pri-sonnier par les Français à la fin du XIXesiècle, l’évoque de manière explicite :

«… comme je lui avais recommandé de se vêtir comme un grand chef pour aller voir des courses avec les autres, je trouvai ses compagnons, et même un esclave qu’on venait d’ajouter à leur bande, accoutrés superbement dans leurs robes noires, bariolés de ceintures et de baudriers rouges, coiffés de hauts bonnets rouges à glands de soie bleue, et lui se tenait debout en avant dans une mise très simple. Je lui en fis la remarque. Il me répondit :

- Ne m’avais-tu pas dit de m’habiller comme un amr’ar ? » (Masqueray, 1894, p. 329).

121 Élite, honneur et sacrifice